La mondialisation, ces jours-ci, apparaît moins heureuse dans les pays avancés et de multiples mesures protectionnistes se mettent en place. Essentiellement au détriment des pays qui sont, ou qui étaient dans le cas de la Chine, en retard sur le monde occidental. D’où cette remarque de Raghuram Rajan, ancien chef économiste du FMI et ancien gouverneur de la banque centrale d’Inde lors un récent interview : n’est-ce pas un retour des choses ? Selon lui, les pays avancés ne veulent plus observer les règles qu’ils imposaient au reste du monde lors de leur période de mondialisation heureuse.

Cette remarque stimule le besoin d’aller y regarder de plus près, notamment dans le cas de l’Inde, un immense pays qui, à compter du 18e siècle, a subi le joug de la colonisation britannique.

Deux livres formidables écrits par des auteurs indiens, aident à y voir un peu plus clair.

  • An economic history of early modern India, par Tirthankar Roy, Routledge, 2013, et
  • Why Europe GrewRich and Asia Did Not: Global Economic Divergence, 1600–1850, par Prasannan Parthasarathi, Cambridge University Press, 2011.

Les deux livres ont des points de vue partiellement opposés. L’historiographie récente sur l’Inde tend en effet à opposer deux visions. Le retard d’industrialisation est-il le produit du colonialisme, et donc le produit de causes externes, ou résulte-t-il de causes internes ? Allant à l’extrême, les externalistes observent que toutes les anciennes industries, qui avaient fait la réputation de l’Inde dans les temps anciens, ont décliné sous l’effet de la politique commerciale de la Compagnie des Indes orientales. Lorsque la reine Victoria est monté sur le trône en 1837, l’agriculture restait la seule industrie sur pied dans le pays, laissant à un triste sort la vaste population des fabricants et artisans.

Les internalistes donnent primauté à des facteurs sociaux et culturels propres à l’histoire indienne. Ce sont les conventions religieuses et la stratification sociale rigide qui ont joué le rôle principal et qui ont empêché un échange fécond entre la puissance britannique, privée avec la English East India Company (la « Company »), puis publique à compter des années 1820, gâchant ainsi les chances du développement économique.

Le premier des auteurs cités est plutôt internaliste, avec de fortes critiques néanmoins du rôle qu’a joué l’autorité britannique ; le second, comme le titre de son livre l’indique, est davantage externaliste.

À grand traits

Il y a peu de doutes désormais, et nos deux auteurs s’y accordent, que le niveau de développement de l’Inde au 17e siècle était proche du niveau le plus avancé qu’on trouvait en Europe d’un point de vue économique, à savoir l’Angleterre. Dans de nombreux domaines, les techniques y étaient plus poussées : c’est le cas de la fonderie du fer et donc des armes, dont les armes à feu, de la construction navale et bien sûr du textile, reposant sur la filière coton, inconnue en Europe. En matière de tissage et de teinture, les artisans indiens surpassaient tout ce qu’on voyait en Europe, avec leurs fameux calicots.

La prospection maritime des Européens dans l’Océan indien et en Asie, initiée par les Portugais, suivie par les Anglais et les Hollandais, puis enfin par les Français, avait de clairs buts commerciaux. Des comptoirs de commerce se sont installés en Inde : Calcutta, Bombay et Madras pour les Anglais/Britanniques, Pondichéry pour les Français, Cochin pour les Hollandais, Goa pour les Portugais. Même les Danois disposaient d’un comptoir. Calcutta était de loin le plus précieux parce qu’installé au milieu des riches terres du Bengale et donnant accès, via le Brahmapoutre et surtout le Gange aux États de l’intérieur. Ces comptoirs étaient à l’initiative de sociétés privés à capital ouvert, levant des fonds auprès de riches particuliers. C’est à partir de ces comptoirs, mais aussi de l’activité propre de marchands et armateurs indiens, que se sont formidablement déployées les exportations de textiles. Selon un commerce quadrangulaires regroupant Inde, Chine, Europe, et les côtes africaines entre autres comme monnaie pour la traite esclavagiste.

Politiquement, l’Inde connaissait un choc majeur qui allait s’étendre sur tout le 18e siècle, à savoir la décomposition et la chute de l’empire Moghol (fin du dernier Grand Moghol en 1707, avec le décès d’Aurangzeb) qui gouvernait tant bien que mal tout le nord de l’Inde. La fragmentation politique intensifiait les conflits. Il s’en est suivi un affaiblissement général des États composant l’empire, avec une perte de leur capacité fiscale, et donc de leur capacité de protection militaire, poussant chacun d’eux à des politiques d’extorsion de leur population, de rapines et de conquêtes dans les autres États.

Ce fut la chance des Européens et surtout des Anglais. Ils bâtissaient sur leurs bouts de  territoire une capacité assez efficace de levée d’impôt, ce qui leur donnait autonomie par rapport à la métropole en Europe et assurait la sécurité des marchands qui affluaient pour s’y protéger et bénéficier de l’ouverture du commerce à l’international. La Company s’est rapidement mise à construire un proto-État au Bengale, finalement assez similaire à ce que d’autres États de l’Inde faisait à l’époque, avec sa propre force militaire, notamment pour contrer les menaces des autres Européens. Tout ceci de façon autofinancée et en relative autonomie vis-à-vis du gouvernement britannique. Une bataille célèbre (Tuxar, 1764, contre des forces indiennes coalisées et bien supérieures en nombre, mais peu coordonnées) leur a permis de s’assurer du contrôle du Bengale et rapidement de rendre un service de protectorat et de liens commerciaux exclusifs avec les États en amont du Gange, dont décisivement l’Awadh. Cela écartait les menaces militaires venus des Afghans et des États du Maratha, au centre du pays (carte). On peut dire qu’après cette bataille de Tuxar (et la répression d’une révolte majeure anti-britannique dans les années 1857-58), la prise de contrôle par la Company, puis par l’État britannique, s’est faite de manière larvée, par grignotage progressif, fort d’une supériorité en matière fiscale et juridique, d’appât commercial, de simple menace militaire et d’avantage financier donné aux sociétés de commerce coloniale financée par capitaux ouverts plutôt que sur un mode familial. Même si elle a compté des forbans et des prédateurs, c’était en quelque sorte une conquête « commerciale », qui a su s’attirer le soutien d’une partie des classes marchandes et intermédiaires indiennes et qui n’a pas eu le degré de violence qu’a eu par exemple la conquête française de l’Algérie, qui n’apportait d’avantages à aucune classe sociale du pays, sinon la domination pure et simple. Les Britanniques ont pu également tenir au large les autres Européens et surtout les Français : par le Traité de Paris de 1763 qui marquait la fin de la guerre de Sept ans et la reconnaissance par la France de l’exclusivité britannique sur l’Inde. Au fond, l’empire britannique se substituait en relative douceur et assez efficacement à l’empire moghol défaillant. « L’empire britannique en Inde n’est pas né de la conquête ou de l’exploitation d’une puissance faible par une puissance plus forte. Il est apparu au contraire en utilisant les faiblesses et en s’appuyant sur les forces de l’économie politique indienne de l’époque. La fiscalité était une faiblesse des États indigènes ; un monde des affaires robuste était leur force. La Company a résolu le problème de la fiscalité et a fait du monde des affaires son allié. » (Thirthankar Roy, p. 12)

Ce nouvel empire partageait même certaines caractéristiques avec l’ancien. Le pouvoir moghol était d’une nature diffuse et décentralisée, avec fluidité et même capacité de contestation. Les Britanniques ont repris ce modèle.

Le renversement industriel

Il y a eu au cours des deux siècles commençant en 1700 un mouvement de bascule immense concernant l’industrie textile en Inde. La première phase de l’implantation européenne a vu le développement majeur du textile, lié au commerce quadrangulaire, qui rejaillissait sur d’autres industries comme l’industrie navale. Par exemple, les navires qui sortaient des chantiers indiens étaient plus économiques et fiables sur la durée que les Britanniques. Et un progressif repli à partir de 1810, et plus rapide ensuite à compter de la révolution industrielle en Grande-Bretagne. Les deux historiens cités s’accordent pour dire que ce repli n’a pas été le produit d’une compétitivité plus forte des manufactures de filage, de tissage, de confection et de teinture britannique permises par la mécanisation. Cela a résulté d’une politique protectionniste délibérée.

Au 17 et 18e siècles, le coton indien rentrait assez librement au Royaume-Uni, poussé par le puissant lobby de la Company qui entendait habiller les classes aisées du royaume avec des vêtements indiens. Et ceci non sur la base d’un prix plus bas, mais d’une qualité beaucoup plus élevée. Des contre-lobbys sont intervenus, notamment celui des teinturiers, de sorte que seuls les vêtements non teints, puis par la suite des tissus non confectionnés, pouvaient rentrer dans le pays, laissant le public britannique avec des vêtements en coton, et donc des vêtements tout court, de qualité inférieure à ce qu’ils auraient plus obtenir par l’importation.

Mais avec la révolution industrielle, il devenait possible à l’Inde de s’équiper de la même technologie. La Company encourageait fortement ce processus, pouvant tout aussi bien vivre du commerce de machine que de celui de textile. Les Français, qui conservaient le petit territoire de Pondichéry, avaient moins encore les scrupules des Britanniques à construire une industrie concurrente dans le pays. Ils firent de Pondichéry une place tout à fait avancée en matière de confection textile. Le même processus de mécanisation a concerné aussi l’industrie navale.

Le couvercle est rapidement tombé avec la progressive dissolution de la Company au profit du direct rule de l’État britannique. Vers 1820, la Company avait mis fin à son commerce de tissus et fermé le réseau d’usines indiennes qui achetaient des cotons indiens depuis près de deux siècles. Même processus s’agissant de l’industrie mécanique et navale. En fait, à partir des années 1730, la Company faisait construire des navires en Inde, d’abord pour son commerce en Asie, puis pour les passages vers l’Europe. À la fin du 18e siècle, même l’Amirauté britannique commandait des navires de guerre aux chantiers navals indiens, y compris non contrôlés directement par la Company, preuve des compétences techniques indiennes. Les lobbys britanniques ont habillement fait valoir le chômage qui allait frapper les charpentiers anglais « certainement réduits à la famine » tant qu’on ne bloquerait pas cette concurrence indienne forcément « déloyale ». Le Parlement s’est plié à ces pressions et a adopté en 1815 le Registry Act, qui imposait un droit de douane de 15 % sur toute marchandise importée dans des navires construits en Inde. Même restriction dans l’emploi de marins indiens. C’était la fin de l’industrie navale indienne.

Sur le textile, le Royaume-Uni ne se contentait pas d’imposer des droits à l’entrée des marchandises venues d’Inde ; il promouvait l’importation de ses propres textiles. À compter de 1813, les vêtements faits localement au Bengale supportait un droit de 15% quand ils étaient commercialisés dans les grandes villes du Bengale et dans d’autres régions. Pour ceux venus de Grande-Bretagne, la taxe à l’importation était limitée à 2,5%. Même chose dans le reste de l’empire britannique, Ceylan, Afrique du sud ou Australie : droits à 10% pour les marchandises indiennes, réduits à 3 ou 4% pour les britanniques.

Il est frappant de relever que ce début du 19e siècle était propice en Grande-Bretagne au débat sur le protectionnisme, qui allait conduire aux fameuses Corn Laws de 1850, sous l’influence d’un courant libéral (Ricardo notamment) favorable à l’industrie. On voulait supprimer les droits de douane sur les céréales, pour baisser le coût du panier de consommation des ouvriers anglais et donc leurs salaires nominaux et ainsi développer la compétitivité de l’industrie. Mais ce libéralisme pro-échangiste n’allait pas jusqu’aux biens industriels qu’on protégeait davantage au contraire.

On a ainsi le contraste entre une Inde précoloniale dont les technicités pouvaient se comparer aux européennes et ce qui a été observé à compter du 19e siècle. Le niveau des connaissances locales aurait aisément pu favoriser un développement économique important, par transferts, y compris croisés, de technologie. Et, en un siècle, tous ces savoir-faire locaux se sont perdus, rendant beaucoup plus difficile un décollage industriel dans les pays. Les politiques éducatives suivies par l’autorité britannique n’allaient pas non plus dans le sens de l’acquisition de savoir-faire techniques.

Certains historiens « internalistes » évoquent souvent le régime de castes comme blocage aux changements sociaux. Le paradoxe est, indique la recherche plus récente, que c’est à partir du 19e siècle qu’on observe une application plus stricte de ce régime , peut-être comme forme de réaction collective des classes nanties à un cadre  social plus frustrant parce que chapeauté par l’autorité coloniale. Il s’assimilait davantage dans les siècles précédents au système des guildes de l’Ancien régime en Europe.

Ainsi, on peut presque suggérer, en faisant hasardeusement de l’histoire contrefactuelle, que si la grande rébellion antibritannique de 1857 avait réussi – elle n’avait aucune chance –, l’Inde arrivant alors à se débarrasser de la tutelle britannique, on aurait pu voir émerger au 19e siècle et non à la fin du 20e siècle avec les pays d’Extrême-Orient, une grande puissance industrielle en Inde, forte de son savoir-faire et d’une main-d’œuvre qualifiée. L’Inde aurait suivi la voie qu’ont suivie les États-Unis à la même époque, puissance également émergente mais libérée de la tutelle européenne.

Revenant alors sur la nature de la colonisation britannique, oui, elle a été peu violente au regard d’autres processus de colonisation (dont celle des Amériques). Mais sur la durée, sa violence a été d’ordre économique et sociale, en étouffant les possibilités d’un développement endogène du pays. Les choses se retournent aujourd’hui.

Car, revenant au protectionnisme, décidément une idéologie de gagnant, les pays émergents sont plus favorables au libre-échange parce qu’ils sont devenus bien plus compétitifs, poursuit Raghuram Rajan cité en début de ce texte. Vendre de grandes quantités de produits, « ça fonctionne dans les deux sens. Mais croire que vous pouvez garder tous vos avantages sans rien changer, alors, là, c’est trop. Vous ne pouvez pas vouloir qu’un travailleur non qualifié en France ou en Allemagne s’en sorte mieux qu’un travailleur qualifié en Chine ou en Inde, ce n’est pas raisonnable. Le monde change et il faut que l’Occident en prenne conscience. »

 

Mots-clés : Inde – Empire britannique – Coton – Protectionnisme – Colonialisme

François Meunier