Dans un article rĂ©cent de variances, Nicolas DufrĂȘne, GaĂ«l Giraud et Alain Grandjean font le constat de lâĂ©puisement de lâinstrument budgĂ©taire dans la plupart des Ătats de lâUE et plaident pour un recours massif Ă la politique monĂ©taire via un financement directe par la BCE de banques publiques agissant en faveur du climat.
Deux commentaires, lâun pour signaler un malentendu qui une fois de plus nous ramĂšne au thĂšme jamais Ă©puisĂ© de la nature de la monnaie ; lâautre pour banaliser quelque peu la proposition qui est faite. Peu de choses empĂȘche aujourdâhui, dans un cadre rĂ©glementaire standard le financement de la transition Ă©cologique. Sâil devait ĂȘtre portĂ© Ă large Ă©chelle, il obligerait par contre Ă poser la question du mandat de la BCE au regard de lâeffort climatique.
Le texte commence par un long rĂ©sumĂ©, assez pĂ©dagogique, de la façon dont fonctionne la monnaie dans une Ă©conomie. Le lecteur se remet avec plaisir ces choses en tĂȘte. Mais, soudain, le hic !, voici quâon introduit une distinction entre monnaie-dette et monnaie-actif. La monnaie dette est une monnaie qui a comme contrepartie des crĂ©dits bancaires, et qui sâeffacera lors du remboursement des mĂȘmes crĂ©dits ; la monnaie actif est une monnaie qui nâa pas ou nâa plus de contrepartie sous la forme de crĂ©dit. La voici devenue Ă©ternelle, errant dans lâĂ©conomie privĂ©e de son double. Deux exemples sont donnĂ©s : le crĂ©dit Ă un emprunteur qui fait dĂ©faut, et lâachat dâun actif Ă un agent non bancaire. De fait, il nây a pas eu de « dette » en face sous la forme dâun dĂ©pĂŽt bancaire qui consacre des droits dĂ©tenus par le dĂ©posant.
Mais cette distinction monnaie dette et monnaie actif sert en rĂ©alitĂ© Ă opĂ©rer un glissement subreptice : on en vient Ă penser que la monnaie actif nâa nulle contrepartie sous la forme de droits financiers dâun autre agent Ă©conomique. Câest patent plus loin dans le texte quand les auteurs Ă©voquent la fameuse monnaie-hĂ©licoptĂšre par laquelle la banque centrale dĂ©livre directement sa monnaie aux agents non financiers, sous forme de dons en quelque sorte. Un don ne gĂ©nĂšre pas de dette, câest bien connu, sauf pour Marcel Mauss. De la sorte, on aurait une source de financement sans endettement ni contrepartie au passif dâun agent non financier. Les auteurs ne plaident pas pour autant pour la planche Ă billets, ni mĂȘme pour que la banque centrale distribue sa monnaie sans un Ă©lastique de retour, mais ils y voient le moyen dâĂ©chapper au cycle dâendettement des Ătats. Les budgets publics resteraient apaisĂ©s ; un financement ex-nihilo apparaĂźtrait, bien utile par les temps qui courent sachant lâimpĂ©ratif climatique.
Rien ne peut ĂȘtre plus faux. Si la banque ne se fait pas rembourser son prĂȘt par dĂ©faut de son client, il y a bien une contrepartie au passif, Ă savoir une baisse de ses fonds propres, et donc une dĂ©prĂ©ciation dâactif chez lâactionnaire de la banque. Si la banque achĂšte un ordinateur Ă un agent non financier, il y a un accroissement de son endettement et en contrepartie une trĂ©sorerie plus abondante chez le vendeur. Les actifs financiers, quels quâils soient, ne sont pas des actifs rĂ©els, ils ne sont que la consĂ©cration dâĂ©changes de droits entre agents Ă©conomiques : lâun doit Ă lâautre ; lâun a comptablement un dĂ©bit, et donc lâautre un crĂ©dit ou une crĂ©ance ou encore un droit (un claim, dit bien lâanglais). Câest le fait comptable de base de la vie Ă©conomique. Ce qui trompent nos auteurs, et par leur faute nous avec, câest que le support juridique de la dette en face nâest pas nĂ©cessairement le mĂȘme, il nâa pas nĂ©cessairement la forme dâun dĂ©pĂŽt bancaire. Les fonds propres dâune entitĂ© sont peut-ĂȘtre des fonds dĂ©tenus en propre, mais consacrent des droits financiers et politiques chez le porteur de lâaction. Ils sont aisĂ©ment convertibles en dette en cas de rachat dâactions, et Ă lâinverse, en cas de coup dur, une dette peut ĂȘtre « capitalisĂ©e » sous forme dâactions nouvellement crĂ©Ă©es. La finance est souple et tolĂ©rante, mais jamais elle ne sâabstrait de lâĂ©galitĂ© entre dĂ©bit et crĂ©dit. La comptabilitĂ© est en partie double, elle ne peut ĂȘtre durablement en partie trouble.
Certains disent : si ! si ! il y a de la monnaie-actif pure, câest la confiance quâon lui accorde. Mais cela vaut tout autant pour la monnaie-dette, de sorte que la distinction entre les deux notions nâa guĂšre plus de substance.
Vient alors la grande confusion de la monnaie magique que dénonce Henri Sterdyniak dans une revue récente, publiée dans Variances du livre de Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron « La monnaie volontaire pour financer la transition écologique », ici dans Vox-Fi pour une présentation par les auteurs.
La place de la banque centrale
Le dĂ©bat porte sur la banque centrale. Celle-ci nâest rien dâautre quâun des bras financiers de lâĂtat. Si la banque centrale distribue sa monnaie sans contrepartie Ă un agent non financier, eh bien, il sâagit dâune perte pour elle, et ses fonds propres diminuent. Les auteurs soulignent Ă raison que la banque centrale a une contrainte de solvabilitĂ© bien molle sans que personne nây trouve Ă redire. Elle peut mĂȘme avoir des fonds propres nĂ©gatifs. Du moins, jusquâĂ un certain point. Voyons les flux et les stocks. Si la banque centrale fait des pertes, câest un flux de dividendes futur en moins pour le TrĂ©sor public et donc un besoin de financement Ă combler dâune façon ou dâune autre (sauf Ă creuser encore plus le trou dans le bilan de la banque centrale, tant quâĂ ĂȘtre crĂ©atifs). Et si la banque centrale a des fonds propres nĂ©gatifs, câest le patrimoine de lâĂtat qui se dĂ©prĂ©cie dâautant.
On dit de la banque centrale quâelle ne peut faire faillite, Ă lâĂ©gal de lâĂtat. Mais câest tout simplement quâĂ lâĂ©gal de lâĂtat, elle rencontre rarement un crĂ©ancier qui a un droit plus fort que le droit souverain du pays et qui est capable dâexiger son remboursement, par exemple une dette libellĂ©e en devises. Je ne suis pas sĂ»r quâune banque centrale accepte dâavoir des crĂ©ances non garanties en dur sur la banque centrale de Somalie.
Vient ici le grand faux-semblant de la dette publique. LâUE a adoptĂ© une convention, et rien dâautre quâune convention, pour dĂ©finir ce quâest la dette publique. Par exemple, les retraites Ă venir des fonctionnaires ne sont pas de la dette, avec quelques bons arguments, alors quâelles le sont pour la dette publiĂ©e par le TrĂ©sor Ă©tatsunien. De la mĂȘme façon, la dette publique, notamment celle qui est strictement surveillĂ©e par les traitĂ©s europĂ©ens, nâest pas une dette nette ou plutĂŽt nâest pas une position financiĂšre nette, faisant le solde des actifs, dont la trĂ©sorerie dĂ©posĂ©e Ă la banque centrale, et des passifs sous forme de dette Ă©mise auprĂšs des autres agents Ă©conomiques. Les comptes nationaux prĂ©servent cette fiction en mettant la banque centrale au sein du secteur financier plutĂŽt que dans celui des administrations publiques. Mais on ne manque pas de voir dans les comptes de patrimoine de lâĂtat toute variation de la valeur financiĂšre de la banque centrale. Les Britanniques montrent bien quâil nây a pas Ă©tanchĂ©itĂ© complĂšte entre le budget public et la Banque d’Angleterre. Celle-ci se dĂ©marque des autres banques centrales par le fait que les surplus au titre des opĂ©rations de quantitative easing ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s au TrĂ©sor depuis 2009. LâopĂ©ration rĂ©jouissait le ministre des finances mais maintenant quâil y a des pertes massives sur le portefeuille de titres avec la remontĂ©e des taux, le budget doit les rĂ©vĂ©ler.
Il nây a donc pas de monnaie-actif ou ex-nihilo ou, pour ĂȘtre volontaristes, de monnaie volontaire. Les auteurs le reconnaissent bien quand ils disent : « La monnaie ne remplace Ă©videmment pas par elle-mĂȘme les ressources rĂ©elles nĂ©cessaires Ă lâactivitĂ© Ă©conomique. » Dit autrement, la seule richesse, ce sont les actifs rĂ©els de lâĂ©conomie. La partie financiĂšre nâest quâun ensemble croisĂ© de dettes et crĂ©ances. Patrimonialement, la finance est un voile.
Câest le raisonnement Ă la limite qui manque chez nos auteurs. Si la BCE devait dâun coup annuler toute la dette publique des Ătats europĂ©ens quâelle a accumulĂ© sur la dĂ©cennie passĂ©e â une proposition quâon a pu lire un temps â il y aurait un grand trou cĂŽtĂ© passif des comptes publics, qui interromprait leur capacitĂ© Ă se refinancer, notamment Ă lâinternational. Lâillusion de la monnaie magique est tenace, parce quâen effet, dans des proportions raisonnables, les agents Ă©conomiques et les marchĂ©s financiers se moquent du passif de la banque centrale, ce qui lui donne une latitude dont elle peut profiter avec beaucoup de prĂ©caution.
Au fond, a-t-on besoin de cette source de financement ?
Les auteurs parlent de la nĂ©cessitĂ© dâun financement non budgĂ©taire de la transition Ă©cologique et parlent pour cela de banques publiques refinancĂ©es auprĂšs de la BCE. TrĂšs bien. Une banque publique est une banque. Elle a accĂšs au refinancement de la BCE. Elle a les mĂȘmes contraintes rĂ©glementaires que toute banque, ce qui veut dire que si elle accorde beaucoup de prĂȘts, elle doit avoir les fonds propres en face, et donc un inĂ©vitable apport de la part de lâĂtat. Si les taux d’intĂ©rĂȘt sont trop Ă©levĂ©s, lâĂtat peut fort bien instaurer, comme il lâa fait massivement lors de la reconstruction europĂ©enne dâaprĂšs-guerre, des bonifications dâintĂ©rĂȘt. Ăvidemment, il y a dans les deux cas un financement par le budget, ce que veulent Ă©viter les auteurs.
Leur proposition est donc que le financement apportĂ© par la BCE se fasse avec un taux d’intĂ©rĂȘt rĂ©duit. Pour rĂ©sumer, les banques publiques font des prĂȘts verts, et la BCE refinance ces prĂȘts Ă condition prĂ©fĂ©rentielle.
Cela sâinscrit dans une demande quâon commence Ă voir exprimĂ©e politiquement que la BCE aille au-delĂ de ce quâelle fait dĂ©jĂ en matiĂšre climatique, sous le couvert de la stabilitĂ© financiĂšre qui est au cĆur de son mandat : prĂ©fĂ©rence pour des titres « verts » dans leurs opĂ©rations de portefeuille et pour les prises en garantie, exigence de divulgation des risques climatiques portĂ©s par les banques, stress tests sur base de scĂ©narios climatiques extrĂȘmes… Mais Ă ce jour la BCE trĂ©buche sur le pas le plus dĂ©cisif et quâon peut juger le plus efficace, Ă savoir moduler le coĂ»t Ă©conomique de lâactivitĂ© de crĂ©dit des banques selon son caractĂšre plus ou moins vert. On Ă©voque en gĂ©nĂ©ral deux modalitĂ©s Ă cet Ă©gard : une charge en capital plus ou moins lourde imposĂ©e aux bilans bancaires, ou bien directement un taux de refinancement bancaire plus bas que le taux dâintervention standard selon la nature verte ou brune du prĂȘt. La seconde mesure est ce Ă quoi appellent certaines ONG et universitaires sous la forme dâune « Lettre ouverte au prĂ©sident Macron » publiĂ©e en dĂ©cembre 2023, les auteurs du billet de Variances faisant partie des signataires.
Ces deux modalitĂ©s ont du sens. Elles sâassimilent Ă une sorte de bonus-malus trĂšs proche dans ses effets dâune taxe carbone, si ce nâest quâil affecte les coĂ»ts financiers plutĂŽt que les charges opĂ©rationnelles des entreprises et, il faut le noter, de façon plus silencieuse et probablement mieux tolĂ©rĂ©e que la taxe carbone. Mais ces mesures nâont pas Ă ĂȘtre restreintes aux seules banques publiques ; elles concernent la nature de lâopĂ©ration de crĂ©dit, Ă savoir verte ou brune, plutĂŽt que le statut, public ou privĂ©, de la banque. Et, si ces mesures jouent Ă grande Ă©chelle, il est prĂ©fĂ©rable que la BCE soit appuyĂ©e politiquement pour le faire et donc que son mandat soit Ă©largi explicitement Ă la question Ă©cologique. On lui laissera alors choisir en tant quâopĂ©ratrice â câest son job â les moyens appropriĂ©s Ă cette fin : charge en capital ou taux discriminĂ©s, ou autre solution⊠En tout cas, il faut ĂŽter de nos tĂȘtes ces histoires de monnaie autogĂ©nĂ©rĂ©e allant comme une Ăąme errante dans les interstices de la finance.
Mots-clĂ©s : Monnaie â Banque centrale â CrĂ©ation monĂ©taire â Monnaie-hĂ©licoptĂšre â  Fonds propres – Taux de refinancement
- Le protectionnisme colonial et le dĂ©veloppement Ă©conomique de lâInde - 9 janvier 2025
- Gérer le risque ou gérer la résilience ? - 5 décembre 2024
- La trappe malthusienne et son actualité (I) - 14 octobre 2024
Commentaires récents