L’arrivée de Uber, LeCab et autres plateformes VTC de réservation a un fort impact sur le marché des licences de taxis. Le graphique qui suit en donne une idée : le prix moyen de la « plaque », selon le site de la Compagnie des taxis, s’élevait à 230 K€ en 2013 et n’est plus que de 125 K€ en cette fin 2016, soit une baisse de près de moitié (45%).

image1

Peut-on convertir cela en profitabilité des taxis parisiens ? (On s’étonne d’ailleurs que la Préfecture de Paris ne publie pas de chiffres là-dessus.)

Il y a 17137 plaques en circulation, ce qui signifie que l’industrie des taxis parisiens « capitalisait » 3,4 Md€ en 2013, et n’en capitalise plus que 2,1 Md€ à présent. La valeur perdue se retrouve pour l’essentiel chez le consommateur, sachant que les plateformes alternatives sont toutes en forte perte en ce moment.

Dans un article de 2015, un économiste américain, Nicholas Buchholz, faisait le même calcul pour la ville de New-York, montrant que l’industrie dégageait avant l’arrivée d’Uber un profit annuel de 1,6 Md$. Comme le prix de la plaque à New-York était à cette époque de 1,2 M$, soit 5 fois plus qu’à Paris, et que la « capitalisation » totale des plaques s’élevait à 16 Md$ (il y a 13.587 licences à New-York, les « medallions »), le multiple de capitalisation de l’industrie de taxis est donc de 10X (soit 16 ÷ 1,6). Pour information, le prix de la plaque à New-York est tombé désormais à 500 K$, soit une chute de 58%.

Appliquant, au prix d’une certaine imprudence, ce multiple au marchĂ© parisien, on en dĂ©duit que le profit brut anticipĂ© des taxis au sommet de 2013 Ă©tait de 340 M€ par an, et de 210 M€ maintenant, ce qui assure un revenu net normatif très bas pour les chauffeurs (23 K€ l’an au pic, et 12,5 K€ Ă  prĂ©sent, le chiffre Ă©tant de 117 K$ au pic pour les chauffeurs taxi de New-York). Les chiffres sont bas, mais il s’agit de profit normatif et Ă  long terme. L’arrivĂ©e des plateformes a en grande part Ă©largi le marchĂ©, de sorte que la baisse de revenus instantanĂ© pour les taxistes est probablement bien moindre. En revanche, le « marché » anticipe une poursuite de la baisse de part de marchĂ© des taxistes enregistrĂ©s, au profit des chauffeurs VTC. Par ailleurs, il faut voir que jusqu’Ă  une date rĂ©cente, l’opĂ©ration Ă©tait intĂ©ressante pour un taxiste : acheter une plaque, c’était pouvoir bĂ©nĂ©ficier d’abord d’un endettement (peu de particuliers, y compris parmi les artisans, sont en position de lever un emprunt), au demeurant peu coĂ»teux, avec un prix de l’actif qui montait constamment. OpĂ©rer un taxi Ă©tait donc aussi un moyen de constituer un patrimoine, bien utile pour la retraite.

La situation change désormais, de sorte qu’il est imprudent pour la Compagnie des taxis d’afficher, comme on le voit sur le graphique : « Un investissement hautement rentable ».

Que penser Ă  prĂ©sent de la profitabilitĂ© de Uber ? Sa valeur sur le marchĂ© privĂ© est de 70 Md$, ce qui supposerait, avec le mĂŞme multiple, une rentabilitĂ© normative (un EBITDA) de 7 Md$. Il en perd aujourd’hui 2,8 Md$. Qu’est-ce qui explique cette valorisation, en dĂ©pit de ces pertes Ă©levĂ©es ?

Les investisseurs semblent avoir à l’esprit deux idées dans leur valorisation : la première est qu’Uber est dans une logique de « winner takes all ». Il lui faut investissement constant pour capter au plus vite des parts de marché. Quand Uber arrive dans une métropole, il paie les « partenaires-chauffeurs » pour tourner à vide les premiers temps, afin que dès le début, alors que l’effet réseau n’est pas encore en place, les premiers clients puissent déjà obtenir leur taxi en 5mn. Le compte d’exploitation dans chaque ville a ainsi la forme d’une courbe en J, et leur compte agrégé est une somme de courbes en J décalées dans le temps. Si Uber s’arrête de faire de nouvelles implantations, il y a bonne chance que la rentabilité se redresse.

Deuxième idĂ©e, Uber tarifie encore très bas. Un papier rĂ©cent d’un ensemble d’économistes « Using Big Data to Estimate Consumer Surplus: The Case of Uber »,  montre que l’activitĂ© aujourd’hui de VTC gĂ©nère ce qu’on appelle un « surplus du consommateur » très important. Qu’entend-on par ce terme jargonneux, inventĂ© par un remarquable ingĂ©nieur français du XIXe siècle, Jules Dupuit, l’ancĂŞtre du calcul Ă©conomique ? Quand le consommateur paie sa course au prix de 100, Ă  quel prix aurait-il Ă©tĂ© prĂŞt Ă  la payer. Si ce prix de rĂ©serve est de 150, cela signifie que le consommateur Ă©conomise 50 sur sa course. On sait que le jeu du marketing aujourd’hui est d’extraire au maximum cette rente du consommateur, en le forçant Ă  rĂ©vĂ©ler son prix de demande. Dans le cas de Uber, ces Ă©conomistes disposent du moyen de calculer un tel surplus. En effet, le système de rĂ©servation leur fournit l’impact sur la demande (l’élasticitĂ©) des hausses de prix qu’Uber rĂ©alise en pĂ©riode tendue (le surge pricing), un mĂ©canisme qui est censĂ© accroĂ®tre l’offre de taxis dans ces pĂ©riodes.

Or, l’étude montre à la fois que l’élasticité prix est très basse (comprise entre -0,4 et -0,6 : une hausse de 10% du prix ne baisse la demande qu’entre 4 et 6%) et que le surplus est très significatif, de l’ordre de 1,57 X le prix de base. Autrement dit, et toutes choses égales par ailleurs, Uber a un potentiel de revenu pouvant plus que doubler sur sa base de clientèle actuelle (passant de 100 à 257).

Évidemment, ce calcul est une surestimation grossière parce que les choses ne restent jamais égales à elles-mêmes. Il suppose qu’une fois implanté, Uber gardera sa position de leader et sera en position de monopole, combinant à la fois G7 et Les Taxis Bleus par exemple sur Paris. C’est nier la dynamique du marché, à savoir la réaction du régulateur, l’entrée de nouveaux concurrents, la banalisation des logiciels de cartographie et d’appariement offre/demande, qui sont la véritable innovation de Uber, la revendication croissante des chauffeurs, dont on sait qu’ils sont une population particulièrement sourcilleuse comme le montrent leurs grèves récentes à Paris ou à Santiago, l’évolution de leur statut au regard du droit du travail, etc.

On aurait tort en effet de mythifier Uber. Quand on a inventĂ© le tĂ©lĂ©texte, sont venues les centrales de rĂ©servation de taxis, avec des bonnes dames au bout du tĂ©lĂ©phone. Et donc les G7 et autres, un progrès par rapport Ă  l’appel Ă  la borne tĂ©lĂ©phonique, lui-mĂŞme un progrès par rapport Ă  la simple maraude.

Avec Internet, nouveau bond en avant : la centrale de rĂ©servation est en temps rĂ©el, sans opĂ©rateurs au milieu. D’oĂą un appariement considĂ©rablement meilleur. Auquel s’ajoute le retour client (la notation), un Ă©lĂ©ment disciplinaire qui manquait fortement dans le système prĂ©cĂ©dent.

Et c’est tout, mĂŞme si ce n’est pas rien. D’autant que ça permet de bousculer un Ă©quilibre corporatiste, efficace autrefois, mais devenu coĂ»teux et malthusien. Rien par contre qui justifie un Taxis Bleus mondial, comme ce que veut devenir Uber (il y a très peu de synergies opĂ©rationnelles Ă  opĂ©rer sur plusieurs mĂ©tropoles : le marchĂ© est toujours un marchĂ© local, et seuls quelques voyageurs cosmopolites trouvent satisfaction Ă  allumer la mĂŞme application quand ils passent de Milan Ă  Chicago). Rien en tout cas qui permette de classer Uber dans les entreprises high-tech.

Le seul point fort d’Uber, c’est son poids financier pour crĂ©er le marchĂ©, et se battre contre les blocages lĂ©gaux de l’ordre ancien. L’ironie est qu’il surestime peut-ĂŞtre les barrières Ă  l’entrĂ©e qu’il crĂ©e (il ne suffit pas de dĂ©truire les anciennes, il faut en bâtir de nouvelles), et trace ainsi la route pour les concurrents. Le prix actuel de l’action Uber reprĂ©sente donc un sacrĂ© pari.

Nota : on consultera aussi un excellent article du New-York Times (Breaking News, 22 décembre 2016) sur le sujet, sous la plume de Richard Beales.

 

Article initialement publié sur le site « telos »

François Meunier