Les questions monĂ©taires ont toujours attirĂ© des illusionnistes. Souvent, ceux-ci prĂ©tendent avoir trouvĂ© une solution simple : puisque la Banque centrale peut crĂ©er de la monnaie, gratuitement et sans limite, pourquoi ne pas lui faire financer les dĂ©penses publiques ? Au lieu de devoir prĂ©lever des impĂŽts ou d’augmenter la dette publique, il serait possible de recourir Ă  la monnaie gratuite, libre de dette, crĂ©Ă©e par la Banque centrale. Dans la mĂȘme veine, en 2020, certains avaient proposĂ© de rĂ©duire la dette publique en annulant les titres publics dĂ©tenus par la BCE. Deux ouvrages rĂ©cents, pourtant publiĂ©s par des Ă©diteurs respectables, reprennent des thĂšses similaires : La dette. Comment s’en libĂ©rer, Odile Jacob, de Nicolas DufrĂȘne ; Le pouvoir de la monnaie, Les Liens qui libĂšrent, de JĂ©zabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron (JCSa, par la suite). Nous allons montrer ici que ces propositions sont illusoires.

Les points cruciaux

La Banque de France (BdF, par la suite) est une filiale financiĂšre de l’État ; elle lui verse ses dividendes ; elle garantit le financement du dĂ©ficit public[1]. L’annulation des titres publiques dĂ©tenus par la BdF n’aurait aucun impact pour les agents privĂ©s ; elle n’aurait donc aucune consĂ©quence macroĂ©conomique ; elle n’ouvrirait aucune marge de manƓuvre, ni sur le plan rĂ©el, ni sur le plan financier. La BdF a financĂ© l’achat des titres publics par la croissance des dĂ©pĂŽts des banques commerciales auprĂšs d’elle, dĂ©pĂŽts qu’elle doit rĂ©munĂ©rer Ă  son taux directeur (4% aujourd’hui). Si la BdF annulait les titres publics qu’elle dĂ©tient, elle devrait toujours rĂ©munĂ©rer ces dĂ©pĂŽts ; son compte d’exploitation serait structurellement dĂ©ficitaire ; elle ne verserait plus de dividendes Ă  l’État et devrait, sans doute, solliciter une subvention pour Ă©quilibrer son compte d’exploitation. La charge des intĂ©rĂȘts versĂ©s par l’ensemble État +BdF, comme la dette nette de l’ensemble État +BdF, ne serait pas rĂ©duite. Par ailleurs, l’État fixe le dĂ©ficit public en fonction de considĂ©rations budgĂ©taires ou macroĂ©conomiques ; il peut toujours faire « rouler » sa dette ; devoir rembourser les titres arrivant Ă  Ă©chĂ©ance (Ă  la BdF ou aux autres dĂ©tenteurs) n’est en rien une contrainte pour lui.

La BdF refinance les banques, mais elle n’a pas vocation Ă  accorder directement du crĂ©dit aux agents non financiers ; ce n’est pas son rĂŽle ; c’est celui des banques commerciales ou des banques publiques d’investissement. Elle a encore moins vocation Ă  distribuer des subventions ; une banque fait des prĂȘts, pas des subventions ; c’est l’État, responsable de la politique budgĂ©taire, qui dĂ©cide et verse des subventions. Comment imaginer qu’un organisme, la BdF en l’espĂšce, fasse des dĂ©penses sans aucune ressource structurelle pour les financer ? qu’elle mĂšne une politique budgĂ©taire autonome ? Les dĂ©penses financĂ©es par la BdF s’ajouteraient aux dĂ©penses financĂ©es par l’État ; elles n’ouvriraient pas de marges de manƓuvre spĂ©cifique ; c’est l’ensemble que la politique budgĂ©taire devra piloter.

Mais, surtout, que les dĂ©penses publiques soient initialement subventionnĂ©es par l’État ou par la BdF, n’en changerait ni l’impact macroĂ©conomique, ni l’impact financier pour les agents du secteur privĂ©. Ex post, ceux-ci ne dĂ©tiendraient pas plus de monnaie Banque centrale, parce que le financement initial de la dĂ©pense aurait Ă©tĂ© assurĂ© par la BdF. Il est absurde d’écrire que, dans ce cas, il y aurait de la monnaie gratuite libre de dette. Dans le cas d’un financement par l’État, celui-ci Ă©met des titres que la Banque centrale peut dĂ©tenir ; dans le cas d’un financement par la Banque centrale, celle-ci porterait, seule, la dette publique, mais le montant de la dette publique et ses formes de dĂ©tention par les agents privĂ©s seraient les mĂȘmes. Les mĂ©nages arbitreraient de la mĂȘme façon entre la monnaie non rĂ©munĂ©rĂ©e, les dĂ©pĂŽts rĂ©munĂ©rĂ©s et les titres publics ou privĂ©s.

Les partisans de la pseudo thĂ©orie de la monnaie-dette, prĂ©tendent que, dans le systĂšme actuel, la monnaie est fragile en raison du remboursement des dettes qui dĂ©truit de la monnaie ; que c’est le besoin de monnaie pour faire circuler le produit qui explique la croissance des dettes, qui, devant ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©s au taux d’intĂ©rĂȘt,  induisent un besoin de croissance du PIB, nuisible Ă  l’environnement ;  qu’il faut rompre le lien entre la monnaie et la dette ; que l’État pourrait se financer grĂące au pouvoir monĂ©taire gratuit de la BdF, qui ne gĂ©nĂšre pas de dette. Les deux ouvrages analysĂ©s ici s’inscrivent dans ce courant. Ils ne voient pas que l’ensemble des actifs financiers (dont la monnaie[2] n’est qu’une faible part) a pour contrepartie l’ensemble des passifs financiers, de sorte que la monnaie a toujours une contrepartie en termes de dette, mais que cette contrepartie n’est, elle-aussi, qu’une faible part de l’ensemble des dettes, de sorte que ce n’est pas le besoin de monnaie qui peut expliquer la croissance des dettes. La monnaie est toujours un droit sur le produit futur et donc une dette de la sociĂ©tĂ© envers son dĂ©tenteur. Il n’existe pas de monnaie libre de dette.

Un dĂ©sendettement sans douleur grĂące Ă  l’émission monĂ©taire ?

L’ouvrage de DufrĂȘne soutient une thĂšse grandiose, mais Ă©videmment fausse. Il serait possible de se libĂ©rer de la dette publique en la faisant porter par la Banque centrale, en lui faisant annuler les titres publics qu’elle dĂ©tient et en lui faisant prendre en charge certaines dĂ©penses publiques. Se glorifiant d’avoir Ă©laborĂ© une « thĂ©orie de la monnaie Ă©mancipatrice » qui permettrait un « dĂ©sendettement sans douleur », l’auteur ne fournit aucun schĂ©ma prĂ©cis ; il ne prĂ©sente ni TEE (tableau Ă©conomique d’ensemble), ni TOF (tableau d’opĂ©rations financiĂšres) cohĂ©rents. Il ne voit pas que sa proposition ne modifie ni les comptes rĂ©els ou financiers des agents privĂ©s, ni l’endettement global de l’économie, ni les contraintes portant sur la politique budgĂ©taire de l’État, ni la charge d’intĂ©rĂȘt de l’ensemble État + BdF. Elle ne ferait que faire passer une partie de la dette publique au passif de la BdF, sans en modifier ni le niveau, ni la structure. Son absence de cadre macroĂ©conomique lui permet d’avancer des propositions irrĂ©flĂ©chies : la partie de la dette publique dĂ©tenue par la BdF pourrait ĂȘtre transformĂ©e en investissements publics : la monnaie libre de dette pourrait remplacer les impĂŽts ou financer le revenu universel. Chacune de ces propositions entrainerait une hausse incontrĂŽlable de la demande et du dĂ©ficit public.

Un nouveau mode de création monétaire ?

Dans la mĂȘme veine, JCSa proposent un nouveau mode de crĂ©ation monĂ©taire, la monnaie volontaire. La Banque centrale crĂ©erait de la monnaie pour financer une Caisse de dĂ©veloppement durable (CDD) qui subventionnerait, Ă  fonds perdu, des dĂ©penses et des investissements nĂ©cessaires mais non financiĂšrement rentables (en particulier ceux liĂ©s Ă  la transition Ă©cologique). Elle crĂ©erait ainsi de la « monnaie libre de dette, c’est-Ă -dire sans obligation de remboursement ».

En fait, ces dĂ©penses non rentables sont dĂ©jĂ  collectivement prises en charge : elles sont financĂ©es par l’État (ou les collectivitĂ©s locales), soit par des impĂŽts, soit par le dĂ©ficit (donc la dette publique), le partage dĂ©pendant des nĂ©cessitĂ©s de l’équilibre macroĂ©conomique. Une grande partie de la « crĂ©ation monĂ©taire » se fait dĂ©jĂ  par le dĂ©ficit public, donc en dehors de considĂ©ration de rentabilitĂ©, pour poursuivre des objectifs sociaux, ce que JCSa semble ignorer. De ce point de vue, la monnaie volontaire existe dĂ©jĂ .  Mais ce n’est, ni une monnaie gratuite, ni une monnaie libre de dette.

Proposer qu’une partie des dĂ©penses et investissements publics soient pris en charge par des subventions de la Banque centrale est sans intĂ©rĂȘt et irrĂ©aliste. Du point de vue macroĂ©conomique et financier, il n’y a aucune diffĂ©rence entre un financement par subvention de la Banque centrale et un financement par le dĂ©ficit public. La hausse des actifs financiers dĂ©tenus par les agents non financiers comme celle de la dette publique serait la mĂȘme. Il n’y aurait pas crĂ©ation spĂ©cifique de « monnaie libre de dette », ce qui est un oxymore. Certes, les actifs monĂ©taires ne sont pas remboursables Ă  une Ă©chĂ©ance fixe ; c’est pire, ils sont remboursables Ă  vue. Un billet de banque peut Ă  tout moment ĂȘtre utilisĂ© pour obtenir des biens ou des services.  L’État n’a lui aucune contrainte de remboursement de la dette publique : il peut faire rouler les titres arrivĂ©s Ă  Ă©chĂ©ance puisque la Banque centrale et les SVT garantissent que son financement est toujours assurĂ©. Il est absurde de prĂ©tendre que le financement par titre augmenterait la dette publique, mais pas le financement par une Banque centrale, elle-mĂȘme financĂ©e par des dĂ©pĂŽts des banques commerciales.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que la crĂ©ation monĂ©taire s’effectuerait par des subventions de la Banque centrale que les dĂ©tenteurs en dernier ressort des actifs monĂ©taires et financiers ainsi crĂ©Ă©s dĂ©tiendraient plus de monnaie centrale non rĂ©munĂ©rĂ©e. La Banque centrale ne pourrait pas financer ses subventions par une monnaie volontaire, non rĂ©munĂ©rĂ©e, qu’aucun agent ne voudrait dĂ©tenir ; elle devrait se financer par des dĂ©pĂŽts des banques rĂ©munĂ©rĂ©s au taux directeur (4% aujourd’hui). Son compte d’exploitation serait en perpĂ©tuel dĂ©sĂ©quilibre si elle n’a pas de ressources en face de cette dĂ©pense.

Que le financement ex ante des investissements verts s’effectue par une subvention de l’État ou de la Banque centrale ne modifierait en rien leur impact macroĂ©conomique et financier, sauf quant Ă  la localisation de la dette publique, au passif de l’État ou de la Banque centrale, filiale financiĂšre de l’État. On ne peut donc prĂ©tendre, comme JCSa que « un financement par endettement de l’État et un autre par Ă©mission de monnaie sans dette par la banque centrale ne sont nullement Ă©quivalents : l’un augmente la dette, l’autre non », que le premier nous « enferme dans la croissance », que le second crĂ©e « de la monnaie dĂ©sencastrĂ©e de la dette ». Les deux types de financement sont Ă©quivalents. La Banque centrale ne peut pas Ă©mettre de monnaie volontaire sans dette. LĂ  aussi, une simple analyse Ă  l’aide d’un TOF aurait permis Ă  JCSa de le constater. Son projet ne crĂ©erait pas une « monnaie Ă  mission », au mieux un « financement Ă  mission », mais ce ne serait pas une nouveautĂ© par rapport au financement actuel des infrastructures publiques, des investissements des collectivitĂ©s locales ou des HLM. Contrairement Ă  ses proclamations, la proposition de JCSa ne permettrait en rien de changer la monnaie.

Une banque centrale en dĂ©ficit…

S’appuyant sur un texte de la BRI, qui relate des situations oĂč certaines Banque centrale ont eu un bilan dĂ©sĂ©quilibrĂ© du fait de pertes importantes, DufrĂȘne et JCSa proclament qu’une Banque centrale peut avoir un compte d’exploitation perpĂ©tuellement dĂ©ficitaire et un bilan dĂ©sĂ©quilibrĂ©. Mais, c’est aussi le cas de l’État, qui peut toujours avoir un dĂ©ficit budgĂ©taire et une dette publique. La question pertinente est : quelle serait la diffĂ©rence entre une situation A – dette publique 1000 ; bilan de la Banque centrale Ă©quilibrĂ© – et une situation B – dette publique 800 ; dette nette de la Banque centrale : 200 ? La rĂ©ponse est qu’il n’y aucune diffĂ©rence, de sorte qu’il est absurde de prĂ©tendre rĂ©duire la dette publique en crĂ©ant une dette de la Banque centrale.

La faiblesse de la demande par rapport aux capacitĂ©s de production rend souvent nĂ©cessaire une politique budgĂ©taire expansionniste. Celle-ci est normalement mise en Ɠuvre par l’État, donc par le dĂ©ficit public, sachant que le financement de ce dĂ©ficit est toujours ĂȘtre garanti par la Banque centrale, sachant que ce dĂ©ficit doit ĂȘtre calibrĂ© pour ne pas ĂȘtre excessif. Un financement direct par la Banque centrale aurait exactement le mĂȘme impact macroĂ©conomique et financier. Il faudrait lui aussi le calibrer pour qu’il ne soit pas excessif compte-tenu des politiques monĂ©taires et budgĂ©taires mis en place par ailleurs. Qui en aurait la responsabilité ? En cas d’un niveau excessif de demande, il faudrait mettre Ɠuvre des politiques restrictives ; qu’une partie de la dette soit fictivement logĂ©e dans les comptes de la Banque centrale ne changerait pas cette nĂ©cessitĂ©. Certes, dans la zone euro, ont Ă©tĂ© mises en place des rĂšgles budgĂ©taires numĂ©riques, sans fondement, qui prĂ©tendent limiter le dĂ©ficit et la dette publics. Ce sont ces rĂšgles qu’il faut mettre directement en question. Proposer de passer par la BCE ou la BdF, organismes qui prĂŽnent l’austĂ©ritĂ© budgĂ©taire, pour masquer le montant du dĂ©ficit public ou de la dette publique est une stratĂ©gie vouĂ©e Ă  l’échec.

Certes, il faut dĂ©gager des ressources pour financer la transition Ă©cologique. C’est de la responsabilitĂ© des États que de faire les arbitrages nĂ©cessaires, et de le faire de la maniĂšre la plus dĂ©mocratique possible, aprĂšs un dĂ©bat public. La Banque centrale n’a pas de ressources magiques ; ce n’est pas Ă  elle qu’il incombe de faire les choix sociaux ; ce n’est pas elle qui peut organiser le dĂ©bat dĂ©mocratique.

Certes, il faut mettre le systĂšme bancaire et financier au service de la transition Ă©cologique. Cela ne passe pas par des artifices au niveau de la Banque centrale. C’est au niveau de la rĂ©glementation et de la fiscalitĂ© qu’il faut agir pour que les investissements verts deviennent plus rentables que les investissements bruns. C’est au niveau des banques en dĂ©veloppant un systĂšme bancaire et financier public, en modifiant les critĂšres de distribution du crĂ©dit des banques commerciales, en leur imposant de tenir compte des perspectives de la planification Ă©cologique.

 

Mots-clĂ©s : Monnaie – Banque centrale – Banque de France – Dette publique


[1] Certes, la BdF n’a pas le droit de financer directement l’État, mais les SVT (SpĂ©cialistes en Valeurs du TrĂ©sor) ont l’obligation d’acheter tous les titres que l’État veut Ă©mettre, sachant qu’ils pourront se financer auprĂšs de la BdF si nĂ©cessaire. Ainsi, en 2020, l’État a pu Ă©mettre, sans difficultĂ©s, 360 milliards d’euros de titres Ă  un taux moyen lĂ©gĂšrement nĂ©gatif.

[2] Par ailleurs, la frontiĂšre de la monnaie dans l’ensemble des actifs financiers est arbitraire. L’important n’est pas la monnaie, en tant que telle, mais la quantitĂ© et l’orientation de l’ensemble des financements.

Henri Sterdyniak
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