Cet article fait le point des travaux de mesure des performances de décarbonation conduits par la communauté Carbones sur factures[1]. Il décrit les deux mesures auxquelles ils aboutissent : le poids en carbones d’un produit, et la décarbonation d’un producteur ou d’un financement à ce producteur.

Rappel du problème

L’humanité est confrontée à un gigantesque défi : ramener à zéro le flux net vers l’atmosphère des gaz à effet de serre (ou « carbones » dans cet article). Ce flux augmente le stock de carbones dans l’atmosphère depuis 200 ans, avec des conséquences largement irréversibles sur l’environnement. On les ramène souvent à une hausse des températures moyennes, parce que le problème a été d’abord repéré et mesuré par les météorologues du GIEC et notamment un Français, Jean Jouzel. Les conséquences vont bien au-delà du dérèglement du climat avec le dérèglement du cycle de l’eau et, surtout, la souffrance du vivant dont la disparition des espèces n’est que l’indicateur ultime (travaux de l’IPBES, organisation sœur du GIEC, et notamment de Sandra Lavorel, dernière médaille d’or du CNRS).

Les schémas ci-dessous résument le caractère central de l’équilibre des carbones.

L’IMPORTANCE DU PILOTAGE DES CARBONES

Images libres Carbones sur factures

Mesurer la décarbonation au niveau mondial ou national est insuffisant

Pour agir sur la décarbonation, l’humanité doit la mesurer, donc mesurer la baisse annuelle du flux de carbones nets (par convention, une décarbonation positive correspond à une baisse). Nous suivons de mieux en mieux la décarbonation collective des producteurs : des organismes dans chaque pays, coordonnés par les Nations Unies, mesurent par recensements leurs émissions directes de gaz à effet de serre (ce que les spécialistes appellent le scope 1 de leur empreinte carbone, une mesure additive). La somme des émissions donne l’émission du pays, la variation des émissions annuelles donne la décarbonation nationale puis, par addition, la décarbonation de l’atmosphère terrestre. On trace ensuite des trajectoires expliquant comment on va ramener le flux à zéro avant que le stock de carbones dans l’atmosphère ait trop dégradé les équilibres de la planète.

Cette mesure globale « tous producteurs confondus » ne suffit pas : les trajectoires au niveau national ou planétaire n’auront un véritable contenu que quand chaque producteur saura mesurer sa contribution annuelle à la décarbonation et piloter sa propre trajectoire.

La performance carbone des produits

La première partie du travail de Carbones sur factures a porté sur la performance carbone du produit d’un producteur. Son standard international de mesure est le poids en carbones du produit « de la mine au client du producteur ». Il compte tous les carbones qui ont été nécessaires en amont, le long des chaines de production des fournisseurs du producteur, des fournisseurs de ces fournisseurs… et ainsi de suite en remontant « jusqu’à la mine ». C’est ce standard de mesure que nous retenons.

Aujourd’hui, un producteur l’obtient en estimant le contenu en carbones de son produit à partir de données statistiques externes sur ses différents intrants (achats et carbones capturés ou émis pendant la production). C’est lourd pour lui, dépendant de sa méthode (donc peu comparable) et peu fiable. Nous avons défini (avec d’autres[2]) une méthode de mesure collaborative qui évite ces problèmes. Le producteur se concentre sur les carbones qu’il ajoute (ou non) aux carbones de ses fournisseurs et calcule chaque année les poids unitaires en carbones du ou des produits qu’il vend, poids qu’il répercute à client, qui répercutera ensuite à son propre client. Chaque producteur s’appuie sur les poids unitaires et les quantités de ses intrants, sur sa comptabilité analytique, et sur les données statistiques externes actuelles, utilisées aussi longtemps qu’un fournisseur ne donne pas l’information ou qu’elle n’est pas fiable[3].

Le poids unitaire du produit est la somme des intrants nécessaires pour une unité vendue[4]. (Toutes les formules mathématiques sont reportées en annexe.)

La mesure de la performance carbone d’un producteur doit être corrigée

La seconde partie des travaux de Carbones sur factures a porté sur la mesure de ce que nous appelons la décarbonation d’un producteur : sa contribution (en carbones) à la décarbonation de l’atmosphère terrestre. Cette mesure doit présenter deux qualités :

  • elle doit être additive pour que la somme des décarbonations des producteurs soit celle que mesurent les scientifiques pour toute l’atmosphère terrestre;
  • elle doit donner les bons signaux au producteur : en maximisant sa décarbonation, il maximise sa contribution à la décarbonation de l’atmosphère.

Le standard international actuel de mesure de la décarbonation est la variation de l’empreinte du producteur d’une année sur l’autre, l’empreinte étant la totalité des poids de carbones des produits vendus[5]. Cette mesure ne remplit pas les deux conditions requises.

  • Elle n’est pas additive. Le poids unitaire du producteur intègre tous les poids des chaînes de production amont : donc toute variation d’un poids en amont impacte chaque variation d’empreinte de la chaine jusqu’au producteur. Ces doubles comptes empêchent les variations d’empreinte d’être additives[6].
  • Elle transmet un mauvais signal en suggérant à chaque producteur de baisser sa propre empreinte, donc ses ventes. Pourtant, un producteur vendant un produit compétitif en carbones (par exemple une pompe à chaleur) décarbone en augmentant ses ventes en déclenchant un effet de substitution avec des chaudières moins performantes, tant qu’il ne déclenche pas un effet rebond (qui augmenterait le parc installé total).

Pour construire une formule de la décarbonation corrigée de ces biais, nous partons de la formule de la variation d’empreinte[7]. Elle peut se décomposer en deux parties : un effet Poids unitaire en carbones des ventes (la variation du poids unitaire du produit à ventes constantes) et un effet Quantités vendues (la variation des quantités vendues à poids unitaire constant).

L’effet Poids unitaire des ventes

L’effet poids unitaire des ventes peut se décomposer à son tour au niveau des intrants : l’addition d’un effet Poids unitaires des intrants (la variation des poids unitaires à quantités constantes) et d’un effet Quantité des intrants pour une unité vendue (la variation des quantités unitaires d’intrants à poids unitaires constants).

Or, on peut considérer que la variation des Poids unitaires des intrants résulte des actions de l’ensemble des chaînes de production de ces intrants, tandis que la variation des Quantités d’intrants pour 1 unité vendue ne résulte que de l’action de l’entreprise considérée

En éliminant à chaque étape de production l’effet Poids unitaire des intrants utilisés, on ne garde que la décarbonation ajoutée par le producteur à cette étape. La mesure additive, et la décarbonation provoquée par l’effet Poids unitaire des ventes, se réduit à l’effet Quantité d’intrants pour 1 unité vendue.

L’effet Quantités vendues

Pour mesurer la décarbonation due au second effet (Quantités vendues) il faut également la décomposer en deux :

  • celle à marché global (par exemple national) stable du produit : nous la baptisons effet Substitution, car, en pratique, 1 unité produit « décarboné » supplémentaire vient remplacer 1 unité produit « carboné »;
  • celle qui traduit l’évolution du marché : nous la baptisons effet Rebond (même si elle est plus large que l’effet rebond qui vise en général le seul cas où l’effet Substitution est contrarié par une hausse globale du marché).

À marché stable, un produit vendu en plus par un producteur se substitue à une vente perdue par un autre producteur. Ensemble, ils provoquent une décarbonation égale à l’écart de leurs poids unitaires, qu’on peut partager entre eux sur la base de l’écart du poids unitaire du produit du chacun au poids unitaire moyen du marché global. La mesure de l’effet Substitution est donc la multiplication de la variation de quantité vendue du producteur par l’écart de son poids au poids moyen du marché.

Si le marché global varie (effet Rebond), on partage conventionnellement cette variation entre les producteurs du marché au prorata de leur empreinte.

La formule de la décarbonation obtenue répond aux deux conditions posées

Au total, la mesure de la décarbonation additionne l’effet Quantité unitaire des intrants, l’effet Substitution des ventes et l’effet Rebond.

La mesure est additive et l’annexe permet de le vérifier.

Avec l’autre mesure de performance (les poids unitaires du ou des produits vendus), la décarbonation transmet au producteur des messages de productivité carbone cohérents[8] qui alignent son intérêt et l’intérêt collectif :

  • baisser les poids unitaires de ses produits, en surveillant les poids unitaires de ses achats et en réduisant ses quantités d’intrants;
  • augmenter ses parts de marché là où ses poids unitaires sont compétitifs, les réduire là où ils ne le sont pas;
  • veiller à l’effet rebond au niveau de sa profession.

La formule de la décarbonation s’appuie uniquement sur les données nécessaires au producteur pour mesurer les poids en carbones de ses produits, hors deux références statistiques relatives à l’évolution du marché, le Poids unitaire moyen et la taille globale du marché. Pour ces deux derniers points, il revient à une autorité statistique de les évaluer pour chaque produit dont on veut suivre la décarbonation.

Conclusion

Les deux mesures de performance carbone décrites modifient les instruments d’une politique économique environnementale, en permettant de déclencher une concurrence carbone vertueuse entre les produits et aussi entre les placements (la décarbonation d’un placement est celle des acteurs financés).

Ces mesures décrites sont un socle pour de nombreux développements sur lesquelles les travaux sont à poursuivre :

  • pour les entreprises, construire les outils pour capitaliser et échanger la décarbonation et permettre aux producteurs de solutions décarbonantes de partager les carbones évités avec leurs clients;
  • pour les statisticiens économistes, construire des statistiques de poids des produits et une comptabilité nationale élargie aux carbones;
  • pour les économistes, passer du concept de prix du carbone à celui de prix de la décarbonation, et construire des subventions/taxes à la décarbonation/carbonation.

 

Mots-clés : Mesure – Décarbonation – Producteur – Empreinte – Carbone


ANNEXE

Formules mathématiques (version pdf)

Le poids unitaire du produit

p_1 , poids unitaire en carbones du produit vendu, est la somme des intrants nécessaires divisée par le nom d’unités vendues. Si k_{i1} et p_{i1} sont les quantités et les poids des intrants i nécessaires à la production d’une unité vendue l’année 1 :

p_1 = \Sigma_{i} p_{i1}\, k_{i1}

 

La variation d’empreinte

Avec les notations précédentes, et Q1 et Q2 pour les quantités vendues les années 1 et 2,  la variation d’empreinte peut se présenter comme un effet Poids unitaire des ventes et un effet Quantités vendues :

p_1 Q_1 - p_2 Q_2 = Q_1 (p_1 - p_2) + p_2 (Q_1 - Q_2)

 

La décarbonation liée au poids unitaire des ventes[9] Q_1 (p_1 - p_2)

Si k_{i2} et p_{i2} sont les quantités et les poids des intrants i nécessaires à la production d’une unité l’année 2, on a :

Q_1 (p_1 - p_2) = Q_1 \sum_{i} (p_{i1} k_{i1} - p_{i2} k_{i2}) = Q_1 \sum_i [p_{i1} (k_{i1} - k_{i2}) + k_{i2} (p_{i1} - p_{i2})]

après élimination de la composante due à l’action des chaines de Fournisseurs en amont, c’est-à-dire le terme Q_1 \sum_{i} [k_{i2} (p_{i1} - p_{i2})] il vient :

Premier terme de décarbonation :   Q_1 \sum_{i} p_{i1} (k_{i1} - k_{i2}) = Q_1 p_1 - Q_1 \sum_{i} p_{i1} k_{i2}

 

La décarbonation liée aux quantités vendues P_2 (Q_1 - Q_2)

            L’effet Substitution

Si \overline{p_2} est le poids moyen unitaire de ce produit durant l’année 2, il vient :

Deuxième terme de décarbonation : (p_2 - \overline{p_2}) \cdot (Q_1 - Q_2)

            L’effet Rebond

Si x est la variation anticipée du marché (en pourcentage, positive ou négative) et \mathbf{S}_1 et \mathbf{S}_2 les quantités totales vendues respectivement l’année 1 et l’année 2, il vient :

Troisième terme de la décarbonation : xp_2 Q_2 = \frac{(S_1 - S_2)}{S_2} p_2 Q_2  

 

On retrouve le caractère additif de la formule.

La somme des décarbonations de toutes les entreprises E fabriquant un même produit est égale à la différence de leurs empreintes totales corrigée d’un terme correspondant à l’effet Poids unitaire des intrants, reflétant la décarbonation des chaines de fournisseurs et omis dans la mesure de l’effet Poids unitaires des ventes. En revanche, les effets Substitution et Rebond s’annulent.

Soit F_1 l’empreinte totale de toutes les entreprises fabriquant le produit considéré l’année 1 et F_2 cette empreinte l’année 2.

Remarquons tout d’abord que :

S_1 = \sum_{E} Q_1, de même, S_2 = \sum_{E} Q_2

F_1 = \sum_{E} Q_1 \cdot p_1 = S_1 \overline{p_1}, de même F_2 = \sum_{E} Q_2 \cdot p_2 = S_2 \overline{p_2}

Nous avons vu que la décarbonation d’une entreprise est la somme de trois termes :

La somme de tous les premiers termes est :

1. \sum_{E} Q_1 \sum_{i} p_{i1} (k_{i1} - k_{i2}) = \sum_{E} Q_1 p_1 - \sum_{E} Q_1 \left(\sum_{i} p_{i1} k_{i2}\right) = F_1 - \sum_{E} Q_1 \left(\sum_{i} p_{i1} k_{i2}\right)

La somme de tous les deuxièmes termes est :

2. \sum_{E} (p_2 - \overline{p_2}) \cdot (Q_1 - Q_2) = \sum_{E} p_2 Q_1 - S_2 \overline{p_2} - \overline{p_2} S_1 + \overline{p_2} S_2 = \sum_{E} p_2 Q_1 - (\overline{p_2} S_1)

La somme de tous les troisièmes termes est :

3. \sum_{E} \frac{(S_1 - S_2)}{S_2} p_2 Q_2 = (S_1 - S_2) \overline{p_2}

Finalement la somme totale D=\,(1) \,+\,(2) \,+\,(3) est :

D = F_1 - \sum_{E} Q_1 \left(\sum_{i} p_{i1} k_{i2}\right) + \sum_{E} p_2 Q_1 - \overline{p_2} S_1 + (S_1 - S_2) \overline{p_2}

D = F_1 - F_2 + \sum_{E} Q_1 \left[p_2 - \left(\sum_{i} p_{i1} k_{i2}\right)\right]


[1] Pour les points précédents, voir les numéros de Variances Un cadre et des outils comptables pour la décarbonation et Les carbones sur les factures pour faciliter le financement de la transition climatique.

[2] On trouve des approches équivalentes à cette méthode en France et dans d’autre pays.

[3] La méthode limite la tâche des producteurs en utilisant à chaque niveau la notion de significativité des intrants en carbones : utiliser des estimations n’empêche pas le système le système de converger rapidement vers les poids justes.

[4] Voir le site pour la façon de présenter dans tous les cas une production comme le produit d’une quantité par un poids unitaire en carbones.

[5] On retient ici la convention déjà indiquée (une variation d’empreinte positive correspond à une baisse des carbones) et le même périmètre de l’empreinte que pour les produits : à des empreintes des produits « de la mine au client » correspond une empreinte des ventes « scopes 1, 2 et 3 amont ».

[6] Une façon de l’exprimer est de dire qu’on ne cherche pas la décarbonation mesurable au niveau du producteur, mais la décarbonation ajoutée par le producteur.

[7] Pour simplifier, on se limite au cas d’un producteur monoproduit. La décarbonation cherchée étant additive, on passe aisément au cas d’un producteur multiproduits.

[8] Ils sont parfaitement symétriques des messages de la compétitivité prix, en changeant « poids unitaire en carbones » en « coût unitaire ».

[9] Les notations sont celles utilisées pour les poids en carbones, mais la nomenclature des produits utilisée pour suivre la décarbonation du producteur peut être plus agrégée que celle utilisée pour suivre les poids de ses produits (par exemple pour un constructeur automobile : le total des voitures vendues pour la première, le total par modèle de voitures pour la seconde).

Jean-Marc Beguin, Claire Cazes, Jérôme Cazes, José-Luc Leban, Alain Minczeles & Antoine Paille
Les derniers articles par Jean-Marc Beguin, Claire Cazes, Jérôme Cazes, José-Luc Leban, Alain Minczeles & Antoine Paille (tout voir)