Cet article est la reprise avec due autorisation de celui déjà publié par le blog de l’AFSE : https://www.blog-afse.fr/billet/leconomie-t-elle-un-genre-etude-des-doctorats-de-sciences-economiques-en-france-1985-2021


Une étude inédite sur les inventaires de thèses de doctorat en France met en évidence la sous-représentation persistante des femmes au sein de la recherche en économie depuis la fin des années 1980. Bien qu’il y ait eu une première dynamique de réduction des inégalités au tournant des années 1990-2000, la part de doctorantes en économie stagne autour de 35% depuis une vingtaine d’années et celle des directrices de thèse autour de 25 %. Même si le paysage de la direction de thèse évolue, les tendances récentes restent en faveur des hommes : le modèle dominant à un unique directeur se transforme en un mode dominant de co-direction dans lequel il y a systématiquement un homme. Cette surreprésentation des hommes transcende notamment les clivages orthodoxes et hétérodoxes.

Parmi les sciences sociales, l’économie est la discipline la moins féminisée  (Lundberg, Stearns, 2019). Aux États-Unis, les femmes représentent environ 17 % des professeur(e)s d’université (CSWEP, 2022). En Europe, 34,3 % des économistes, (tous niveaux de carrière confondus) sont des femmes (Friedel, Auriol, Wilhelm, 2019).

Ces études reposent sur des données accumulées par des comités dédiés à la place des femmes dans la discipline économique, au sein d’associations d’économistes. La commission sur le statut des femmes dans la profession d’économiste (CSWEP) de l’Association américaine d’économistes (AEA) produit des études depuis les années 1970 aux États-Unis. En 2019, l’Association européenne d’économistes (EEA) s’est dotée d’une initiative similaire (Women in Economics), afin de documenter cette question. En revanche, le manque de données rend difficile l’étude des inégalités et des dynamiques de genre dans le cas de la France où les analyses restent rares. On peut noter le travail de Zignago et Penalosa sur la base du RePec, ainsi que celui de Boring et Zignano sur la situation des femmes économistes en France et dans le monde, qui montrent tous les deux l’existence d’un problème de représentation des femmes dans la discipline.

Afin de contribuer à documenter cette question nous étudions l’évolution de la part des doctorantes et des directrices de thèse en sciences économiques en France entre 1985 et 2021, grâce à la collecte et l’exploitation des données du moteur de recherche theses.fr.

Une base de données inédite et exhaustive depuis 1985

La base de données comprend plus de 9 000 thèses soutenues entre 1985 et 2021 en sciences économiques, ce qui correspond à 96 % des thèses accessibles via ce moteur (pour le reste, le genre de l’auteur(trice) n’a pu être déterminé). Cette base est exhaustive depuis 1985, ce que nous avons établi par comparaison avec les archives physiques des inventaires de thèses de doctorat. Pour chacune d’entre elles, nous connaissons le titre de la thèse, l’identité de son auteur(trice), l’identité de la (des) personne(s) en charge de la direction, l’année de la soutenance et l’université de rattachement de la thèse. Nous avons apparié chaque auteur(trice) et directeur(trice) à un genre (homme ou femme) avec des tables genrées de prénoms. Une méthodologie plus détaillée se trouve dans Sagot (2023).

La profondeur historique de cette base de données permet d’analyser des dynamiques de carrière, de long terme et générationnelle : les femmes renoncent-elles à se lancer dans une carrière de chercheuse en économie ? Les inégalités s’amplifient-elles au cours de la carrière ? Y a-t-il des évolutions dans la représentation des femmes depuis les années 1980 ? Cette représentation est-elle liée aux sous-champs, aux approches concurrentes au sein de la recherche en économie ?

La faible représentation des femmes et cette évolution peut être le fruit de deux tendances non exclusives : les jeunes femmes  ne choisissent pas de faire des études de sciences économiques dès la licence ou le master donc le vivier de potentielles doctorantes est faible (effet de “tiny pipeline”, comme c’est le cas aux États-Unis) ; les jeunes femmes choisissent de commencer des études de sciences économiques  mais elles ne poursuivent pas jusqu’au doctorat  et il y a un  effet de déperdition progressive (“leaky pipeline”).

Femmes en économie, une sous-représentation qui persiste

Bien qu’il y ait eu une première dynamique de réduction des inégalités à la fois dans les cohortes de doctorant(e)s et de directeur(rice)s de thèse, on observe une stagnation autour de 35 % de doctorantes et de 25 % de directrices de thèse depuis une vingtaine d’années, comme le montrent les graphiques 1 et 2.

En outre, le nombre de thèses soutenues par des hommes et par des femmes est relativement stable depuis 20 ans, ce qui montre que cette stagnation n’est pas l’effet de dynamiques similaires entre les femmes et les hommes, comme une inflation simultanée du nombre de thèses.

Pourtant, depuis 10 ans, les femmes sont  plutôt majoritaires au sein des formations initiales en économie-gestion (52 % au sein des licences d’économie-gestion en 2008, 55 % en 2017, 55 % au sein des classes préparatoires économiques en 2008 et 2017)[1]. La France semble ainsi être dans une situation de “leaky pipeline” plutôt que de “tiny pipeline” dans le cas de l’accès au doctorat.

Graphique 1. Évolution du nombre de thèses soutenues par des hommes et des femmes, France, 1985-2021

 

Le graphique 1 montre que les hommes soutenaient plus de 70 % des thèses dans la fin des années 1980, contre environ 60 % au début des années 2000, mais cela n’a pas beaucoup changé depuis. Dans les cas de la direction de thèse, les dynamiques sont similaires mais plus tardives (réduction des inégalités à partir des années 2000) et en partant d’une situation plus déséquilibrée (90 % de directeurs pour 10 % de directrices de thèse à la fin des années 80).

Féminisation des directions de thèse et co-encadrement

Contrairement à l’obtention du doctorat qui semble être une forme de “leaky pipeline”, la faible représentation des femmes parmi les directeur(rice)s de thèse semble plutôt être due à un effet de “tiny pipeline”, c’est-à-dire que le vivier de potentielles directrices est trop faible.

D’après le graphique 2, les femmes dirigent beaucoup moins de thèses que les hommes, depuis au moins le milieu des années 1980. Par contre, il est moins évident de distinguer la réduction des inégalités de genre dans la direction des thèses, car le paysage de la direction de thèse en sciences économiques a lui-même beaucoup changé depuis cette période, avec l’émergence de la pratique de la codirection de thèse depuis les années 2000.

Graphique 2. : Évolution des modes de direction de thèses, France, 1985-2021

Indication de lecture : En 2021, environ 40 % des thèses étaient dirigées par des hommes seuls.
Environ 10 % étaient dirigées par des femmes seules. Environ 20 % étaient dirigées par deux hommes.

Sur le graphique 2, on voit que la présence des femmes dans la direction de thèses est plus importante, mais qu’elle progresse surtout par la co-direction de thèse avec un homme. La part des hommes dirigeant des thèses seuls diminue de façon stable dans le temps, passant de 90 % des thèses soutenues à la fin des années 1980 à 50 % à la fin de la décennie 2010. Les thèses dirigées par deux femmes restent rares, alors que les thèses dirigées par un homme et une femme gagnent du terrain.

Ainsi, on semble passer d’un modèle dominant à un directeur à un mode dominant de co-direction où au moins un des deux directeur(ice) est un homme.

Pour comprendre cette faible représentation des femmes, nous avons comparé la part de détentrices d’habilitation à diriger des recherches et la part de directrices de thèses. D’après les recensements du MESRI, la part de directrices de thèses correspond entre 2016 et 2021 à la part des professeures d’université de la section 5 du CNU (25 %). Il semblerait donc qu’il n’existe pas vraiment de réservoir de détentrices de HDR qui choisissent de ne pas diriger de thèses ou qui ne sont pas sollicitées. La part de femmes chez les maître(sse)s de conférences qui détiennent une HDR est une information non disponible, donc nous ne pouvons conclure sur l’existence de ce potentiel réservoir.

La disparition progressive des “superdirecteur(ice)s”, profils quasi-exclusivement masculins, est un phénomène qui augmente significativement la part relative de femmes dans les directions de thèses. Une seule personne pouvait ainsi diriger plus d’une trentaine de thèses (voire plus) pendant sa carrière. Cette catégorie de directeur(ice)s a tendance à disparaître à partir des années 2000-2010, ce qui augmente relativement la part de femmes dans les directions de thèses.

Qui encadre qui ?

Les femmes encadrent significativement plus de femmes que d’hommes, et les hommes ont également tendance à encadrer d’autres hommes, comme le montre le graphique 3, et cela de façon stable dans le temps.

Indication de lecture des odd ratios : entre 1985 et 2000, une directrice de thèse avait environ 0,75 moins tendance à diriger la thèse d’un doctorant que l’ensemble des personnes dirigeant une thèse. Plus le point est vers la gauche et plus le groupe a tendance à encadrer des femmes, et plus il est vers la droite et plus le groupe a tendance à diriger des hommes.
Plus le point est éloigné de 1 et plus l’effet est fort.

On remarque que la tendance à diriger une thèse soutenue par une personne du même genre persiste depuis 1985 et qu’elle se maintient notamment lorsque d’autres formes de direction apparaissent. Ainsi, deux codirecteurs masculins ont plus tendance à encadrer un doctorant, qu’un codirecteur et une codirectrice.

Genre, dynamiques de champ et d’approches

Cet appariement genré interroge quant aux critères de choix d’un(e) directeur(ice) de thèse, qui sont notamment liés aux thématiques de la thèse ou à l’approche générale de la thématique par le (la) directeur(ice) de la thèse.

Pour comprendre si cette question des thématiques explique cette tendance genrée aux appariements doctorant(e)-directeur(ice), nous nous sommes intéressés aux dynamiques propres aux champs d’analyse et particulièrement à l’approche générale (plutôt orthodoxe ou plutôt hétérodoxe).

Pour cela, nous avons considéré les thèses dirigées par au moins une(e) signataire de la lettre de l’Association Française d’Economie Politique (AFEP) pour la création d’une nouvelle section du CNU “Économies et sociétés” étaient des thèses labellisées “hétérodoxes”.  En appariant cette liste à notre base de données, nous obtenons un échantillon de 855 thèses.

Chez les hétérodoxes, les dynamiques sont similaires à celles observées dans la base complète : nette domination des hommes dans la direction de thèse et disparition relative des monodirections masculines au profit de codirections comptant au moins un homme.

En revanche, les populations de doctorant(e)s sont plus mixtes plus tôt, quand on considère l’ensemble des thèses dirigées par au moins un(e) économiste hétérodoxe (fin des années 1980, contre fin des années 1990 pour l’ensemble).

Au cours des 5 dernières années, le ratio de genre chez les doctorant(e)s “hétérodoxes” est le même qu’au sein de la base totale suite à une re-masculinisation récente, qui s’observe aussi au sein du reste de la base.

Toutefois, le cas de l’hétérodoxie en tant qu’approche minoritaire au sein de la discipline économique en France peut laisser penser que la sous-représentation des femmes découle de mécanismes différents de l’approche orthodoxe. Des dynamiques de compétition qui n’existent pas dans l’approche orthodoxe, liées au peu de ressources disponibles pour les chercheur(euse)s hétérodoxes, pourraient par exemple être à l’œuvre et pénaliser particulièrement les femmes.

 

Mots-clés : Enseignement – Doctorat – Genre – Thèse

 

Cet article a été initialement publié le 3 juillet 2023.


Références

Anne Boring & Soledad Zignago, 2018, « Économie : où sont les femmes ? », Bloc-Notes Éco, Banque de France, 07/03/18 : https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/economie-ou-sontles-Femmes.

Auriol, E., Friebel, G., & Wilhelm, S. (2019). Women in European economics. Women in economics.

Cecilia García-Peñalosa & Soledad Zignago, 2022, “Implicit discrimination against women… economists “, Bloc-Notes Eco, Banque de France, 03/08/2022: https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/en/blog-entry/implicit-discrimination-against-women-economists

Ceci, S. J., Ginther, D. K., Kahn, S., & Williams, W. M. (2014). Women in academic science: A changing landscape. Psychological science in the public interest, 15(3), 75-141.

Lundberg, S. (2018). Report: Committee on the status of women in the Economics profession (CSWEP). In AEA Papers and Proceedings (Vol. 108, pp. 704-21).

Lundberg, S., & Stearns, J. (2019). Women in economics: Stalled progress. Journal of Economic Perspectives, 33(1), 3-22.

Sagot, G. (2023). Le genre, caractère structurant du champ de la recherche et de l’enseignement supérieur en économie ? Mémoire de Master 1, École polytechnique. https://drive.google.com/file/d/1BhW9EputgM0SvshKObw6W67javguO3Xu/view?usp=share_link


[1]https://www.education.gouv.fr/filles-et-garcons-sur-le-chemin-de-l-egalite-de-l-ecole-l-enseignement-superieur-edition-2019-11861

https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/filles-et-garcons-sur-le-chemin-de-l-egalite-de-l-ecole-l-enseignement-superieur-2010-81616

Gabrielle M. Sagot