La dernière conférence CESS (Conference of European Statistics Stakeholders) a montré que les comptes nationaux étaient peut-être à l’aube d’une métamorphose historique.

L’originalité de la CESS est qu’elle réunit tous les deux ans à la fois les organismes statistiques publics européens et ceux qui utilisent leurs productions. La session de cette année se tenait en octobre à Paris, à l’invitation des membres français (Banque de France, INSEE, CNIS, Paris School of Economics) et des principaux membres européens (Eurostat, ESAC, BCE). Son thème était « Beyond GDP », Au-delà du PIB. Cette nécessité de dépasser l’approche monétaire des comptes nationaux avait été fortement mise en avant par le rapport Stiglitz Sen Fitoussi et par les 17 objectifs généraux du développement durable des Nations Unies. L’édition 2024 a montré la bonne santé des comptes nationaux et la difficulté de se faire une place à côté d’eux, et plus encore « au-delà » d’eux.

Le PIB enrichi, scénario dominant

Un point a été fait sur la révision du système des comptes nationaux (SNA). Elle remplace la version de 2008 et doit être approuvée l’année prochaine après plusieurs années de travaux. L’énumération des dizaines d’évolutions préparées dans tous les domaines à l’initiative d’innombrables groupes de travail internationaux montre le dynamisme de cet outil, qui reste de très loin le premier instrument mondial de coopération statistique (et d’ailleurs l’une des principales constructions coopératives publiques universelle).

Le premier scénario pour l’avenir reste la poursuite de cette évolution. Les comptes nationaux en valeur et en volume continuent d’agglutiner progressivement des domaines nouveaux, qui se retrouvent monétarisés et incorporés sinon au PIB, du moins à des PIB corrigés ou à d’autres valeurs. Ces ajustements évitent que les comptes nationaux se retrouvent en porte-à-faux avec l’évolution de l’économie monétaire. L’intérêt de la refonte a été argumenté sur « l’accident statistique » qui a donné à l’Irlande une augmentation vertigineuse de 26% de son PIB annuel … dont les Irlandais n’ont pas vu la couleur. L’orateur a assuré que ce ne sera dorénavant plus possible (à condition de se référer au produit intérieur net).

La légitimité des ajouts est réelle dans certains domaines proches du monétaire, comme le suivi des inégalités monétaires ou la mesure du travail domestique. Un comptable national anglais a illustré quelques changements apportés par les nouveaux comptes : par exemple, le fait que contrairement à ce qu’on pense « le Royaume-Uni n’est plus une économie de marché » puisque désormais le travail non marchand y dépasse le travail marchand.
La légitimité des ajouts est considérablement plus fragile dans le domaine environnemental, parce qu’ils passent par des hypothèses forcément contestables de valorisation monétaire. Et donc, ils ne modifient pas vraiment, ni notre vision du monde ni par conséquent notre action sur lui.

Le tableau de bord étendu, un scénario qui s’essouffle ?

Le second scénario depuis une quinzaine d’années est donc celui du rapport Stiglitz Sen Fitoussi en 2009, qui a inspiré les indicateurs des 17 objectifs généraux des Nations Unies à partir de 2015, et celui d’une batterie équivalente d’indicateurs européens depuis quelques années. L’approche est d’équilibrer les comptes nationaux par un tableau de bord couvrant tous les grands besoins humains dont l’environnement. L’ensemble de ces travaux représente une vision kaléidoscopique fascinante des dimensions multiples du bien-être et du mal-être humain : 169 cibles pour les objectifs 2030 des Nations Unies et encore plus d’indicateurs. La contrepartie est une incapacité à faire apparaître les arbitrages essentiels, comme l’ont relevé plusieurs questions. Qu’est-ce que le décideur politique peut en faire ? Quels compromis collectifs permettent-ils de construire ?

Les indicateurs des 17 objectifs parmi lesquels chaque groupe a ses préférés pèsent peu, face à un compte national intégré, cohérent, progressivement enrichi. Et l’idée de synthétiser tous ces indicateurs en un seul semble un cul-de-sac : il est impossible de se réconcilier sur les pondérations et l’indicateur pondéré n’est toujours pas une aide au débat et à la décision.

Finalement, ni le scénario des comptes monétaires enrichis, ni le scénario du tableau de bord étendu ne paraissent conduire « au-delà du PIB » dans le domaine environnemental. Dans sa conclusion, Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE, a souligné la difficulté extrême à intéresser les décideurs à autre chose qu’aux données monétaires classiques « pures et dures ». Mais il a aussi appelé à la curiosité et à la créativité les comptables publics pour aller « beyond GDP », citant parmi les innovations les comptes carbone et l’action de Carbones sur factures.

Les comptes carbone, le moyen d’arriver « au-delà du PIB » ?

Cette nouvelle approche était très présente à la conférence. Elle a notamment fait l’objet de deux tables rondes qui ont décrit et discuté différents comptes et modèles exprimés en émissions de gaz à effet de serre et non en valeurs monétaires.

Les comptes carbone nationaux, créés à l’initiative des Nations Unies en 2012, sont des comptes jumeaux des comptes nationaux en valeurs monétaires, tenus en émissions de gaz à effet de serre. Les quantités sont les mêmes des deux côtés, mais elles sont multipliées par des prix dans les comptes monétaires et par des émissions unitaires dans les comptes carbone. L’INSEE a annoncé qu’il publierait et développerait à partir de cette année les comptes carbone nationaux français, jusqu’ici produits globalement avec ceux des 27 pays de l’Union européenne et des autres pays par Eurostat. Plusieurs communications ont montré comment cette approche s’étend depuis deux ans aux comptes d’entreprise : comme au niveau national, les mêmes quantités de flux entrants et sortant de l’entreprise sont combinées à des prix ou à des émissions unitaires. Les comptes carbone nationaux et d’entreprises permettent entre eux les mêmes enrichissements croisés que les comptes nationaux et les comptes d’entreprises en valeur. Un modèle développé par l’INSEE sur les trajectoires de décarbonation a illustré le besoin de simuler et arbitrer les trajectoires dans le temps, en valeur monétaire ET en émissions.

Comme « utilisateur » promoteur de cette approche à travers le collectif Carbones sur factures, je présidais une des tables rondes. J’ai retrouvé la même convergence que celle qui avait animée une réunion internationale équivalente à Hambourg en février : entre les pays, et entre les comptables micro et macro-économiques. Dans cette approche, le scénario amenant la statistique publique « au-delà du PIB » est celui de deux comptes jumeaux, l’un en valeur monétaire et l’autre en émission. Le second ne prétendrait pas remplacer le compte monétaire (il est indispensable) mais l’équilibrer, en donnant à côté de la performance monétaire en valeur ajoutée du pays et de ses branches, leur performance de décarbonation.

Toute la culture de la statistique publique me semble aller dans ce sens.

• Elle accompagne les grands arbitrages qui animent le débat social : il est clair pour tous les acteurs que les arbitrages économiques majeurs de ce siècle seront ceux de la transition, entre la performance en valeur monétaire et la performance en décarbonation.
• Elle laisse ses utilisateurs, décideurs économiques et politiques et leurs conseils, faire leurs propres analyses et arbitrages, sans écraser ou biaiser l’information : il est clair que transformer des émissions en valeur monétaire écrase et biaise des informations essentielles.

Pourquoi privilégier l’émission de gaz à effet de serre ?

L’urgence de la transition donne une réponse à la question souvent posée : pourquoi tenir ces comptes jumeaux en gaz à effet de serre et pas dans l’une des 168 autres cibles des Nations Unies.

Il nous a été expliqué à la CESS comment en 1945 les autorités américaines ont enfermé dans une pièce tous les grands statisticiens occidentaux pour s’accorder sur UNE convention comptable universelle. En quelques jours, l’approche par la production de l’Anglais a gagné… Cette convention avait ses limites (d’où d’ailleurs le débat Beyond GDP) mais elle avait sa logique profonde de l’après-seconde guerre mondiale : produire un maximum (si possible plus que l’URSS) et arbitrer entre consommation et investissement.

Les temps ont changé en 80 ans. Le monde a encore besoin de produire mais très différemment. Il doit toujours investir mais guidé par l’efficacité monétaire ET l’efficacité en décarbonation de l’investissement. Et il a besoin rapidement d’une règle du jeu universelle : qu’on enferme une seconde fois tous les grands statisticiens en leur demandant de s’accorder sur UNE grandeur à arbitrer avec la valeur monétaire. Gageons qu’ils s’accorderaient en une demi-journée sur l’émission de gaz à effet de serre. En laissant aux générations suivantes le soin de tenir une troisième réunion dans 80 ans.

 

Mots-clés : Comptabilité nationale – Carbones – Émissions – PIB – Stiglitz