Le prix 2022 du meilleur mémoire d’actuariat décerné par ENSAE Alumni* a été remis le 3 octobre dernier à Valentin Germain pour son travail sur la  « Prise en compte du changement climatique dans la modélisation des risques biométriques et financiers ». Valentin a accepté d’en partager les principaux éléments dans l’article de variances.eu que nous vous proposons aujourd’hui. Bonne lecture, et félicitations au brillant lauréat !


Les conclusions de l’exercice pilote porté par l’ACPR sur l’évaluation des risques associés au changement climatique pour les banques et assureurs ont été publiées en mai 2021 et relèvent une exposition globale « modérée » de ces derniers au risque climatique. Cet exercice est le premier à avoir été proposé par un régulateur en France et avait pour objectif de sensibiliser les acteurs financiers et assurantiels sur le sujet. De plus, ces dernières années ont été riches en consultations de l’EIOPA[1] et en régulation sur le climat : les Accords de Paris dans le cadre de la COP21(2015), la COP26 (2021) et le dernier rapport du GIEC (2022) mettent en exergue l’urgence d’agir contre le changement climatique dans notre société. Les assureurs sont d’ores et déjà impactés par les effets de ce nouvel environnement et doivent adapter leurs méthodes et modèles pour faire face à ce risque.

Mon mémoire s’inscrit dans cette optique et propose des méthodes de modélisation des risques biométriques et financiers en intégrant des facteurs de risque climatiques.

Comment le changement climatique impacte les assureurs ?

Les risques biométriques en assurance vie se rapportent à la longévité et la mortalité des individus, ainsi qu’à tous les impacts résultant d’une fluctuation de ces derniers. Notons que les personnes les plus exposées aux risques du changement climatique sont les populations d’âges extrêmes ainsi que celles des pays non développés. Le changement climatique provoquera une augmentation de la mortalité et des maladies tropicales en ayant des conséquences directes sur le passif des compagnies qui seront déterminantes pour la tarification des polices d’assurance vie. S’agissant de la santé, le changement climatique sera susceptible de causer un développement de certaines maladies ou pandémies vectorielles (transmises par des insectes ou invertébrés) et induire une augmentation des frais de santé (besoins accrus de consultations et d’hospitalisations) ainsi qu’une hausse des cas d’incapacité ou d’invalidité. Concernant les impacts sur la qualité de l’air, la pollution atmosphérique est à l’origine de l’aggravation de pathologies comme l’asthme, les allergies ou les SRAS (syndromes respiratoires aigus sévères).

Les impacts du changement climatique sur la partie financière suivront deux axes : les risques physiques et les risques de transition. Les perturbations dues aux risques physiques et de transition vont impacter l’économie et donc le secteur financier. Par exemple, une inondation (risque physique) engendrera des dégâts sur les bâtiments et infrastructures. Si un bâtiment d’une entreprise est détruit suite à cet événement, elle devra le reconstruire, mais elle perdra à la fois de l’activité et enregistrera donc des pertes financières.

Concernant l’actif des acteurs du secteur assurantiel, le risque de marché apparaît dans l’évaluation des portefeuilles en valeurs de marché. Toute baisse des cotations des actifs d’un secteur sera directement répercutée sur la valorisation des actifs de l’assureur. Au passif, une hausse de la fréquence et du coût des événements climatiques extrêmes se conjuguera à une augmentation induite de la mortalité. Les dommages des biens et autos connaîtront une hausse de leur fréquence et de leur sévérité. De manière indirecte, un risque de contrepartie affectera potentiellement certaines entreprises présentes dans le portefeuille des assureurs, et un risque souverain affectera les rendements futurs en liaison avec la baisse de la valeur des obligations d’État.

Comment construire un modèle de mortalité intégrant le changement climatique ?

L’objectif est de proposer un modèle de mortalité climatique permettant d’isoler les décès dus à une cause en particulier. Ce modèle dérive d’un modèle de Lee-Carter[2] et est adapté au changement climatique par l’introduction de variables climatiques. Ce modèle est construit en utilisant un terme capturant la mortalité globale en ne considérant pas la cause en question, et un autre terme pour la mortalité globale restante. La méthodologie est composée de deux parties : le calibrage du modèle puis sa projection à horizon 1 an afin de calculer des chocs adaptés. Contrairement à une approche de calibrage classique du modèle de Lee- Carter, deux bases de données supplémentaires à l’utilisation de la HMD (Human Mortality Database) sont utilisées. La première, la GHD (Global Health Data), est une base de données de décès classifiés par cause. La seconde est une base de variables climatiques (Météo France) contenant, entre autres, les températures moyennes, minimales, maximales ou encore le niveau de pluviométrie.

Le calibrage du modèle s’effectue en trois étapes :

  1. Estimation de la mortalité relative à la cause climatique considérée : au cours de cette étape, un indicateur climatique est construit. Il permet de répliquer les taux de mortalité de la cause climatique à partir de variables climatiques. Cet indicateur tient uniquement compte d’une combinaison de variables climatiques et est construit par régression linéaire.
  2. Inclusion de l’effet rattrapage : cet effet est défini de manière détaillée dans la suite du mémoire. Il consiste à inclure dans le modèle une variable permettant de contrôler l’excès soudain de décès dus à un pic de chaleur, en considérant par exemple que certains individus seraient décédés de manière naturelle dans les mois suivants l’événement. L’indicateur permet de moduler les décès de l’année d’étude avec ceux observés sur l’année précédente. En effet, si on observe un excès de mortalité l’année précédant l’année d’étude, l’indicateur en tiendra compte et en modulera l’impact.
  3. Calibrage de la mortalité « autres causes » : ce calibrage se fait en plusieurs étapes et permet d’obtenir les taux finaux de décès.

Une fois le modèle calibré, il est projeté à horizon 1 an. Afin de conduire des projections cohérentes, des projections conjointes sont réalisées dans le but d’obtenir des variables climatiques et de mortalités à horizon 1 an possédant une dynamique commune. Pour cela des projections autorégressives sont utilisées. Cela consiste à projeter les séries temporelles de températures et à les considérer comme des facteurs de risque à part entière dans le modèle de mortalité. Des valeurs de chocs sont finalement calculées sur 5000 simulations. A l’issue de ces simulations, les chocs moyens sont calculés et comparés à ceux d’un modèle classique de Lee-Carter projeté également à horizon 1 an.

En matière de calcul de chocs à horizon 1 an, l’impact de la prise en compte du risque climatique entraîne une hausse du choc de mortalité par rapport à la formule standard. Les valeurs de chocs calculées sont supérieures aux chocs de la modélisation classique de Lee-Carter de 5,82 % en moyenne sur les âges de 40 à 90 ans. L’impact de la cause des températures élevées sur la déformation de la mortalité est bien en adéquation avec l’augmentation de l’âge des individus. En effet, plus l’âge des individus augmente, plus ils sont sensibles aux températures hautes. Ces valeurs de chocs intègrent donc à part entière le facteur climatique par le biais des séries temporelles relatives aux données de températures et de la dynamique temporelle de la modélisation de Lee-Carter. Cette modélisation peut se transposer à d’autres causes climatiques comme celle de la pollution de l’air, également traitée au sein du mémoire.

Modèle financier de calcul de chocs et intégration du risque de transition climatique

La seconde partie des travaux est consacrée aux risques financiers, au calcul de chocs à horizon 1 an et à une analyse de sensibilité du risque de transition. En plus de fournir un état de l’art des méthodes proposant d’intégrer les conséquences du changement climatique, une approche intégrant le risque carbone ainsi qu’une définition sectorielle des valeurs de chocs est proposée. Des calculs de chocs sont effectués par des méthodes classiques comme celle de l’EIOPA. L’intérêt est de pouvoir étudier les chocs de marché au regard du risque de transition climatique et relativement aux investissements dépendant de l’économie carbonée. L’utilisation d’une méthode permettant d’analyser la sensibilité des secteurs d’activité au risque de transition climatique constitue la valeur ajoutée de ce mémoire.

Cette valeur ajoutée est définie en tenant compte du risque carbone. Elle permet d’identifier une composante du rendement des actifs relevant du risque carbone. Cette approche est utilisée puis complétée afin d’arriver au calcul de chocs voulu dans le cadre d’un modèle interne, et à une analyse de sensibilités. En effet, l’un des objectifs est de pouvoir définir des valeurs de chocs en fonction du secteur d’activité d’une entreprise, alors que la réglementation actuelle ne tient pas compte du secteur d’activité sous-jacent aux investissements en actions d’une compagnie d’assurance.

Pour cela, le rendement d’un actif sera décomposé comme :

  1. Un terme de rendement apporté par l’activité économique globale et un facteur d’exposition au risque de marché.
  2. Un terme défini comme le surplus de rendement des entreprises dont l’activité est fortement carbonée par rapport à celles pour qui ce n’est pas le cas et un facteur d’exposition au risque de transition.

Le facteur de rendement climatique est construit à l’aide de données climatiques se rapportant aux émissions CO2 des entreprises, en utilisant la base de données Thomson Reuters. Dans cette base sont présents de nombreux indicateurs relatifs à la granularité de l’entreprise. Plusieurs de ces indicateurs sont étudiés, comme la note ESG portant sur le poste « émissions » (critères relatifs aux émissions de gaz à effets de serre et investissement dans la compensation carbone) ou directement sur les émissions totales de CO2 des entreprises. L’étude du facteur d’exposition au risque de transition permet d’obtenir une idée de la part de risque carbone d’une entreprise. En effet, plus ce facteur est élevé, plus l’entreprise est sujette au risque carbone. Dans le cas du facteur relatif, l’objectif est de prendre position sur le risque en essayant de le réduire. Un assureur pourra donc comparer des entreprises selon la valeur de ce facteur. Dans la suite des travaux, un regroupement par secteur est effectué selon la classification GICS®.

Une fois le modèle calibré, l’objectif est de simuler des valeurs de chocs en projetant des rendements à horizon 1 an au niveau sectoriel. L’analyse des valeurs de chocs issues de cette méthode confirme les observations faites sur le paramètre d’exposition au risque carbone au cours du mémoire. L’intérêt final est d’effectuer une étude de sensibilité des secteurs des actifs financiers au regard du risque de transition climatique. Le facteur de rendement climatique est une représentation du risque de transition climatique. Dans un contexte de transition climatique, l’incertitude sur ce facteur augmente. Cette augmentation se traduit par une hausse de la volatilité du facteur d’exposition.

Pour une période en régime classique (sans crise apparente, de 2010 à 2019), des secteurs comme celui de l’énergie enregistrent une hausse de leurs valeurs de chocs qui démontre une sensibilité accrue au risque carbone. La variation du choc pour le secteur de l’énergie pour un scénario de volatilité doublée est de l’ordre de 118 % pour les actifs du CAC 40 et de 76 % pour ceux du S&P 500. Dans le cas d’une période de crise (année 2020 correspondant à la crise COVID-19), les secteurs les plus sensibles au risque carbone dans le cas d’un scénario de volatilité doublée sont le secteur des services collectifs avec une variation de 123,5 % pour le CAC 40, et celui de l’énergie pour le S&P 500 avec une variation de 100,8 %.

En conclusion  

Le changement climatique a été pris en compte dans la modélisation des risques biométriques et financiers en dressant une cartographie des risques liés à ces secteurs et en proposant des méthodes intégrant des indicateurs climatiques. Sur la partie biométrie, un modèle a été développé en tenant compte de variables climatiques. L’intégration de telles variables permet d’obtenir un modèle explicitant les taux de mortalité d’une cause climatique précise. Il se base sur une approche de Lee-Carter et a par la suite été projeté à horizon 1 an afin de déterminer une mesure de choc. Concernant la partie financière, plusieurs méthodes de calculs de chocs ont été appliquées. La méthode réglementaire aboutit à des chocs plus élevés sur les indices environnementaux en supposant une forte hypothèse de normalité des rendements. La méthode de simulation du modèle de Black & Scholes mène à des valeurs de chocs plus faibles pour les indices environnementaux dans le cas d’une période stressée (période de la crise COVID-19) à horizon 1 an. En d’autres termes, les indices environnementaux seraient moins sensibles en période stressée qu’en période classique. Une troisième approche permet de considérer une toute nouvelle méthode de calcul de chocs sectoriels intégrant le risque carbone. Elle permet d’analyser la sensibilité des actifs au risque de transition climatique. Une analyse de sensibilité de la volatilité de cette dernière démontre des hausses significatives de certains secteurs comme ceux de l’énergie, des matériaux ou de la construction par rapport à d’autres peu sensibles au risque.

Des axes de recherches complémentaires restent envisageables afin de prolonger les études faites dans ce mémoire comme l’intégration de scenarii climatiques (par exemple ceux du GIEC) pour obtenir des valeurs de chocs à horizons plus lointains. Ces intégrations pourraient se faire sur les risques biométriques (scenarii de températures par exemple) et sur les risques financiers (scenarii de projections carbone). Il serait également pertinent d’agréger les différents impacts calibrés, en vue de l’intégration de ces derniers dans un outil de GSE (Générateurs de Scénarios Économiques) par exemple, afin de déterminer des scenarii économiques tenant compte du risque climatique.

 

Mots-clés : Changement climatique – risque biométriques – risques financiers – Lee-Carter – Black & Scholes –  SCR – chocs à 1 an – investissements green et carboné

* https://www.ensae.fr/actualites/remise-du-prix-du-meilleur-memoire-dactuariat-promotion-2021


[1] EIOPA : European Insurance and Occupational Pensions Authority

[2] R.D. Lee et L. Carter. “Modelling and forecasting the time series of US mortality” in: Journal of the American Statistical Association 87 (1992), p. 659-671.

Valentin Germain