En France, la vĂ©ritĂ© scientifique sur laquelle sâappuient les autoritĂ©s est dĂ©sormais Ă©tablie : une maladie virale transmissible grave se diffuse dans la population. Seule une mobilisation absolue de tout le corps social pendant des semaines, voire des mois, permettra dâĂ©viter une catastrophe sanitaire.
Au Royaume-Uni, la vĂ©ritĂ© scientifique qui inspire les autoritĂ©s est un peu diffĂ©rente : une maladie transmissible se diffuse mais sa lĂ©talitĂ© est du mĂȘme niveau que la grippe. Il suffit que les personnes qui prĂ©sentent ses symptĂŽmes (proches de la grippe, toux et fiĂšvre) restent quelques jours chez elles : cela Ă©tale la diffusion dans le temps, jusquâĂ ce que la population soit naturellement immunisĂ©e parce que 60 % dâentre elle aura Ă©tĂ© touchĂ©e.
En Chine, une troisiĂšme vĂ©ritĂ© Ă©merge : tout est terminĂ©, lâĂ©pidĂ©mie a Ă©tĂ© endiguĂ©e par un PrĂ©sident rĂ©solu et les nouveaux cas au sein dâune population de 1,3 milliards dâhabitants (en omettant ceux qui arrivent de lâĂ©tranger, bien sĂ»r) se comptent sur les doigts dâune seule main.
Nous parlons pourtant bien du mĂȘme coronavirus, mais Ă partir de statistiques bien plus sociales que scientifiques, celle de la diffusion du virus et de sa lĂ©talitĂ©. On ne sait rien ni de lâune ni de lâautre, et on les approxime par le nombre de cas diagnostiquĂ©s, et par la proportion de dĂ©cĂšs parmi ces cas.
Pour ĂȘtre diagnostiquĂ©, il faut deux choses : que quelquâun, le patient ou son mĂ©decin, ait demandĂ© le test, et que les autoritĂ©s sanitaires aient eu les moyens ou la volontĂ© de le rĂ©aliser. Ce double filtre rend impossible dâinterprĂ©ter Ă chaud les chiffres disponibles.
On peut faire trois hypothĂšses.
Il est vraisemblable que la diffusion est infiniment plus importante que ce que lâon mesure par les tests, et quâune part importante des diffĂ©rences de morbiditĂ© dĂ©pend du nombre de tests effectuĂ©s. Il est frappant quâen dehors de la Chine, lâordre des pays semble le mĂȘme quand on classe selon le nombre de tests ou selon le nombre de cas (dans lâordre dĂ©croissant, CorĂ©e, Italie, France et Etats-Unis). Et donc la plus grande partie des malades ne le sait pas, guĂ©rit sans sâen rendre compte, ou meurt dâautre chose, comme pour les crises caniculaires ou les pics de pollution.
Il est vraisemblable aussi que le taux de lĂ©talitĂ© est considĂ©rablement plus faible que les fourchettes quâon prĂ©sente aujourdâhui, entre 1 et 5%, parce que le nombre de malades est considĂ©rablement plus Ă©levĂ© et que ce sont les plus gravement atteints qui sont diagnostiquĂ©s.
Il est enfin vraisemblable que les autoritĂ©s chinoises ont suspendu, soit leurs tests, soit leur publication. CâĂ©tait sans doute leur stratĂ©gie initiale, contrariĂ©e par les dĂ©nonciations de mĂ©decins sur les rĂ©seaux, et les choses ont depuis Ă©tĂ© reprises en main.
LâexpĂ©rience du coronavirus confirme surtout que la gestion des grands risques nâest pas une question scientifique et statistique, mais dâabord une question politique et sociale : un grand risque est ce quâune collectivitĂ© (dans une dĂ©mocratie) ou ses autoritĂ©s (dans une dictature) considĂšrent ĂȘtre un grand risque. Une donnĂ©e statistique « objective » comme le nombre de morts nâa pas grand-chose Ă voir lĂ -dedans : aucun scĂ©nario des consĂ©quences du virus nâapproche par exemple le chiffre des 48.000 Français tuĂ©s chaque annĂ©e par la pollution de lâair dans une certaine indiffĂ©rence collective.
Tout Ă fait d’accord, sauf pour la citation des 48 000 victimes de la pollution qui, m’a-t-on dit, est un chiffre probablement aussi contestable…
Le chiffre de 48.000 est sĂ»rement en effet un chiffre contestable. Mais le fait qu’il n’ait pas Ă©tĂ© remplacĂ© par d’autres plus fiables ne confirme-t-il pas le point dĂ©fendu ici, d’une certaine indiffĂ©rence collective ?
interessant.Le virus soulĂšve une question Ă©conomique et politique qui est celle du « bien commun ».Est ce que la santĂ© comme l’environnement n’est pas aussi en partie un bien commun? je vis aux US ou le gouvernement ouvre a peine les yeux sur le besoin universel de couverture mĂ©dicale et de couverture sociale et la prise en compte d’un lien invisible entre la santĂ© des uns et des autres.
Absolument. Le dĂ©veloppement de l’Ă©pidĂ©mie illustre quand mĂȘme que chaque collectivitĂ© finit par atteindre « sa » dĂ©finition du bien commun, quand la la crise s’aggrave.
Malheureusement, les nouvelles d’Italie confirment les estimations les plus pessimistes : de l’ordre de 1% de dĂ©cĂšs dans les communes oĂč (au mieux) il ne reste plus personne encore Ă toucher par le virus. https://www-corriere-it.cdn.ampproject.org/c/s/www.corriere.it/politica/20_marzo_26/the-real-death-toll-for-covid-19-is-at-least-4-times-the-official-numbers-b5af0edc-6eeb-11ea-925b-a0c3cdbe1130_amp.html
Oui, le temps passant, les donnĂ©es s’amĂ©lioreront forcĂ©ment, mais au 2 avril il me semble qu’on est presqu’aussi loin d’un consensus sur ce taux qu’il y a 15 jours.
La derniĂšre phrase me semble erronĂ©e (et lâensemble du billet sâen ressent). « aucun scĂ©nario des consĂ©quences du virus nâapproche par exemple le chiffre des 48.000 Français tuĂ©s chaque annĂ©e par la pollution de lâair dans une certaine indiffĂ©rence collective. »
Mais si ; les premiĂšres projections publiques du nombre de morts possible Ă©taient de 400000, nombre dĂ©clarĂ© « possible » le 13 fĂ©vrier par Neil Ferguson (Imperial College) sur Channel 4 (pour le Royaume-Uni, on peut appliquer Ă la France). Elles dĂ©coulaient directement des lois de lâĂ©pidĂ©miologie bien connues, avec des paramĂštres qui Ă©taient Ă©tablis dĂšs le 25 janvier. https://www.linkedin.com/pulse/ne-pouvait-pas-prĂ©voir-ou-personne-navait-prĂ©vu-lefebvre-narĂ©/
Câest encore lâestimation actuelle :
* % de la population atteint Ă lâĂ©quilibre de lâĂ©pidĂ©mie : environ 2/3
* taux de personnes avec symptÎmes parmi celles atteintes : environ 1/2 (résultat des tests à grande échelle en Islande)
* taux de létalité parmi les cas symptÎmatiques (détectés ou non), en situation de saturation des hÎpitaux (Wuhan) : 1,4% selon https://www.nature.com/articles/s41591-020-0822-7 ; traduire en 2,2% pour la France au regard de la pyramide des ùges ;
soit pour la France 67 Mn * 2/3 * 1/2 * 2,2% = 500000.
C’est vrai, j’aurais du dire « aucun scĂ©nario officiel au moment oĂč j’Ă©cris… »,
Et ajouter que la gestion des scénarios obéit aussi à deux lois de communication :
-pour ĂȘtre entendu des journalistes, il faut crier fort, et ce professeur anglais parlait en son nom propre, comme le virologue allemand qui a dit Ă peu prĂšs la mĂȘme chose Ă la mĂȘme Ă©poque pour l’Allemagne,
-pour limiter les retombĂ©es aprĂšs coup, il vaut mieux prĂ©voir le pire, et c’est la nouvelle stratĂ©gie de communication du PrĂ©sident Trump.
Ce qui reste vrai au 2 avril en France, c’est qu’aucun scĂ©nario officiel n’approche les 38.000 morts. Et surtout que « la gestion des grands risques nâest pas une question scientifique et statistique, mais dâabord une question politique et sociale ».
« la gestion des grands risques nâest pas une question scientifique et statistique, mais dâabord une question politique et sociale ». Tout Ă fait ! Les scientifiques et statisticiens ne sont pas (et sans doute heureusement) les politiques ni la sociĂ©tĂ©. Ils ne peuvent qu’essayer d’informer, de dĂ©voiler, d’alerter. De mettre la lumiĂšre (avec leur petite lampe de tĂ©lĂ©phone) sur les faits durs, et essayer d’Ă©viter Ă la sociĂ©tĂ© et aux politiques la confusion de dires contradictoires ; de lever le « brouillard de guerre ». Que la chicaya ait envahi le milieu scientifique lui-mĂȘme est ma plus forte dĂ©ception de cette pandĂ©mie.