Lors de la crise du Covid-19, l’Etat est apparu comme l’acteur naturel chargé à la fois de la protection des citoyens et du maintien en fonction de l’économie. Ce retour en grâce de la puissance publique, s’inscrit en rupture avec la période précédente où son action économique était largement considérée comme illégitime en soi et globalement inefficace. Si on a souvent parlé de néo-libéralisme, on peut aussi considérer que cette vision reprenait l’approche fonctionnaliste des sociologues des années 1950 et 1960 à propos de la société de masse. Selon eux, les sociétés post-modernes ne se gouverneraient plus, elles se piloteraient avec des rectifications ponctuelles de trajectoire en fonction des désorganisations produites par des changements structurels largement inévitables comme l’urbanisation, l’industrialisation (aujourd’hui la désindustrialisation)[1]… Les crises balloteraient nos sociétés sans que les acteurs publics puissent orienter durablement les trajectoires économiques et sociales. Si cela a longtemps été le mantra des politiques européennes, il semble que cette vision, si l’on s’en tient aux aspects financiers des politiques publiques, soit un peu réductrice et passe à côté d’un changement important opéré en Europe au milieu des années 2010.

Succès et limites du plan Juncker

Il y a eu un réel changement de paradigme dans le rôle des acteurs financiers publics nationaux à compter de cette date. Le lancement du Plan Juncker par la Commission Européenne en 2014, ainsi que le plan InvestEU qui lui a succédé en 2021, font plus qu’infléchir durablement les principes mêmes de l’intervention des acteurs financiers publics au niveau européen. Alors qu’auparavant le principe premier était d’éviter l’effet d’éviction des financiers privés dans les projets, la priorité est devenue la relance de l’investissement pour éviter que l’écart entre l’Asie, l’Amérique du Nord, d’un côté, et l’Europe, de l’autre, devienne intenable. Là où les acteurs financiers publics étaient perçus comme porteurs du risque de distorsion du marché, une nouvelle approche a commencé à être élaborée et mise en œuvre. En érigeant l’effet de levier comme principe essentiel de l’intervention financière publique, les politiques européennes ont changé la donne. Les acteurs financiers publics devenaient dès lors des facilitateurs qui permettent au secteur privé de s’engager dans des projets où le couple rendement/risque était jusqu’alors trop déséquilibré.

Malgré ce changement, l’Europe n’a pas réussi à retrouver rapidement les mêmes capacités d’investissement qu’avant la crise de 2008-2009 contrairement aux USA qui retrouveront ce niveau dès 2011. Il faudra attendre 2019 pour assister à un réel rebond de l’investissement[2]. Néanmoins, le plan Juncker, en mobilisant les acteurs financiers publics a eu une intensité suffisamment forte pour qu’un réel mouvement soit engagé. Cette mobilisation s’est faite de manière différenciée suivant les acteurs. La Banque Européenne d’Investissement (BEI) a été en première ligne, les financements étant inscrits à son bilan alors que les Institutions Financières et Banques Publiques Nationales (NPBIs) se devaient d’agir en deuxième rideau, de façon complémentaire[3].

Le Plan Juncker marque une triple rupture tout en mettant en évidence certaines limites que le Plan Européen qui a suivi (InvestEU) cherche à combler.

La première des ruptures a été, on l’a vu, le rôle accordé aux acteurs financiers publics qui ne devaient plus être limité à apporter des financements en subventions ou en quasi-subventions. Ces acteurs, qu’ils soient de dimension européenne ou nationale, ont été appelés pour boucler, et souvent initier, des tours de table dans l’investissement et particulièrement dans les infrastructures. A ce titre, il a fallu rechercher, parfois avec difficultés, une place pour ces acteurs dans des fonds d’investissement afin qu’ils puissent jouer un rôle de facilitateur sans pour autant avoir à subir toutes les pertes éventuelles. En clair, il a fallu redéfinir l’appétence au risque de ces acteurs. Soulignons, en passant, qu’une des difficultés concernant l’appétence au risque des acteurs publics tient à la différence de perception. Pour faire simple, disons que lorsqu’un acteur financier privé finance un projet qui échoue, il s’agit d’un accident industriel. Lorsqu’une institution publique doit expliquer qu’elle a pris des risques et que cela a été un échec, bien souvent, cela se transformera en scandale.

La deuxième rupture a été la recherche de complémentarités entre les acteurs financiers publics. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les coopérations entre ces différents acteurs étaient, avant les années 2010, relativement restreintes. Les NPBIs se cantonnaient non seulement à agir sur leur propre territoire national mais n’avaient que peu de relations entre elles et encore moins avec les institutions européennes. La BEI considérait, de son côté, que son mandat et ses moyens lui permettait de financer les projets dans les pays sans nécessairement rechercher de partenariats avec les NPBIs. Le plan Juncker a mis en évidence que ces deux positionnements n’étaient plus tenables sur la durée. Fort de ce constat, l’Association Européenne des Investisseurs de Long Terme est montée en puissance pour devenir à la fois « la voix européenne » des NPBIs, l’interlocutrice des institutions européennes et le lieu d’échanges privilégié entre la BEI et les institutions nationales.

La dernière rupture a été la mise en évidence que les gouvernements ne disposaient plus des marges nécessaires pour intervenir directement pour relancer l’investissement. Les politiques fiscales incitatives avaient atteint leurs limites alors que dans le même temps les outils budgétaires se heurtaient à des bornes que seuls des événements exceptionnels, comme la crise Covid, pouvaient remettre en cause pendant une durée nécessairement limitée.

Dans ce cadre, le Plan Juncker est apparu comme une fenêtre d’actions dynamique. Cela s’est vérifié à tel point que le Plan prévu au départ pour un montant total d’investissement de 315 Milliards d’Euros a été porté à 500 Mds € et qu’il a dépassé cet objectif en finançant pour plus de 520 Milliards de projets[4]. Pour autant, certains angles morts ont été mis en évidence lors de sa mise en application.

On peut ainsi noter que les projets de petite taille restent sous investis pour des raisons évidentes de coûts fixes qui sont multipliés. Alors que l’on attend des investisseurs publics une capacité plus grande à prendre du risque et ainsi à permettre plus facilement l’arrivée de capitaux privés, la position de repli sera de prendre du risque dans des projets de taille importante afin de réduire leur nombre. Cela s’accompagne de la forte tradition des investisseurs publics de financer, souvent pour des raisons de visibilité politique, des projets de grande taille. Pour autant, cette évolution n’est pas univoque car les politiques publiques de tous les pays européens vont aider particulièrement le secteur des PME et du capital-risque en s’appuyant sur leur propre NPBI.

Un deuxième angle mort a été identifié très rapidement, notamment par le rapport de l’ancien Président de la Commission Européenne, Romano Prodi, et de l’ancien Ministre de l’Economie et des Finances, Christian Sautter, sous l’égide de l’Association Européenne des Investisseurs de Long Terme[5]. Il s’agit des infrastructures sociales, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et du logement social. Ce secteur sera très largement laissé de côté. Dans ce rapport, les promoteurs soulignent l’importance de s’appuyer sur trois éléments essentiels. En premier lieu, il faut développer les plateformes de projets afin de réunir entre eux les projets de taille plus modeste et de leur permettre d’atteindre ainsi une masse critique répartissant le risque. Il faut, c’est la deuxième conclusion, rechercher et mettre en place des financements mixtes car les investisseurs privés, comme publics, ont tout intérêt à diversifier leur portefeuille, toujours pour des raisons de risques partagés. Enfin, et ce point est particulièrement important pour les NPBIs, il faut pouvoir appuyer les projets qui ont été identifiés par les structures locales et qui bénéficient ainsi d’une sorte de label. Ce dernier élément permet de reboucler avec l’objet social des investisseurs publics en répondant aux attentes qui ont été identifiées, en France depuis 200 ans par la Caisse des Dépôts, sous le terme global « d’intérêt général ».

InvestEU, relais et nouvelle impulsion pour l’investissement en Europe

Le programme européen InvestEU, qui se met en place à partir de 2021, va s’appuyer sur la réussite du Plan Juncker tout en diversifiant les acteurs chargés de sa mise en œuvre afin de traiter certains angles morts. Ainsi, l’Europe pourra encore mieux valoriser ses nombreux atouts pour développer une politique cohérente de relance de l’investissement.

En premier lieu, il existe un réseau dense d’institutions financières et banques publiques nationales. Ce réseau, construit au fil de l’histoire, et en fonction de la structuration étatique de chacune des nations[6], présente une très forte diversité en taille, ressources et objectifs qui a, longtemps, masqué ses capacités synergétiques. Un peu à l’image de ces groupes latents définis par Mancur Olson[7]. Le Plan Juncker a été l’élément déclencheur pour que les NPBIs européennes passent du statut de groupe latent à celui de groupe d’intérêts. Pendant de nombreuses années, les éléments les plus différenciants étaient mis en avant. Ce pouvait être le fait que certaines NPBIs avaient été conçues dès l’origine comme des éléments substantiels de la construction étatique, on pense ici, bien sûr à la France, avec la création de la CDC en 1816 qui est le prélude de la construction économique puis républicaine de la France au XIXème siècle. Il en est de même pour la Cassa italienne qui est conçue en 1850 dans le Royaume de Piémont-Sardaigne dans la perspective de l’unité italienne des années 1860. On peut aussi étendre cette approche avec KFW en Allemagne, où cette institution permet à la RFA de se reconstruire économiquement en gérant le Plan Marshall. D’autres éléments différenciateurs étaient souvent soulignés comme la diversité de l’origine des ressources ou des emplois qui étaient structurellement différents entre certaines institutions, essentiellement « prêteuses », alors que d’autres étaient « investisseuses » et gérantes d’actifs. On peut aussi souligner la très grande diversité de taille de bilan entre les institutions qui s’est encore accrue avec les différents élargissements de l’Union Européenne notamment lorsque les pays d’Europe Centrale et Orientale ont rejoint l’Union Européenne. Seule la Pologne fait partie de ces « grands pays » en avec un des dix premiers PIB de l’Union Européenne[8]. Il est d’ailleurs intéressant de noter que BGK, la NPBI polonaise, est intégrée au sein du groupe informel des 5+1 qui réunit les représentants des 5 plus grands NPBIs européennes avec la BEI pour échanger sur la situation et proposer, le cas échéant, des initiatives communes.

En second lieu, le programme InvestEU renverse la problématique concernant l’investissement. Là où le Plan Juncker organisait le soutien en fonction de la règle « premier arrivé, premier servi », InvestEU va établir des priorités autour de quatre secteurs. Ces quatre secteurs identifiés sont (1) les infrastructures soutenables, (2) la recherche, l’innovation et la numérisation, (3) les PME et ETI et, enfin (4) les investissements sociaux et les compétences. En s’appuyant sur ces quatre fenêtres, le programme InvestEU non seulement regroupe 14 programmes européens différents mais montre une logique d’orientation des investissements bien éloignée de ce qui prévalait dans les années de la Commission Européenne dirigée par Jose Manuel Barroso de 2004 à 2014.

Le programme InvestEu se singularise aussi par l’ouverture faite à l’ensemble des acteurs pour bénéficier des possibilités offertes. On se souvient que le Plan Juncker avait érigé la BEI comme seul intermédiaire de premier rang. Le programme InvestEU réserve 25% de ses montants pour les acteurs qui seront « accrédités » comme « partenaires de mise en œuvre ». Cette ouverture a permis à de nombreuse NPBIs de devenir acteur du programme InvestEU dans leur pays mais d’autres institutions comme la Banque du Conseil de l’Europe ou la BERD bénéficient aussi de cette facilité. Cette diversité des acteurs doit permettre aux financements européens, dans le domaine de l’investissement, de trouver de nouveaux relais et de financer des projets qui étaient souvent mal identifiés.

Le troisième élément favorable à la relance de l’investissement tient à la transition écologique et énergétique. Evidemment, il serait naïf de ne pas voir l’ensemble des freins à cette transition qu’ils soient politiques, culturels ou simplement économiques mais la volonté de l’Union Européenne de construire une politique cohérente dans ce domaine passe nécessairement par des montants massifs d’investissements. Ceux-ci sont intégrés dans le Pacte Vert pour l’Europe, ils peuvent être considérés sous deux aspects. En premier lieu, un ensemble de mesures mobilisant et facilitant les investissements et en second lieu, des initiatives visant à financer ceux qui ont le plus de mal à s’adapter aussi bien les PME que les citoyens. Ces deux aspects sont particulièrement pertinents pour les NPBIs qui se retrouvent ainsi au cœur de leur ADN. On comprend mieux pourquoi celles-ci sont devenues des partenaires privilégiées des institutions européennes au même titre que la BEI, la Banque du Conseil de l’Europe ou encore la BERD, chacun avec ses spécificités et son propre positionnement institutionnel.

Encore quelques obstacles à franchir

Même en considérant ces éléments très positifs, il reste encore des points complexes à gérer. Pendant de nombreuses années, il y a eu une convergence entre, d’un côté, ceux qui trouvaient que la finance publique restait un intrus dans le financement et devait être cantonnée au rôle le plus marginal possible et, d’un autre côté, ceux pour qui les financements publics devaient être réservés uniquement aux seuls services publics et dépendre entièrement des gouvernements[9].

Le paradoxe est que les tenants de ces deux lignes, que tout ou presque oppose, se retrouvent pour que les institutions financières publiques appliquent strictement les règles prudentielles renforcées après 2008-2009. Alors qu’elles ont été édictées à destination des établissements commerciaux, elles sont maintenant élargies aux institutions publiques. Dans le même ordre d’idée, les normes comptables qui visent à assurer une transparence et une lisibilité de la situation financière réelle sont transposées, telles quelles, aux institutions financières publiques sans prendre en compte leurs spécificités. Il en est ainsi de la dimension de long terme, grande oubliée des normes comptables, comme des externalités positives, ou négatives, qui ne sont jamais, ou presque, intégrées. Cette application du « one size fits all » si elle apporte une simplification bienvenue est aussi un facteur de de risques importants. En premier lieu, lorsque les mêmes règles s’appliquent à tous, les acteurs contracycliques voient leurs marges d’action se rétrécir et se retrouvent empêchés d’agir. En second lieu, face au manque d’investissements en capital et alors que les liquidités disponibles pour de la dette restent abondantes, ces règles continuent d’handicaper la croissance des fonds propres. Les investissements dans les infrastructures sont bien souvent encore à la recherche de capitaux propres alors même que leur plan de dette est déjà bouclé. Cette situation s’aggrave d’autant plus que les reportings trimestriels ou semestriels de valorisation tendent à renchérir les différents couts pendant les périodes de construction ou en début d’exploitation. La valorisation à la juste valeur n’est pas toujours le juste équilibre entre la transparence et la vision à long terme. Cette méthode qui revient à mesurer un chemin de fer avec un double décimètre porte en soi un risque d’erreur et a tendance à oublier les finalités des investissements. C’est le rôle du politique de clarifier les choix qui sont faits et de les inscrire dans des perspectives de long terme. Cela passe par l’affirmation d’une hiérarchie des priorités tout en laissant les acteurs financiers publics disposer des capacités à agir. C’est cette combinaison qui permettra à la fois de mobiliser l’ensemble des moyens disponibles, on a vu qu’ils étaient plus que conséquents, et de les rendre les plus efficients possibles.

C’est par la coopération entre les NPBIs européennes et par le développement de synergies avec les institutions transnationales, en premier lieu la BEI, que l’Europe pourra donner la pleine mesure de ses capacités à investir pour le long terme. Comme l’aurait dit un auteur célèbre : « Investisseurs publics de long terme de tous les pays, unissez-vous ! ».

 

Mots-clés : Banques publiques – Investissement de long terme – Juncker – InvestEU


[1] Voir notamment William Kornhauser, cf. P. Birnbaum La fin du politique, 2ème ed., Le Seuil, 1979. P. 101 et s.

[2] Annexe au projet de loi de finances 2024, Evaluation des Grands Projets d’Investissement Public. https://www2.assemblee-nationale.fr/static/16/pdf/Annexes_PLF/Évaluation_grands_projets_investissement_publics.pdf

[3] Cf. Référé Cour des Comptes S2019-2929 du 13 décembre 2019 et Rapport d’évaluation du Fonds Européen pour les Investissements Stratégiques, BEI, juin 2021.

[4] https://www.eib.org/fr/products/mandates-partnerships/efsi/index.htm

[5] https://www.eltia.eu/activities/high-level-task-force-on-social-infrastructure

[6] B. Badie, P. Birnbaum, Sociologie de l’Etat, Grasset, coll. Pluriel, 1982

[7] M. Olson Logique de l’action collective, PUF, 1978

[8] https://fr.statista.com/statistiques/1308874/produit-interieur-brut-europe/

[9] Bernard Attali (dir.), Laurent Zylberberg (coord.) Investir à long terme, une urgence à court terme, rapport pour la Caisse des Dépôts, 2022

Laurent Zylberberg