« Que personne ne dise que cela ne peut être fait » déclarait Franklin D. Roosevelt dans son discours sur l’état de l’Union le 6 janvier 1942. Un mois après le bombardement de Pearl Harbor, il annonçait les objectifs de production d’armes du pays. Cet effort de guerre était alors critiqué comme étant impossible à réaliser, on disait qu’il était déjà trop tard pour réagir dans cette guerre qui avait commencé deux ans auparavant. Et si nous étions aujourd’hui dans une situation similaire face au changement climatique ? A la fin, les alliés ont gagné la guerre : pourrions-nous gagner contre le changement climatique en nous inspirant des économies de guerre du passées ?
Qu’est-ce qu’une économie de guerre ? La mobilisation d’un maximum des ressources disponibles dans le but d’un objectif commun, la victoire. Ces ressources (argent, matériel, main d’œuvre, etc.) sont temporairement diverties de leur usage privé pour servir une cause collective. Peut-on imaginer une économique de guerre climatique du XXIe siècle ? Deux exemples fameux par le passé peuvent servir de source d’inspiration : les économies de guerre britannique et américaines durant la Seconde Guerre mondiale.
Le dirigisme au pays des libertés : l’économie de guerre américaine (1941-1945)
Pour organiser l’effort industriel en matière d’équipement militaire, un gigantesque système pyramidal permettait un contrôle total des prix, de la production et de la consommation. Le contrôle des prix était coordonné par l’Office of Economic Stabilisation, créé à la fin de 1942, qui disposait des pouvoirs les plus étendus en matière de contrôle du pouvoir d’achat, des prix, des traitements et salaires, des profits, du rationnement et du ravitaillement. Une centaine d’agences ont été créées pour contrôler les prix dans différents secteurs. Le système de rationnement était très étendu : à la fin de l’année 1944, le rationnement concernait 95% des denrées alimentaires (Callender et al., 1945). Au total, entre 1939 et 1945, malgré la hausse des produits agricoles, et grâce à la remarquable stabilité des loyers, des carburants et des métaux, l’ensemble des prix aux États-Unis n’a pas augmenté de plus du tiers, soit trois fois moins qu’entre 1914 et 1918 (Callender et Istel, 1945).
La mobilisation de la population a été massive. Un million d’hommes ont été recrutés dans les forces armées en 1941, douze millions en 1944. L’industrie de guerre s’est développée encore plus rapidement : de cinq cent mille en 1940 à 20 millions à la fin de 1943. Ce développement extraordinairement rapide se fait sous la direction de la War Manpower commission créée en août 1942.
À partir de Pearl Harbor, une accélération sans précédent de la production industrielle a lieu dans le cadre du Victory Program de Franklin Roosevelt : en un an seulement, plus de la moitié du PIB américain est consacré à l’effort de guerre (il était proche de zéro en 1941). Au 7 décembre 1944, 56 229 navires de guerre, 230 737 avions, 203 085 chars et 1 796 764 camions avaient été construits par l’industrie américaine, dépassant les objectifs fixés par Roosevelt (Callender et al., 1945). A titre de comparaison, seuls 350 avions étaient nécessaires à cette époque pour couvrir toutes les lignes aériennes commerciales.
Le gouvernement américain s’est financé par d’importantes augmentations d’impôts et par l’endettement. À partir de 1940, le gouvernement a étendu l’impôt sur le revenu de 4 millions en 1939 à 43 millions d’Américains en 1945. Les Américains qui gagnaient plus de 500 dollars par an payaient un impôt sur le revenu à un taux de 23 %, tandis que ceux qui gagnaient plus d’un million de dollars par an voyaient leur pourcentage d’imposition passer à 94 %. Ces impôts ont généré d’importantes recettes : 45 milliards de dollars en 1945 contre 8,7 milliards de dollars collectés en 1941 (Tassava, 2018). De plus, l’impôt sur les bénéfices des entreprises après impôt (dont, déjà à l’époque, un impôt sur les surprofits de temps de guerre), ont augmenté d’environ 40 % entre 1939 et 1942 (Rockoff, 2012). Sur un coût total de 304 milliards de dollars pour la guerre, les impôts ont fourni près de la moitié des recettes (136,8 milliards de dollars) (Kennedy, 1999). Pour couvrir le reste, le gouvernement a créé les « obligations de guerre ». Même si les obligations avaient un taux d’intérêt annuel faible (2,9%) par rapport à l’inflation, ce fut un succès : 85 millions d’Américains achetèrent pour plus de 185 milliards de dollars de titres, souvent par le biais de déductions automatiques sur leur salaire. Les institutions commerciales comme les banques ont également acheté des milliards de dollars d’obligations, détenant plus de 24 milliards de dollars à la fin de la guerre (Kennedy, 1999).
Le système « Utility » : l’économie de guerre britannique (1939-1945)
Comme aux Etats-Unis, la mobilisation de la main-d’œuvre fut massive. Un million de chômeurs et trois millions et demi d’hommes retirés des industries et des services non essentiels furent mobilisés (4 millions dans les forces armées et 600 000 dans la fabrication d’équipements de guerre). 500 000 femmes furent mobilisées dans les services auxiliaires de l’armée et 1 200 000 dans l’industrie de guerre.
Le système à points des tickets de rationnement autorisait d’échanger une certaine valeur en points contre différents biens, ce qui permettait à l’État de diriger la demande en fonction de l’offre disponible et d’offrir une certaine latitude dans le choix des achats. A cela s’ajoutait des cantines publiques accessibles sans tickets de rationnement situées dans les usines pour s’assurer que les travailleurs étaient correctement nourris.
Pour subvenir aux besoins, la politique agricole fut complètement refondue. Historiquement, très importatrice, la Grande-Bretagne a rationalisé sa production allant jusqu’à réussir à doubler sa récolte de blé et de pommes de terres par rapport à l’avant guerre alors même que la quasi-totalité des sols étaient déjà utilisés. La production indirecte des produits alimentaires fut substituée par celle de produits directement consommables par l’homme, les pâturages labourés et transformés en terres à céréales et à cultures fourragères.
L’économie de guerre britannique était celle de la gestion de la pénurie, que ce soit dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie. Les industries lourdes ne produisant pas suffisamment, une politique générale de récupération des matières premières a été poussée à l’extrême : les vieilles ferrailles et bouts de papier étaient récupérés. Les clôtures des parcs municipaux ont été retirées pour être utilisées à des fins militaires. La fabrication de certains objets a été purement et simplement interdite : quincaillerie d’aluminium, de nombreux objets de luxe (pianos, frigidaires, etc.) et même les tondeuses à gazon, ultime sacrifice pour les Anglais !
Mais c’est bien le système d’accès aux produits de première nécessité qui a été le plus impressionnant au Royaume-Uni. La spécificité de l’économie de guerre britannique est le « Utility system » étudié par Jean-René Bernard. Le système Utility « consistait à définir, en période de pénurie, des produits industriels standards, avantageux pour les consommateurs, qui bénéficient de garanties de qualité et de prix, pour la collectivité, qui obtient des économies de matières premières et de main- d’œuvre, et pour l’Administration, qui peut les contrôler plus facilement » (Bernard, 1953).
La production des biens Utility était très réglementée. Le Board of Trade appliquait de nombreuses normes sectorielles de standardisation pour éviter tout superflu. Concernant l’industrie du textile, on notait : suppression des garnitures inutiles telles que les broderies ou les fourrures appliquées aux manches ou au col des manteaux de femmes ; réglementation du nombre de boutons des pardessus ; interdiction des revers au bas des pantalons d’hommes ; interdiction à chaque firme de produire plus d’un certain nombre de modèles, etc. (Bernard, 1953).
Le contrôle de la production nécessitait et facilitait à la fois un contrôle des prix. La standardisation permettait ainsi une réduction des coûts de production : l’indice moyen des prix de vente des vêtements au détail tomba en effet de 195 en août 1942 à 165 en octobre 1943, sur une base 100 en janvier 1939 (Bernard, 1953). De par leur qualité et leur coût abordable, les biens Utility étaient même victimes de leur succès. A titre d’exemple, la part de marché des chaussures Utility avoisinait les 98 % et 80 % dans l’ensemble de l’industrie textile (Bernard, 1953).
Si la pénurie structurait l’économie de guerre britannique, plusieurs commentateurs de l’époque notent l’efficacité sociale du système, en permettant à tous d’avoir accès aux biens de première nécessité à des prix abordables : « Une des conséquences inattendues du rationnement et des restrictions est qu’une grande partie de la population, la moins bien payée, est, pour la première fois dans l’histoire de l’Angleterre, bien nourrie » (Norman et Goldet, 1945).
Six leçons pour une économie de guerre climatique
- Privilégier l’efficacité immédiate de la norme. Alors que les États-Unis construisaient plus de 3 millions de voitures par an avant la guerre, Roosevelt interdit leur construction de février 1942 à fin 1944 (Brown, 2009) : les industries se sont immédiatement redirigées vers fabrication de matériel militaire. Dans le contexte du changement climatique, certaines mesures immédiates pourraient avoir des effets significatifs sans coût excessif pour la société. C’est dans cette logique qu’on peut imaginer de limiter les voyages en avion, d’interdire l’achat des yachts ou des véhicules de luxe les plus polluants, d’interdire le survol des villes par les touristes en hélicoptère, etc.
- Capitaliser sur les savoirs et compétences du passé pour inventer le futur. Doris Kearns Goodwin (1994) décrit comment durant la Seconde Guerre mondiale un fabricant de poêles produisait des canots de sauvetage ; une usine de manèges fabriquait des fusils ; une entreprise de jouets fabriquait des boussoles ; un fabricant de corsets produisait des ceintures de grenades, etc). Aujourd’hui, les savoirs et compétences du passé sont les atouts d’une transformation rapide, notamment du tissu industriel, et d’une économie durable.
- Renforcer l’Etat-providence et la justice sociale pour libérer les forces productives et de transformation de la société. Sous Roosevelt, les ménages étaient taxés à la hauteur de leurs moyens pour ainsi favoriser un sentiment de justice sociale. L’économie de guerre britannique était un exemple de système redistributif où chacun avait accès aux biens de première nécessité. C’est ainsi que les populations britanniques pouvaient être pleinement engagées dans l’effort de guerre dans une cohésion nationale partagée. Même si les ressources planétaires sont limitées, il est possible d’imaginer un monde où chacun mange à sa faim, c’est une question de partage des ressources. Il s’agit de privilégier une économie des besoins à la place d’une économie des désirs.
- Désabsolutiser la propriété privée pour la mettre en cohérence avec les causes collectives. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les entreprises américaines qui ne se conformaient pas au plan étaient tout simplement placées sous le contrôle du gouvernement. La photo de Sewell Avery, président de la société Montgomery Ward, emporté par un escadron de soldats hors du siège de l’entreprise avait fait grand bruit mais symbolisait bien la nouvelle relation entre le gouvernement et le capital. Dans le contexte de la transition écologique, la propriété privée devrait pouvoir être encadrée par des garde-fous : l’abusus, le droit d’en disposer à sa guise (y compris de la détruire), devrait être strictement limité notamment pour les biens naturels et non renouvelables.
- Considérer que financer la transition écologique n’est pas un problème. Les Etats belligérants ont su mobiliser des ressources financières sans commune mesure avec les besoins financiers de la transition écologique, et ils y sont arrivés ! On estime généralement qu’il faudrait investir autour de 2% du PIB mondial pour financer la transition écologique (que les investissements soient publics ou privés) : on est loin des 35% du PIB en dépenses militaires en moyenne durant la Seconde Guerre mondiale ! Les Etats belligérants ont financé pour moitié l’effort de guerre grâce à l’impôt, l’autre moitié étant de la dette (Chélini, 2016). Le manque de ressources financières ne devrait pas être une excuse pour ne pas agir : les moyens financiers ne manquent pas quand on sait se donner des priorités.
- Toujours garder espoir. Même avec du retard, ensemble, il est possible de faire des miracles. L’exemple de l’entrée spectaculaire des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale est emblématique à cet égard. Alors qu’ils n’avaient pratiquement aucune production militaire en 1940, les États-Unis ont dépassé de loin toutes les autres nations belligérantes en termes de puissance industrielle en l’espace de trois ans. Ces exemples passés montrent combien les sociétés sont capables de rebondir si seulement elles s’en donnent les moyens.
Bibliographie
Bernard, J.-R. (1953). Le système «Utility». http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100218250
Brown, L. R. (2009). Plan B 4.0: Mobilizing to Save Civilization. http://www.earth- policy.org/images/uploads/book_files/pb4book.pdf
Callender, Harold, Istel, & André. (1945). L’Économie de guerre des États-Unis, Publications du Comité d’action économique et douanière n° 24. SPID.
Chélini, M.-P. (2016). Le financement de la Seconde Guerre mondiale: Problèmes généraux et exemples nationaux. In Guerre, économie et fiscalité. Hermann.
Goodwin, D. K. (1994). No Ordinary Time: Franklin and Eleanor Roosevelt—The Home Front in World War II.
https://www.google.fr/books/edition/No_Ordinary_Time/wQcMDdFC1QEC?hl=en&gbpv=1 &printsec=frontcover
Kennedy, D. M. (1999). Freedom from Fear: The American People in Depression and War, 1929-1945. Keynes, J. M. (1940). How to Pay for the War. Palgrave Macmillan.
Nordhaus, W. D. (2007). A Review of the Stern Review on the Economics of Climate Change. http://piketty.pse.ens.fr/files/Nordhaus2007b.pdf
Norman, G., & Goldet, A. (1945). L’Économie de guerre de la Grande-Bretagne, Publications du Comité d’action économique et douanière, n° 25. SPID.
Rockoff, H. (2012). America’s Economic Way of War: War and the US Economy from the Spanish- American War to the Persian Gulf War. Cambridge University Press.
Stern, N. (2006). The Economics of Climate Change: The Stern Review. Tassava, C. (2018, February 10). The American Economy during World War II.
http://eh.net/encyclopedia/the-american-economy-during-world-war-ii/
Cet article a été initialement publié le 18 septembre 2023.
Bonjour,
Intéressant article car je n’avais pas idée de l’ampleur de la production industrielle, de l’endettement, des changements législatifs qui composent ce qu’on appelle l’effort de guerre.
L’applicabilité à la crise climatique est limitée par au moins trois facteurs : il ne s’agit pas de réorienter une production mais de produire moins ; l’impact sur le mode de vie des citoyens n’est pas pour quelques années mais pour toujours ; l’effort n’a de sens que s’il existe pour toutes les populations (il y a aujourd’hui des gouvernements, l’Algérie par exemple) qui demandent à leurs citoyens de prier pour faire venir la pluie)….