On ne le sait pas assez mais un des choix économiques les plus importants que l’on peut faire dans sa vie est le choix de son ou sa conjoint(e). Une branche de la recherche en économie essaie de comprendre ce choix ainsi que son impact sur toutes les décisions économiques qui suivent.

Pour analyser la formation et le comportement du couple, les économistes partent du principe qu’il y a une part de rationalité économique dans tous les aspects de la vie quotidienne y compris dans la formation des familles (Becker, 1973, [1]). Ils construisent des modèles et testent leurs prédictions sur des données pour répondre à plusieurs questions : 1) Qui se met en couple avec qui et pourquoi ? Comment fonctionne le « marché » du mariage ? 2) Comment les individus en couple prennent-ils leurs décisions économiques (épargne, consommation, logement, emploi, temps de travail, fertilité) ? Est-ce qu’ils coopèrent ou non ? Est-ce qu’ils mettent totalement en commun leurs ressources ? Répondre à ces questions permet de mesurer et de prédire les effets de politiques publiques sur le comportement des familles en prenant en compte les impacts sur la formation et la séparation des couples.

Ce texte expose les principaux cadres d’analyse utilisés en économie de la famille pour comprendre le couple et son fonctionnement (cf. Browning, Chiappori et Weiss, 2014, [2]). Bien que l’analyse économique qui suit cherche à être très générale et s’adapte à différents contextes, la plupart des exemples ci-dessous concernent le couple bigame dans nos sociétés occidentales contemporaines. Attention, âmes romantiques et sensibles, s’abstenir…

Pourquoi former un couple et avec qui ?

Pourquoi ? Une première question bien naturelle est pourquoi la grande majorité des gens vivent en couple ou ont vécu en couple à un moment donné de leur vie. Quels sont les gains associés au couple ?

Les économistes modélisent le couple comme une petite entreprise de production. A partir de leurs caractéristiques (traits de caractère, traits physiques, éducation, origine culturelle) et de leurs décisions (temps de travail rémunéré, temps de travail domestique, loisir, consommation), ils vont produire du bien-être. Le couple peut donc se modéliser comme un partenariat entre deux personnes qui ont pour objectif de produire conjointement et de consommer conjointement des biens. Ces biens peuvent être vus au sens large. Ce sont à la fois des biens publics qui se partagent (partage des coûts, des ressources et des gains d’échelle) ou qui bénéficient aux deux simultanément (présence d’enfants ou compagnie du conjoint).

Vivre en couple est avantageux si, à deux, on produit plus que la somme des quantités produites séparément. Or, c’est souvent le cas car la production et la consommation jointe génèrent des gains dus à (1) la division du travail qui exploite les avantages comparatifs (en effet, la spécialisation au sein du couple entre travail rémunéré et travail domestique permet d’augmenter la production, cf. plus bas), (2) le partage de bien collectifs non-rivaux : il y a des gains d’échelles à vivre à deux, à partager un logement, le chauffage, les coûts fixes divers, (3) l’assouplissement des contraintes de financement et la coordination des activités d’investissement : un membre du couple peut travailler et soutenir financièrement son partenaire pendant ses études ou une reconversion, ce qui pourra être bénéfique à la famille plus tard, et (4) le partage des risques : le conjoint est une source d’assurance contre le risque de perte de revenus (accident, maladie, perte d’emploi).

Avec qui ? Pour faire fonctionner au mieux son entreprise, on cherche le meilleur partenaire possible. Le choix du conjoint ne se fait pas au hasard et on remarque dans les données la prévalence de l’homogamie. C’est-à-dire qu’on observe une corrélation élevée entre les niveaux d’éducation des deux conjoints, leur âge ou leurs revenus. La proximité culturelle est aussi forte (religion, origine ethnique, …). Ce phénomène d’homogamie a des implications socioéconomiques importantes car il explique une part importante des inégalités de revenus entre les ménages et leurs transmissions au cours des générations.

Seulement la simple observation des corrélations n’est pas suffisante pour analyser ce phénomène. Quelle part de l’homogamie vient des préférences et quelle part vient des probabilités de rencontre et de la distribution des caractéristiques dans la population ? Il existe des modèles qui essayent de séparer ces différents canaux. Les économistes modélisent la formation des couples par … un marché (évidemment…) : le marché du mariage avec une offre et une demande.

La modélisation de l’équilibre sur le marché du mariage permet d’identifier les préférences et les fonctions de demande pour différentes caractéristiques. Les préférences varient en fonction du contexte culturel, de l’époque et de la fonction objectif du couple. Au début du 20ème siècle, on recherchait en priorité des caractéristiques permettant de maximiser la production en exploitant les avantages comparatifs (les hommes attractifs étaient ceux avec un salaire élevé et de belles perspectives de carrière, les femmes attractives étaient jeunes, un peu éduquées mais pas trop, juste assez pour bien élever les enfants). Aujourd’hui, les couples souhaitent également maximiser des complémentarités de consommation et de loisir : ils recherchent une proximité des goûts pour partager des temps de loisir et de consommation [7]. Les préférences dans le choix du conjoint ne sont pas non plus les mêmes pour les couples hétérosexuels ou homosexuels : on observe de plus grandes différences d’âge et d’ethnie entre les couples homosexuels qu’entre les couples hétérosexuels [3].

Marché du mariage, un marché avec ou sans prix ? Dans un marché, il existe des prix pour égaliser l’offre et la demande. Dans de nombreux pays, et à différentes époques, il peut exister une transaction financière au moment du mariage, soit du fiancé vers la famille de la fiancée, soit l’inverse. Ce transfert est alors un prix qui équilibre l’offre et la demande. Si aujourd’hui, dans la plupart des pays développés, il n’y a plus de dot ou de prix de la fiancée, des transferts non monétaires entre les deux membres du couple sont possibles. Ces transferts peuvent même s’effectuer tout au long de la relation : un individu en couple peut diminuer son utilité pour réallouer les ressources de façon à ce que l’utilité de son partenaire augmente (s’installer près des beaux-parents ou le suivre à l’étranger, concéder sur le choix des vacances ou de l’achat de la voiture…). On parle alors d’une utilité transférable, ce qui permet un système de compensation entre les deux partenaires. Ce transfert peut s’assimiler à une règle de partage ou à un pouvoir de négociation. L’observation du comportement des couples et des décisions prises permet parfois d’identifier cette règle de partage.

Au sein du couple. Quel fonctionnement ?

La spécialisation. Au sein d’un ménage, il faut gagner de l’argent sur le marché du travail pour pouvoir consommer des biens et avoir du temps de loisir, mais il faut aussi organiser la vie de famille : s’occuper des enfants s’il y en a, faire les courses, préparer les repas, faire du rangement et du ménage. Ces tâches (ou travail domestique), ne sont pas rémunérées mais sont nécessaires à la production du bien public qui bénéficie à la famille. A l’image de l’organisation au sein d’une entreprise, l’existence d’avantages comparatifs incite à la spécialisation. Si dans un couple donné, les deux conjoints sont aussi productifs dans le travail domestique mais que l’un deux est un peu plus productif dans la sphère professionnelle avec un salaire horaire plus élevé, alors la maximisation de l’utilité d’un ménage s’obtient lorsque le partenaire avec le salaire le plus élevé, utilise tout son temps de travail disponible pour son travail rémunéré tandis que l’autre effectue la totalité du travail domestique puis, s’il lui reste du temps de travail disponible, peut l’utiliser pour du travail rémunéré. Même de petites différences de productivité initiales peuvent impliquer une spécialisation des tâches.

Dans les sociétés occidentales, la spécialisation était très forte il y a un siècle, les femmes se consacrant à la sphère domestique et les hommes à la sphère professionnelle. Cependant, avec le progrès technologique qui a diminué le temps nécessaire pour les tâches ménagères et la forte augmentation du niveau d’éducation des femmes qui peuvent maintenant avoir des salaires horaires élevés, les gains de la spécialisation ont diminué (et avec eux les gains du couple). Il est aujourd’hui souvent plus avantageux pour les couples d’avoir deux revenus. Cependant, la spécialisation a toujours des avantages et reste bien présente : on observe toujours une part importante de femmes à temps partiel, en particulier quand il y a de jeunes enfants à la maison. La spécialisation permet par exemple à l’un des partenaires de rester plus longtemps au travail, de chercher un travail plus loin et mieux rémunéré tout en restant vivre dans des endroits plus abordables ou avec une meilleure qualité de vie. Comme le rendement des heures supplémentaires faites au travail est croissant dans certaines professions qualifiées, la spécialisation permet au couple d’aller chercher ce rendement supplémentaire.

Empiriquement, on remarque que la spécialisation reste toujours genrée (dans les couples hétérossexuels). C’est-à-dire que même dans les couples où la femme a un salaire plus élevé que son conjoint, ce sont les femmes qui donnent le plus de leur temps pour le travail domestique, ce qui contredit les prédictions économiques classiques. Les travaux économiques récents introduisent maintenant des normes de genre et des préférences culturelles pour expliquer ces comportements.

La spécialisation a cependant de fortes limites : si elle est efficace à court terme, elle peut être inefficace à long terme car elle est associée à une perte en capital humain pour celui ou celle qui s’arrête de travailler. En cas de séparation, il peut aussi y avoir des coûts dus à l’interdépendance des conjoints et chacun est démuni s’il est hyperspécialisé. Après un divorce, les femmes sont en particulier les grandes perdantes de la spécialisation au sein du couple. Les gains du mariage et de la spécialisation sont forts lorsque les membres du ménage peuvent s’engager à rester ensemble durablement. Parce qu’une proportion élevée de mariages se terminent par des divorces, il est aujourd’hui moins souhaitable de se spécialiser ou de soutenir financièrement son partenaire pendant ses études. Il y a donc un impact important des lois et des institutions (contrat de mariage, de pacs, réglementation du divorce) sur la spécialisation. On observe d’ailleurs moins de spécialisation chez les couples cohabitants non mariés, même parmi ceux qui ont aussi des enfants.

Les gains du mariage dépendent aussi de la facilité à externaliser les tâches domestiques, des contraintes de crédit et du système d’assurance chômage et santé. En cas de marché complet et parfait, l’intérêt de former une famille diminue. Si tous les biens produits avec du temps domestique étaient parfaitement externalisables et achetables sur le marché (ce qui n’est pas le cas), il n’y aurait pas de gain à se spécialiser. S’il n’y a pas de contraintes de crédit et que l’assurance chômage et l’assurance santé sont efficaces, l’assurance donnée par le couple n’est plus nécessaire.

Un ménage mais deux managers. La négociation au sein du couple. En plus des soucis d’efficacité de la production et consommation du ménage, les économistes ont montré que l’on devait prendre en compte la pluralité des décideurs au sein d’un ménage [2].  Un couple n’est pas une unité, mais est bien constitué de deux personnes qui ont des préférences différentes et qui doivent se coordonner. Comment dans ce cas modéliser la consommation, l’épargne et l’offre de travail des ménages ?

Les études empiriques ont montré que les modes de consommation des couples ne sont pas affectés de la même manière en fonction de qui reçoit un choc sur son revenu. Par exemple, les dépenses de consommation concernant les enfants vont augmenter plus fortement si c’est le revenu de la mère qui augmente que si c’est le revenu du père. Les revenus ne sont donc pas parfaitement mis en commun et il existe une règle de partage et un pouvoir de négociation au sein du couple que plusieurs travaux économiques essaient d’identifier. Cela est difficile car nous n’observons pas comment les individus prennent leurs décisions dans le ménage. Nous n’observons souvent que la dépense totale et le choix final, pas les négociations ni les préférences de chacun.

Plusieurs modèles existent pour analyser la prise de décision du couple, les modèles coopératifs ou collectifs qui supposent que les membres du couple coopèrent et maximisent le surplus total qu’ils peuvent obtenir. Ils prennent des décisions efficaces au sens de Pareto, ce qui veut dire que l’utilité d’un membre ne peut plus être augmentée sans que l’utilité d’un autre membre soit diminuée.

Est-ce raisonnable de faire l’hypothèse que les membres d’un couple sont coopératifs ? On peut supposer que oui car les personnes en couple se connaissent bien, échangent régulièrement et sont en capacité de prendre les meilleures décisions pour leur couple, mais l’existence de violence familiale et de conseillers conjugaux montre que ce n’est pas nécessairement le cas. Il existe aussi des modèles non-coopératifs qui supposent que chaque membre du couple maximise sa propre utilité en prenant les ressources du partenaire et ses actions comme données. Les couples non-coopératifs ne prennent alors pas nécessairement de décisions optimales. Des articles de recherche et économie expérimentale et comportementale essayent de tester ces deux types de modèle et montrent que les deux types de couples coexistent : certains couples coopèrent, d’autres pas. Le type de coopération peut aussi évoluer au cours de la vie et de la relation.

Pouvoir de négociation au sein du couple. Quels sont les déterminants du pouvoir de négociation au sein du couple ? Comme dans toute négociation, ce sont les points de menace, c’est-à-dire ce qui va se passer si la négociation échoue. Il pourrait y avoir un comportement non-coopératif ou même une séparation. Dans tous les cas, plus les options de sortie d’un partenaire sont intéressantes (la facilité de retrouver un nouveau partenaire, ou celle de vivre seul en autonomie), plus son pouvoir de négociation augmente. Un revenu élevé ou un physique attractif sont des facteurs qui augmentent le pouvoir de négociation au sein du couple.

L’environnement institutionnel impacte également le pouvoir de négociation et donc le partage des ressources au sein du couple. Par exemple, plusieurs études empiriques ont montré que des changements dans les règles de partage du patrimoine après un divorce ou une séparation avaient un impact sur la distribution des ressources au sein des ménages [6]. Cela implique qu’il existe des inégalités de ressource au sein d’un même ménage.

Inégalités entre les couples mais également au sein du couple. Comment les ressources au sein d’un ménage sont-elles partagées ? Il est très difficile d’évaluer les revenus réels individuels des membres d’un couple lorsqu’ils sont en couple : qui est à qui, qui peut consommer quoi ? Pourtant, ces inégalités existent. Pour le voir, comparons les revenus individuels avant et après un divorce par exemple. Alors qu’après un divorce, on peut observer des inégalités de revenu très fortes entre les deux personnes séparées, il est pourtant usuel de considérer que juste avant le divorce, les deux personnes en couple avaient le même niveau de vie. Des travaux récents étudient les données de patrimoine des ménages pour séparer le patrimoine de chacun au sein d’un couple et identifient une individualisation du patrimoine au sein des couples qui est de plus en plus importante [4].

Ces derniers paragraphes montrent que les décisions intra-familiales et le partage des ressources des hommes et des femmes en couple sont liées au marché du mariage et au choix du conjoint.

Des modèles économiques qui étudient la simultanéité de ces choix.  

Des modèles économiques récents modélisent donc conjointement le marché du mariage et le partage des ressources intra-familiales [5]. Ces modèles sont importants pour pouvoir mesurer des effets de politiques publiques sur les familles, en prenant en compte les familles qui vont se former et se séparer en réaction. Des réformes des politiques familiales ou de taxation peuvent influencer la structure des couples par la formation de nouveaux couples et la séparation d’autres. Elles peuvent changer la distribution des ressources au sein des ménages en changeant le poids de négociation des individus. Les économistes de la famille essaient d’en comprendre les effets.

 

Cet article a été initialement publié le 9 mars.

 

Mots-clés :  économie de la famille – marché du mariage – couple – homogamie – inégalités hommes-femmes

Bibliographie:

[1] Becker, G. S. (1973). A theory of marriage: Part I. Journal of Political economy, 81(4), 813-846.

[2] Browning, M., Chiappori, P. A., & Weiss, Y. (2014). Economics of the Family. Cambridge University Press.

[3] Ciscato, E., Galichon, A., & Goussé, M. (2020). Like attract like? A structural comparison of homogamy across same-sex and different-sex households. Journal of Political Economy, 128(2), 740-781.

[4] Frémeaux, N., & Leturcq, M. (2020). Inequalities and the individualization of wealth. Journal of Public Economics, 184, 104145.

[5] Goussé, M., Jacquemet, N., & Robin, J. M. (2017). Marriage, labor supply, and home production. Econometrica, 85(6), 1873-1919.

[6] Goussé, M., & Leturcq, M. (2022). More or less unmarried. The impact of legal settings of cohabitation on labour market outcomes. European Economic Review, 149, 104259.

[7] Lippmann, Q. (2021). From material to non-material needs? The evolution of mate preferences through the twentieth century in France. The Journal of Economic History81(3), 831-871.

Marion Goussé
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