Si de nombreux sujets en économie nécessitent un débat, il en est d’autres que l’on peut trancher par une analyse précise. Il a été démontré, par exemple, qu’un financement des dépenses publiques par la Banque centrale aurait exactement le même impact économique et financier qu’un financement par le déficit public ; il poserait de plus des problèmes démocratiques. Pourtant, certains persistent à croire (et à écrire) que la Banque centrale pourrait financer la transition écologique, sans contrainte macroéconomique, sans créer de dette, sans supporter de charges d’intérêt[1].

  1. Le titre du texte : « Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale ? » témoigne d’une confusion entre monnaie et crédit/financement. Il ne s’agit pas de « créer de la monnaie », mais de financer des investissements, financement dont la contrepartie ex post sera des actifs financiers, dont une faible part sera de la monnaie.
  2. Nul ne doute que le système bancaire et l’État puissent créer du pouvoir d’achat ex nihilo, puissent financer des investissements sans épargne préalable. Toutefois, ils doivent tenir compte des contraintes macroéconomiques : les dépenses ainsi financées ne doivent pas induire un excès de demande. La question est : l’intervention de la Banque centrale pourrait-elle changer la donne ?
  3. Si la question est de financer un vaste programme de dépenses qui ne sont pas financièrement rentables, la réponse est simple : c’est le rôle des finances publiques qui ont financé et financent toujours des écoles et des enseignants, des routes, des juges, des policiers… Selon la situation économique, ces dépenses doivent être financées par l’impôt ou peuvent l’être par le déficit public.
  4. Dans les systèmes financiers modernes, l’État est assuré de pouvoir financer son déficit puisque les banques s’engagent à acheter tous les titres qu’il veut émettre, quitte à se faire refinancer par la Banque centrale, de sorte que la question n’est pas celle du financement ex ante qui est toujours assuré, mais celle des conséquences macroéconomiques du déficit public. Il est vain de réclamer que la Banque centrale achète directement les titres publics à l’État ; cela ne changerait rien à la situation actuelle sauf qu’il faudrait définir arbitrairement un taux d’intérêt de ces titres.
  5. La Banque centrale est une banque spécifique, dont le rôle est de garantir la valeur de la monnaie, de garantir le système bancaire, de garantir le financement de l’État, de contribuer, par la politique monétaire, à l’atteinte des objectifs de la politique économique. Ce n’est ni de financer les dépenses publiques, ni de faire directement du crédit au secteur privé.
  6. Les dépenses publiques (et particulièrement celles liées à la transition écologique) sont logiquement financées par les finances publiques. Le point crucial, que DGG refusent de reconnaitre, est que les faire financer la Banque centrale ne change pas leurs impacts macroéconomiques et financiers. Supposons que l’État verse 20 milliards à l’ADEME pour financer des opérations de rénovation de logement (cas A) ; supposons un instant que ce soit la Banque de France (BdF) qui verse ces 20 milliards (cas B). Pour tous les agents privés, les cas A et B sont identiques. L’impact sur l’activité sera la même. Les agents privés qui détiendront les actifs financiers ainsi créés feront les mêmes choix de répartition de leur épargne. Ils ne détiendront pas plus de monnaie non rémunérée dans le cas B ; le financement ex post ne serait pas plus monétaire. Il n’y aurait pas de monnaie libre de dette. La seule différence est que l’État émettra 20 milliards de moins de titres dans le cas B, que la BdF détiendra 20 milliards de titres publics de moins, que l’État aura un déficit plus faible de 20 milliards tandis que la BdF aura un compte déséquilibré de 20 milliards. Mais, cela n’a aucune importance puisque la Banque de France est une filiale financière de l’État. De sorte qu’il est vain de réclamer un financement direct des dépenses publiques par la Banque centrale.
  7. Certes, une Banque centrale peut fonctionner avec un bilan déséquilibré mais, de même, un État fonctionne avec une dette publique. Il serait vain de vouloir dissimuler le déficit public dans les comptes de la Banque centrale. Une situation A où l’État a une dette de 1000 et la Banque centrale un bilan équilibré et une situation B où l’État aurait une dette de 900 et la Banque centrale une dette nette de 100, sont totalement équivalentes du point de vue des équilibres financiers. Si la Banque centrale finançait à fonds perdu des dépenses publiques, si elle avait un bilan déséquilibré, son déficit serait inclus dans la déficit public et sa dette nette dans la dette publique. Les marchés ne seraient pas dupes d’un pays qui ferait porter une partie de sa dette publique par sa Banque centrale.
  8. La monnaie-hélicoptère est un projet inutile puisque, en cas de besoin, les États peuvent faire tous les transferts nécessaires vers les ménages et les entreprises, avec beaucoup plus de précisions que ne pourrait le faire la Banque centrale. Ce fut apparent en 2020 (crise sanitaire) puis en 2021-22 (hausse du prix de l’énergie) ; des transferts ciblés, plus ou moins importants, ont pu être effectués par les États pour soutenir spécifiquement les entreprises afin qu’elles conservent leurs salariés, pour aider les secteurs en difficultés, pour aider les ménages les plus pauvres confrontés à la hausse du prix de l’énergie, etc. Là aussi, un versement de 100 euros par personne fait par la Banque de France aurait les mêmes impacts qu’un versement identique fait par l’État, sauf que l’État peut choisir de cibler les ménages les plus pauvres. La Banque centrale ne peut faire une politique budgétaire qui doublerait celle de l’État, d’autant qu’elle n’a pas le droit le lever des impôts.
  9. La Banque centrale ne peut pas distribuer de la monnaie aux ménages et aux entreprises, de façon permanente. Comment justifier des versements sans contrepartie ? Sur le plan macroéconomique, cette monnaie viendrait en concurrence avec les transferts organisés par l’État selon des critères précis, comme les prestations sociales ou les subventions à l’emploi. La Banque centrale ne peut pas distribuer une monnaie complémentaire qui aurait un pouvoir libératoire limité, avec les complications que cela entrainerait dans les échanges : les commerçants seraient-ils obligés d’accepter une monnaie qui, selon GDD, « n’autoriserait que certaines transactions » ?
  10. Contrairement à ce que croient GDD, la Banque de France ne dispose pas de ressources supplémentaires gratuites. Si elle finançait un programme supplémentaire de prêts, elle n’aurait qu’un très faible retour sous forme de ressources monétaires. Pour le reste, elle devrait se financer par des dépôts des banques commerciales, comme elle le fait depuis 2014, dépôts rémunérés à un taux qu’elle doit fixer selon des objectifs macroéconomiques, soit à 4% en avril 2024. Elle ne peut donc pas faire des prêts gratuits, sauf à déséquilibrer son compte d’exploitation, ce qui reviendrait à faire du déficit public.
  11. Du point de vue de l’économie politique européenne, la France se ridiculiserait en demandant que la BCE s’engage dans des pratiques extravagantes (financement direct des dépenses publiques, prêts à taux zéro). Elle doit consacrer son énergie à former une coalition de pays pour que les politiques budgétaires nationales n’aient pas à obéir à des normes numériques arbitraires, n’aient pas à se consacrer à la baisse de la dette publique, mais puissent s’adapter à la situation conjoncturelle, puissent financer le vaste programme de dépenses écologiques et sociales nécessaires[2].
  12. S’engager dans un vaste programme de dépenses pour la transition écologique est une ardente nécessité. Une partie peut être financée par le secteur privé grâce à des subventions publiques aux activités écologiques d’une part, à des impôts sur les émissions de CO2 et sur les activités polluantes d’autre part, de sorte que les investissements verts devraient plus rentables que les bruns. Le développement d’un secteur bancaire et financier public faciliterait la réorientation des financements. Tant qu’ils n’entraînent pas de demande excessive par rapport aux capacités de production, les dépenses publiques pour la transition écologique peuvent être financées par le déficit public ; sinon, elles doivent l’être par l’impôt. Un financement par la Banque centrale est une illusion inutile.

 


[1] Nous répondons ici au texte : « Créer de la monnaie pour surmonter le crise environnementale » publié par Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud, Alain Grandjean dans Variances le 11 avril (DGG par la suite). Nous ne commenterons pas la première partie de cet article, qui rappelle des principes de théorie monétaire enseignés au lycée. Nous reprenons des arguments figurant dans notre article : « Monnaie, le retour des illusionnistes », publié dans Variances le 12 février 2024.  Je remarque que GDD ont réduit leurs ambitions ; ils ne parlent plus de « se libérer des dettes » ; de « « transformer la société en transformant la monnaie ».

[2] Voir : Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak : « Réforme des règles budgétaires dans la zone euro : beaucoup de bruits pour rien », Variances, 4 avril 2024.

Henri Sterdyniak
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