Depuis presque quinze ans, Éric Tazé-Bernard préside aux destinées du magazine Variances, tout d’abord comme rédacteur en chef de la version papier tri-annuelle puis, depuis 2016 comme directeur de la publication numérique variances.eu aux deux ou trois articles édités chaque semaine. Au cours de cette décennie, Éric, entouré d’une équipe restreinte d’alumni qu’il a su animer avec talent, a transformé variances, revue d’ancien.ne.s élèves, en une publication reconnue et appréciée par un lectorat dépassant largement la communauté des alumni de l’Ensae.

Au moment où Éric décide de passer la main et de s’investir dans de nouveaux projets, il répond aux questions de variances.eu, lui qui tout au long de ces années a toujours préféré rester dans l’ombre, au service exclusif du magazine, occupé à imaginer de nouveaux sujets, inspirer le comité éditorial, repérer et solliciter des auteurs et des autrices, relire et éditer leurs articles.

V : En quelques mots Éric, quel jeune homme fus-tu ?

ETB : J’ai 6 ans, début 1963, lorsque je quitte l’Algérie avec mes parents et m’installe à Fontainebleau dont je trouve le climat « glacé », au sens propre du terme. Mes parents et mes deux frères réagissent chacun à leur manière au traumatisme du déracinement. Pour moi ce sera de me plonger avec curiosité dans les études, toujours heureux d’aller à l’école. Je réponds ainsi avec beaucoup plus de plaisir que d’efforts aux attentes parentales de réussite scolaire, et deviens un enfant sage, bon élève, qui adore lire mais aussi écrire – déjà -.

Très jeune, j’obtiens mon bac S avec mention bien et des notes très élevées en mathématiques tout autant qu’en français. C’est décidé, mon orientation est évidente et me convient : ce sera Sciences po ! Mais c’était compter sans la pression de l’époque (et d’aujourd’hui ?), et les nombreuses remarques telles « avec des notes pareilles en mathématiques, ne pas faire de classe prépa serait une erreur que tu regretteras … » entendues pendant l’été, qui eurent raison de ma détermination : en septembre je m’inscris in extremis en prépa à Saint-Germain-en-Laye, puis au lycée Hoche à Versailles. Même si j’en ai gardé de très solides amitiés, la classe de Math Spé m’est très pénible et je conserve un mauvais souvenir de certains professeurs qui, obsédés par la réussite aux concours, s’autorisent des propos et des comportements violents vis-à-vis de leurs élèves, souvent fragiles psychologiquement dans ce contexte de forte pression. Aussi est-ce avec soulagement qu’en 3 ½ je suis bien placé au concours des Mines, ce qui me permet de prétendre à Telecom, l’Ensta, et à celui de l’Ensae. Ce sera l’Ensae qui, d’après le peu que j’en sais à l’époque, me semble mieux répondre à mes envies littéraires et à mon aversion pour la physique !

Eric poursuit le récit de ces trois années passées à Malakoff au sein d’une promotion dont il est le benjamin. Il se sent très jeune et immature mais adopte la posture qu’il affectionne : écouter, comprendre, apprendre pour se forger sa propre opinion.

En deuxième année d’Ensae, Éric décide de traverser le boulevard et s’inscrit en droit à la fac de Malakoff. Si à l’école il découvre avec une vive curiosité l’économie, à la confluence des mathématiques, de l’analyse sociétale et de l’expression littéraire, en droit son intérêt pour la chose publique le pousse vers le droit constitutionnel et administratif.

Est-ce que ce sont ces enseignements qui l’incitent à s’engager en politique et à militer avec les écologistes pour les législatives de 78 ? Probablement aussi le désir d’être utile, de mettre des actions concrètes au service de ses convictions comme il cherchera toujours à le faire.

Mais le portrait d’Éric à la fin des années 70 ne serait pas complet si, aux côtés des matières académiques, n’était pas mentionné le tennis qu’il pratique assidûment jusqu’à représenter l’Ensae dans les compétitions inter-écoles. Éric aime la compétition, l’équipe, se dépasser et … gagner !

Enfin, comme il l’avait espéré, ses études à l’Ensae et sa fréquentation assidue du département d’anglais lui permettent d’approfondir sa connaissance d’auteurs et d’autrices tels Henry James, James Joyce, ou encore Virginia Woolf : « la beauté de son langage et l’introspection exigeante qui nourrit ses écrits, résonnent profondément en moi en cette période de fort questionnement sur ma propre identité ».

Depuis toujours et, il ne le sait pas encore, pour toujours, lecture et écriture seront indissociables de la vie d’Éric : à l’Ensae, des nouvelles publiées dans la revue Le Corrélateur seront les premiers écrits littéraires signés par le futur auteur et directeur de variances.

V : À l’été 79, diplôme de l’Ensae, DEA d’économie publique et licence en droit en poche, tu choisis de partir outre-Atlantique, à Berkeley.

ETB : J’allais sur mes 23 ans, ma vie s’était déroulée jusqu’alors sans obstacle majeur, mes diplômes et mes performances sportives ne pouvaient que me satisfaire. Mes parents m’avaient rêvé bon élève, je l’étais. Néanmoins, au fond de moi, je savais que je devais prendre du champ, m’éloigner pour me trouver et me définir loin de toute influence ou jugement, en m’autorisant d’emprunter d’autres voies.

Je choisis de partir faire un PhD d’économie aux États-Unis, et j’eus la chance d’être accepté à Berkeley et de bénéficier d’une bourse de l’État français. Quelques années auparavant, la baie de San Francisco et son université prestigieuse avaient été le lieu de nombreuses manifestations politiques contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques et les droits des homosexuels. À mon arrivée en 1979, j’y trouvai une incroyable effervescence politico-sociale, et une population étudiante venue du monde entier revendiquer ses idéaux aux côtés des jeunes Californiens. L’époque est riche et j’observe avec curiosité les manifestations contre le soutien des États-Unis à la dictature de Somoza au Salvador, la campagne présidentielle puis l’élection de Ronald Reagan, la crise des otages américains retenus en Iran… Les engagements collectifs cohabitent avec une aspiration forte de chacun à son épanouissement personnel, sa revendication identitaire. Sous un soleil qui réveillait sans doute en moi des souvenirs enfouis, j’ajoutais à mon agenda un engagement plus personnel en m’occupant chaque week-end de handicapés, notamment des anciens du Vietnam, que j’aidais dans leurs soins quotidiens. Sur le plan des études, l’enseignement du département d’Économie me parut trop scolaire, mais je fus enthousiasmé par les cours que je suivis à la Law School, dans le cadre de la spécialisation en « Law et Economics » que je choisis en complément de l’Économétrie.

En écoutant Éric parler de cette période californienne, j’entends l’ouverture et l’élan extraordinaires qu’il y a trouvés, les rencontres à vie qu’il y a faites, ainsi que l’enthousiasme collectif qui a nourri sa sensibilité socio-politique. J’entends aussi le lien profond avec l’intime, celui traumatisé des grands blessés qui lui offraient en exemple leur courage à s’accepter et à vivre leur vie, mais aussi le lien avec lui-même, avec ses propres questionnements, l’acceptation de son identité qui, là-bas, a probablement trouvé quelques racines fondatrices.

Pressé par le service national, Éric limitera à deux années son séjour américain : il partira voyager quelques mois en Amérique latine, puis ce sera le retour en France suivi très rapidement du départ en coopération en Haïti. L’attendent seize mois de comptabilité nationale à l’Institut haïtien de statistiques, ainsi que des cours d’économie qu’il aimera dispenser à la faculté d’économie de Port-au-Prince, et la naissance d’un attachement persistant à ce pays meurtri.

V : À ton retour en France, tu as 26 ans, tu te projettes dans une fonction d’économiste qui te permettra d’allier réflexion économique et écriture au service de la rédaction de rapports.

ETB : Oui, ce sera la SEDES (Société d’Etudes pour le Développement Économique et Social) où je passerai quatre ans à réaliser des études sur le terrain en France et dans les DOM-TOM.

Puis la direction des études économiques d’Indosuez me proposera d’y devenir conjoncturiste pour les économies française et européenne. J’y vivrai des années passionnantes et rencontrerai nombre de personnalités brillantes dont certaines deviendront quelques années plus tard des auteurs d’articles publiés dans variances (Michèle Debonneuil, Thierry Apoteker, Reza Lahidji, Jean-Louis Martin…). Je prendrai naturellement la charge des publications d’analyse conjoncturelle, autrement dit la responsabilité de la rédaction, des relectures et des présentations aux clients. Je ne savais pas que je me formais déjà à mes responsabilités futures de directeur de la publication de variances !

Nous sommes en 1993, la gestion de portefeuilles se professionnalise et je rejoins Indosuez Asset Management pour développer cette activité en formalisant les processus d’allocations d’actifs, tout en encadrant la recherche quantitative.

En 1997, Indosuez est absorbée par le Crédit Agricole, et c’est dans la nouvelle entité, Indocam, que j’affronte la crise russe puis asiatique d’octobre 98.

Éric déroule la suite de son parcours, très régulièrement bousculé par crises et fusions.

Ce sera Paribas qu’il rejoint en janvier 99 avec une triple responsabilité : la direction des investissements de la banque privée, celle de Parvest, une sicav à compartiments, enfin le développement des activités de multigestion.

Lorsque quelques mois plus tard la BNP rachètera Paribas, Éric choisira de se concentrer sur les activités de multigestion. Il constituera une équipe dédiée et acquerra une expertise très vite reconnue sur le marché.

Le 10 septembre 2001 précisément, il signe son contrat pour rejoindre Invesco Ltd dont il doit prendre la direction des activités de gestion en France. Le lendemain, le monde bascule dans un bouleversement qui durera des années. Jusqu’en 2008, Éric affrontera décisions de crise et restructurations de l’entreprise. Il en paiera personnellement le prix fort si l’on veut bien croire que le corps somatise les difficultés de la vie, notamment professionnelle.

Et, comme parfois, l’histoire se répète. En juin 2008, Éric rejoint le Crédit Agricole Asset Management pour en devenir responsable de la multigestion, sa spécialité. En septembre, la crise financière et la faillite de Lehman replongent le monde financier dans les errements. Un an plus tard, Crédit Agricole Asset management (CAAM) fusionne avec Société Générale Asset Management (SGAM) pour donner naissance à Amundi.

ETB : Ce fut une période très difficile pour moi. La création d’Amundi fut encore une fois accompagnée de nombreuses restructurations. Pendant ces moments-là, il est important de savoir ne pas donner trop de prises aux turbulences, mettre ses émotions de côté, relativiser et, peut-être surtout, diversifier ses engagements. Facile à dire… Pourtant, j’étais convaincu que chercher des points d’ancrage personnels m’apporterait une forme d’apaisement face aux désordres qui m’entouraient.

Pour moi, ce fut tout d’abord un rapprochement avec mon Alma mater. Suite à un dîner de promotion, je décidai de rejoindre l’association des alumni. J’y trouvai une revue papier, Variances, récemment orpheline de rédacteur en chef. Je n’eus pas besoin de réfléchir et m’engageai résolument pour consolider le travail réalisé par l’équipe partante et développer la revue en élargissant les thèmes traités ainsi que le lectorat.

L’écriture toujours. Pendant cette période agitée, je me lançai aussi dans la rédaction d’un livre sur la multigestion. Cet ouvrage, édité chez Economica me permit de me recentrer sur mon cœur de métier et de mener une réflexion approfondie sur cette activité que jexerçais maintenant depuis plusieurs années. L’écriture, rien de tel pour mettre une salutaire distance entre les chaos de l’extérieur et ses propres fondamentaux !

Et comme si toute agitation aboutissait forcément à la création d’un nouvel équilibre, en 2012 l’activité de conseil en allocations d’actifs pour les investisseurs institutionnels au sein d’Amundi est confiée à Éric Tazé-Bernard. Il y développe un rôle de « senior banker », établissant le dialogue avec des investisseurs en vue de les aider dans la construction de leur allocation stratégique. Éric dit son plaisir à expertiser et conseiller, sorte d’aboutissement des différentes fonctions qu’il a occupées au long de son parcours : analyse, expertise, écriture.

En 2015, à presque 60 ans, Éric a envie de s’engager d’une autre manière au sein de son entreprise, « de donner davantage ». Il en connait les différents métiers, il travaille quotidiennement avec de nombreux départements, enfin il « se sent libre de penser et de dire ». Il lui semble qu’il est temps pour lui de participer à la réflexion et de s’impliquer dans la gouvernance de l’entreprise. Éric se présente à la première élection du représentant des salariés au Conseil d’Administration d’Amundi, il est élu à une large majorité. Dans la foulée, cherchant toujours à satisfaire son envie de découvrir et d’apprendre, il passe le certificat d’Administrateur de sociétés IFA – Sciences Po.

À l’aube d’une transition que toutes et tous affrontons (ou affronterons) les 60 ans venus, Éric décrit les différents engagements dans lesquels s’est ancrée sa vie au cours de la dernière décennie : un métier qui lui permettait de faire converger efficacement les compétences qu’il avait acquises durant ses trente années d’activité, une prise de hauteur au sein du Conseil d’Administration d’Amundi, enfin, un engagement dans variances.eu dont il développe la richesse des contenus et la qualité rédactionnelle, avec exigence et curiosité. Sans oublier, ajoute-t-il, la lecture, l’écriture, la musique et les voyages qui font partie de son oxygène quotidien.

Enfin, ce portrait serait incomplet sans mentionner, comme le fait Éric, sa vie de couple heureuse, fière, incarnant son courage à être lui-même que, toute sa vie Éric a choisi d’exprimer dans ses attitudes et ses actes.

V : Aujourd’hui, s’ouvre une nouvelle étape de ta vie, tout finalement peut se dessiner différemment …

ETB : J’arrive à présent au terme de ma carrière professionnelle. J’y mettrai fin dans quelques mois et je commence à préparer la suite. Je compte me lancer, à ma modeste mesure, dans la philanthropie. Je viens de perdre mon époux après presque quarante ans de vie commune et il m’a demandé avant son décès de donner du sens au capital qu’il allait me transmettre. Je souhaite ainsi créer une fondation dont les thématiques principales d’intervention, en soutien à des associations existantes, seraient liées notamment à l’insertion des jeunes en difficulté et à l’humanisation des soins hospitaliers. Le monde associatif est foisonnant, beaucoup d’initiatives méritent d’être encouragées, mais font souvent face à des problèmes de gouvernance et peut-être pourrai-je aider certaines à fonctionner plus efficacement.

J’ai également commencé ces dernières années un travail d’écriture, que j’ai laissé en déshérence depuis l’an dernier pour me consacrer à l’accompagnement de la fin de vie de mon conjoint. J’espère retrouver assez d’énergie pour le reprendre. Il s’agit de textes inspirés par des personnes qui ont marqué mon existence.

J’imagine que tout cela correspond à une envie, un besoin, de laisser une trace. Un de mes patrons m’a dit un jour que pour lui j’étais le type même de l’« honnête homme » au sens classique du terme. Sur le moment, encore jeune ambitieux, je n’avais pas tellement apprécié le compliment, mais aujourd’hui il me convient bien.

J’ai également rejoint une chorale : chanter est un bon moyen d’exprimer ses émotions, de tenter d’apaiser les tensions qui nous traversent. Et puis le fait de se fondre dans un collectif, d’être une voix parmi des dizaines d’autres qui s’agrègent pour former un ensemble si puissant, correspond sans doute à ma manière de voir la vie, avec une conscience aiguë de la petitesse de l’individu que je suis, mais aussi de sa capacité à contribuer malgré tout à quelque chose qui le dépasse.

Interview réalisée par Catherine Grandcoing