Ni diplômée d’une « grande » école, ni statisticienne, ni économiste, ni scientifique, ce « billet d’humeur » est celui d’une éducatrice spécialisée (3 ans d’études après le bac) avec une expérience professionnelle depuis plus de 30 ans auprès d’un public d’enfants souffrant de troubles du comportement divers et variés, accueillis en institutions spécialisées. Je travaille au sein d’un institut médico-éducatif (IME) établissement public financé par l’assurance maladie sur la base du coût journalier, avec un agrément délivré par l’Agence Régionale de Santé (ARS).
Au sein d’une équipe pluridisciplinaire constituée d’orthophonistes, psychologues, psychomotriciens-nes, art-thérapeutes, professeurs des écoles, les éducateurs-éducatrices spécialisés, accueillent et prennent en charge les enfants dont le handicap ne permet pas une scolarité ordinaire. Sous la tutelle du ministère de la santé, des solidarités et des familles, ces différentes institutions spécialisées (dont les acronymes diffèrent selon le type de public accueilli) sont sous la responsabilité des ARS (anciennement DDASS), organisme de tutelle public.
Ce métier, qui est un métier d’engagement, car les salaires n’y sont aucunement attrayants (salaire de départ entre 1 500€ et 1 900€ net mensuel, avec une lente et courte évolution selon l’ancienneté), est depuis plusieurs années bien malmené par les politiques sociales de nos différents gouvernements.
Pour rappel, la loi de février 2005 promeut « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, la scolarisation des élèves en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire, constitue un principe de droit ». Pourtant la belle et grande idée de l’inclusion ne s’avère pas ou peu concluante au vu des ridicules moyens financiers et humains qui lui sont donnés. C’est aux professeurs des écoles, directeurs et directrices d’établissement de se débrouiller avec un personnel non qualifié, mal rémunéré et pas assez nombreux. Encore trop de parents attendent une place, souhaitent une prise en charge adaptée au plus près des difficultés de leur enfant, avec des professeurs des écoles formés et volontaires pour cet accueil spécifique, un accompagnement dispensé par un personnel qualifié, ce qui n’est pas le cas des auxiliaires de vie scolaire (AVS), des psychologues, orthophonistes, etc.
Afin de mettre le patient au centre de sa prise en charge, et de son accès aux soins, l’ARS a mis en place une plate-forme dédiée à l’usager et à sa famille : le dossier informatisé de l’usager.
Lancé en 2021, le programme ESSMS numérique (établissements et services sociaux et médico-sociaux) vise à généraliser l’utilisation effective d’un dossier usager informatisé (DUI) pour chaque personne âgée, handicapée ou en difficulté spécifique accompagnée par un établissement ou un service social et médico-social. Les professionnels y renseignent toutes les informations concernant l’usager, afin de faciliter la conception, la mise en œuvre et le suivi du plan personnalisé d’accompagnement dans une logique de parcours de santé et de vie.
Là encore, une belle idée : recenser le parcours de soin du patient, faciliter les échanges entre les différents professionnels, permettre d’évaluer le travail effectué… Pour cela des outils ont été créés, des formations dispensées, et le dossier mis en ligne, à disposition de l’usager et de sa famille.
Mais bien éloigné des réalités de notre travail, et surtout de celles de la psychiatrie infantile, ce dossier constitué de multiples paragraphes censés représenter la vie de l’enfant, l’enferme dans une série de rubriques, sous-rubriques, d’items en tout genre, avec des objectifs à atteindre, les moyens pour y arriver, évaluer son niveau scolaire (pour rappel, nous ne sommes pas un établissement Education Nationale).
Chaque professionnel intervenant auprès de l’enfant doit y inscrire tout évènement de la vie quotidienne de l’enfant, de l’indésirable au plus banal, chaque geste, chaque intervention, chaque incident ou tout autre information le concernant.
Au plus proche de l’Humain, de son handicap et des souffrances qui y sont liées, accompagnant les familles, souvent démunies, parfois dysfonctionnelles, ajustant notre travail en fonction des différentes psycho-pathologies, cette plate-forme ne prend pas du tout cela en compte : élaborée pour tout public du médico-social (personnes âgées, handicap physique, mental, enfants, adultes…), cette plate-forme ne prend nullement en compte les différences et spécificités de chaque patient, elle ne permet pas une analyse fine et construite de l’enfant psychotique.
Nous accueillons des enfants atteints de pathologies psychiatriques plus ou moins lourdes, évoluant plus ou moins positivement, pour lesquels nous devons sans cesse nous adapter et adapter notre travail : observant tous les changements, imprévisibles, inédits, parfois heureux, souvent beaucoup moins, nous faisons un métier de « haute couture » et pas de « prêt à porter ».
C’est pourtant ce que semble exiger l’ARS : Remplir des tableaux stéréotypés, peu ou pas adaptés à la pathologie de l’enfant, rendre compte de notre travail de manière administrative, ce qui nous enlève du temps passé avec l’enfant, et le configure dans un système d’évaluation souvent bien éloigné de ses souffrances et difficultés, qui ne constitue en rien une preuve de quoi que ce soit de notre travail.
Les temps d’échanges en équipe pluridisciplinaire sont un moyen précieux de confronter nos avis, nos observations, et de réajuster nos objectifs et la prise en charge de l’enfant, si besoin.
Ce dossier informatisé-uniformisé, est loin de représenter la qualité de nos réflexions, de notre engagement auprès des enfants.
Remplir ce dossier informatisé ne nous permet pas de penser à l’enfant en tant que tel, en tant que sujet complexe : nous avons devant nous un enfant-item, un enfant-rubrique, un enfant que l’on doit penser avec des critères qui fragmentent son individualité.
Mais l’ARS l’exige, car le renseigner c’est prouver que l’on a travaillé, que l’on a exercé notre métier, que l’enfant est pris en charge, qu’il est soigné, peut-être même sauvé… Si c’est écrit c’est la preuve que cela a été fait, avons-nous entendu… L’ensemble de ce dispositif semble avoir été conçu par des personnes dont la méconnaissance et l’indifférence pour notre profession sont flagrantes et pour lequel beaucoup d’argent est dépensé.
Alors que nos institutions souffrent d’un manque de moyens financiers et humains considérable, provoquant un turn-over de salariés impressionnant, entrainant le désintérêt des jeunes pour la profession d’éducateur spécialisé (près de 3 000 postes à pourvoir sur Pôle emploi) et bien souvent un fonctionnement en sous-effectifs
(ce qui n’est pas sans dangers pour l’enfant ou le jeune accueilli),
l’ARS, bien loin des réalités de terrain, formate nos manières de travailler, nous conformant à sa logique administrative et économique.
Le handicap représente une dépense certaine pour l’état, et celui-ci cherche par tous les moyens à la réduire : bas salaires, activités pédagogiques réduites, personnel absent non remplacé… Institution publique, la prise en charge des enfants est totalement gratuite pour les parents. Mais avec un budget de fonctionnement restreint, nous faisons parfois appel à des « généreux donateurs » pour financer tel ou tel projet éducatif.
A quelques mois de la retraite, je suis soulagée de quitter un métier que j’ai passionnément aimé, que j’ai exercé avec toute l’énergie et l’exigence qu’il demande, et pour lequel j’ai toujours considéré l’enfant dans son entièreté, lui apportant du mieux que je le pouvais soin, soulagement, et réassurance. Je ne suis pas sûre que les exigences administratives et bureaucratiques mises en place par l’ARS, puissent permettre l’amélioration de la prise en charge des enfants psychotiques par les jeunes professionnels, ni ne rendent compte de la qualité de leur travail, de son essence même d’accompagnement au plus près du patient, de leur valeur d’Humain au service de l’Humain.
Mots-clés : Santé – Handicap – IME – ARS
- Psychiatrie de l’enfant. Billet d’humeur d’une éducatrice désabusée. - 30 janvier 2025
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