Parmi les experts, le nom d’André Vanoli résonne comme celui d’un des pionniers, en France, et d’un des piliers, dans le monde, de la comptabilité nationale, cet ensemble de données qui a révolutionné l’analyse macro-économique dans la deuxième moitié du XXème siècle. André nous a quittés, début 2022, à l’âge de 92 ans. Pierre Muller a travaillé à ses côtés de nombreuses années. Variances le remercie pour cet article hommage.

Dès le début de sa carrière professionnelle à l’Insee, au début des années 60 après son entrée, en 1957, au Service des études économiques et financières (SEEF), André Vanoli a été un acteur déterminant des changements qu’a connus la comptabilité nationale, aussi bien sur le plan national qu’international, et cela sur près de 50 ans.

Premiers pas

Sans faire partie de l’équipe ayant mis en place les premiers travaux de comptabilité nationale en France, il participe activement à l’élaboration des comptes nationaux français au cours des années 60 (comptes des années de base 1956, 1959 et 1962). La comptabilité nationale française (CNF) est alors en avance par rapport aux comptabilités nationales des autres pays, notamment européens, tout en adoptant des règles particulières en regard des normes internationales de l’époque, s’agissant par exemple du périmètre de la production. La CNF ne reconnaît par exemple qu’une notion de production marchande, à l’exclusion de toute production pour les activités non marchandes.

C’est également au cours de cette période qu’André Vanoli commence à s’impliquer dans les évolutions internationales des systèmes de comptabilité nationale. S’appuyant sur l’expérience et les acquis de la CNF, il rédige en 1964 des « Propositions pour un cadre communautaire de comptabilité nationale ». Les « Propositions » inspireront directement l’établissement, au début des années 70, de la première version du Système Européen de Comptes ou SEC 1970. Dans le même temps, André Vanoli participe à l’élaboration du nouveau système mondial de comptabilité nationale dans le cadre des Nations Unies, adopté en 1968. Ce nouveau système est désigné « Système de Comptabilité Nationale 1968 » ou SCN 1968. SEC et SCN s’appuient sur des principes généraux proches, tout en présentant un certain nombre de différences.

Basculement de la comptabilité nationale française aux normes internationales

Dans ce contexte, André Vanoli va jouer un rôle déterminant dans le basculement de la CNF dans un système cohérent avec les normes internationales de comptabilité nationale, avant tout européennes. Ainsi, il est l’acteur majeur de la mise en place, au début des années 70, du Système élargi de comptabilité nationale, ou SECN, avec l’année 1971 comme année de base. Le volume des méthodes du SECN 1971 est publié dans les collections de l’Insee en 1976.

Le SECN marque une évolution fondamentale de la comptabilité nationale française. S’inspirant directement du SEC, en particulier quant au périmètre de la production de biens et services (prise en compte d’une production non marchande des administrations publiques et notion de Produit Intérieur Brut en lieu et place de la Production Intérieure Brute de l’ancienne CNF), le SECN va même plus loin que le SEC sur plusieurs aspects importants : définition plus précise de la notion d’unité institutionnelle, introduction d’un tableau de synthèse des comptes de secteurs et des opérations (dit tableau économique d’ensemble ou TEE), perspective d’introduction de comptes de patrimoine et de comptes d’accumulation au sein de la séquence comptable… Par ailleurs, le SECN est à l’origine de la notion de compte satellite, forme comptable plus souple et mieux adaptée à la description d’un certain nombre de domaines ou fonctions (santé, protection sociale, éducation…) que le cadre central des comptes nationaux. André Vanoli est à l’origine de l’établissement des premiers comptes satellites, y compris dans le domaine de l’environnement. Les apports du SECN seront plus marqués encore avec la deuxième version (SECN 1980), qu’André Vanoli pilote et coordonne au cours des années 80 depuis sa position de chef du département de la coordination statistique et comptable à l’Insee.

La révision du SCN, étape décisive

L’influence et l’apport d’André Vanoli vont prendre une  ampleur considérable lors de la révision du SCN 1968 au cours des années 80 et 90, qui conduira à la deuxième version du système mondial (SCN 1993). Cette révision est conduite par un groupe d’experts, qu’André Vanoli rejoint en 1987. En outre, contrairement au SCN 1968, la version 1993 est portée par cinq organisations internationales : outre les Nations Unies, le FMI, la Banque Mondiale, l’OCDE et Eurostat. Cela donne au SCN 1993 une assise et une légitimité nettement plus larges que par le passé. Une nouvelle version du SEC est élaborée après la révision du SCN (SEC 1995), qui constitue la version européenne du système mondial. Enfin, l’adoption du nouveau SCN est concomitante de la fin du système de « Comptabilité du Produit Matériel » (CPM) mis en œuvre dans les anciens pays socialistes. Ce faisant, le SCN devient réellement la référence mondiale en matière de comptabilité nationale.

André Vanoli a été le « leader » intellectuel de cette révision. Parmi les membres du groupe d’experts, lui seul possédait la connaissance suffisante des systèmes antérieurs, aussi bien au niveau mondial qu’européen, pour assurer ce rôle. De même, il a pu s’appuyer sur les acquis importants de la CNF, la deuxième version du SECN (base 1980) anticipant nombre d’aspects repris ensuite dans la version révisée du système mondial. Ce faisant, en tant que membre du groupe d’experts, il est intervenu sur l’ensemble des sujets de fond de la révision : élargissement de la notion de FBCF[1] à certains actifs incorporels, traitement des transferts sociaux en nature et conséquences sur l’évaluation de la consommation finale, intégration de comptes d’accumulation complets dans la séquence comptable des secteurs institutionnels, notion d’actifs naturels à intégrer dans les comptes de patrimoine, partage des grandeurs à prix courants entre composantes volume et prix, passage de la notion de sécurité sociale à celle d’assurance sociale, adaptations nécessaires du système comptable à des situations particulières, la haute inflation par exemple. Ses propositions seront le plus souvent adoptées, à quelques exceptions près toutefois comme le traitement en tant que FBCF des dépenses de recherche-développement mais celles-ci le seront dans la version suivante du SCN (SCN 2008).

Par ailleurs, André Vanoli a joué un rôle décisif dans la prise en compte d’une approche très large de la notion de compte satellite, plus encore que dans démarche française. La révision du SCN est également l’occasion pour lui d’investir en profondeur le domaine de l’environnement, sous deux aspects essentiels : d’une part, comment ce domaine peut-il être pris en compte dans le cadre central de comptabilité nationale ; d’autre part, quels objectifs doit-on en revanche repousser dans le cadre de comptes satellites de l’environnement ? Ces deux questions devront être abordées à nouveau dans le cadre de la prochaine révision du SCN, dont l’échéance est prévue pour 2025.

La révision du SCN ne marque pas la fin de ses réflexions

Si le SCN 1993 marque une étape capitale dans l’évolution de la comptabilité nationale au niveau mondial, les contributions d’André Vanoli ne s’arrêtent pas, loin de là, aux travaux autour du SCN. En effet, il a poursuivi son investissement sur la question difficile de comment intégrer l’impact de la dégradation de l’environnement en comptabilité nationale (au sens large, cadre central comme compte satellite), avec de nombreux articles dans la revue Income and Wealth et de nombreuses participations à des colloques et réunions internationales : traitement de l’épuisement des ressources naturelles (renouvelables comme non renouvelables), de la dégradation des actifs environnementaux, prise en compte des services rendus par les éco-systèmes. Au prix d’un travail continu et intense, y compris après son départ en retraite (1996), il approfondira également d’autres domaines importants pour la comptabilité nationale : mesure du capital humain, mesure de l’économie numérique, impact de la mondialisation de l’économie, prise en compte du développement durable…

A la fin des années 90, André Vanoli entreprend la rédaction d’un ouvrage sur la comptabilité nationale, intitulé Une histoire de la comptabilité nationale. L’ouvrage paraît en 2002. Il y décrit de façon approfondie et d’un point de vue original, mais aussi personnel, l’évolution historique des systèmes de comptabilité nationale à partir de la fin de la seconde guerre mondiale (avec des aperçus pour les années 30 et même avant !), les débats entre économistes et comptables nationaux au cours de ces années, le « pourquoi et le comment » des solutions adoptées, tout en traçant un ensemble de perspectives après la révision du SCN (SCN 1993 puis SCN 2008). L’ouvrage comprend également des références bibliographiques très riches, certainement inégalées. Enfin, il brosse le parcours professionnel de l’auteur à partir de son arrivée au SEEF puis à l’Insee. Une histoire de la comptabilité nationale reste à l’évidence un ouvrage de référence sur les évolutions, les enjeux et les questionnements de/autour de la comptabilité nationale.

Autre facette du grand apport d’André Vanoli, il a piloté  à compter des années 70 de nombreuses opérations de la coopération internationale de l’Insee (ou dans le cadre d’EUROSTAT) dans le domaine de la comptabilité nationale, et cela sur plusieurs continents : Amérique Latine (Colombie, Equateur, Pérou, Brésil), Europe (Portugal, Grèce, départements français d’Outre-Mer), Afrique (Tunisie)… Il a toujours fortement insisté sur l’importance de cette activité pour une bonne formation à la pratique de construction des comptes nationaux, à l’appréhension des principes fondamentaux et à la connaissance des systèmes internationaux de comptabilité nationale. La coopération internationale constituait également à ses yeux une occasion privilégiée de faire connaître (et reconnaître !) l’approche française en matière de comptes nationaux.

Cet article a été initialement publié le 2 février.

 

Mots-clés : statistiques – Insee – comptabilité nationale – macro-économie


[1] Formation Brute de Capital Fixe : les mots qui désignent l’investissement en comptabilité nationale.