Un premier article, Une initiative pour mesurer précisément la transition climatique, a décrit comment une mobilisation générale et rapide autour de la Trajectoire climatique 2050 pouvait se faire en rattachant l’empreinte carbone de chaque produit à chaque facture, à chaque étiquette de prix (une empreinte complète donc « scope 3 » dans la terminologie de la comptabilité carbone). Et comment l’initiative Les carbones sur les factures permettrait cela en simplifiant radicalement le décompte du carbone et en le confiant aux comptables.

Chaque décision de production ou de consommation se trouve alors éclairée à la fois par son coût monétaire et par son poids carbone. Et chaque consommateur, chaque producteur peut connaître et optimiser sa contribution, positive ou négative, à la Trajectoire 2050 (l’évolution du poids consommé ou produit).

Mais le monde décarboné de 2050 se construit majoritairement par des investissements, puisque presque tout sera reconstruit différemment dans les prochaines décennies. Ces investissements nécessitent des financements : autofinancement des entreprises, prêts des banques, financements en actions, financement des pouvoirs publics, épargne des particuliers… La mobilisation autour de la Trajectoire 2050 serait donc très incomplète si on n’éclairait pas également l’impact climatique de chaque décision de financement.

Nous décrivons dans cet article comment les carbones sur les factures apportent un fléchage simple et sincère des financements vers la Trajectoire 2050, et donc un pilotage décentralisé du financement de la transition climatique. Il se concentre sur le financement des entreprises.

Nous décrivons à la date de publication une initiative en cours, qui s’enrichit en continu de multiples discussions. Une initiative à laquelle chacun peut contribuer sur carbones-factures.org.

Toute la collectivité a besoin d’un fléchage climatique sincère de la finance

La finance tâtonne pour mesurer sa contribution à la Trajectoire climatique 2050. Même ses projets les plus ambitieux comme le Carbone Disclosure Project ne donnent qu’une vue fragmentaire des empreintes carbone des emprunteurs (scope 1 et 2) et les grands emprunteurs peu nombreux qui vont au-delà (scope 3) le font sans règles homogènes ni contrôle, donc sans susciter une pleine confiance. Cette mesure est pourtant attendue des clients de la finance qui demandent : quelle est la contribution de mon épargne ? A-t-elle un rendement climatique et lequel ? Chaque institution financière a aussi besoin d’une mesure simple et sincère qui soit comprise à la fois en amont (par les entreprises ou les particuliers financés) et en aval (par les investisseurs). Et la collectivité veut être sûre que la finance est toute entière tendue vers la Trajectoire climatique et que les projets qui la permettent seront financés.

Les carbones sur les factures donnent à la finance une mesure simple, précise et sincère
  • La contribution climatique directe de la production financière

Une banque (ou un intermédiaire financier proposant des placements) est un producteur comme un autre, avec ses outils informatiques, ses bâtiments, ses consommables. Et donc le mécanisme décrit dans le premier article s’applique : le producteur financier connait son empreinte à travers la somme des empreintes de ses fournisseurs. Il la ventile entre ses clients, comme ses coûts. Et il suit son évolution qui est sa contribution à la Trajectoire 2050 comme producteur. Ces mesures mettent la finance sous la même pression que toutes les autres entreprises : un client ou un actionnaire peuvent facilement comparer l’efficacité climatique des différents acteurs.

  • La contribution climatique indirecte des financements

Mais que dire de l’efficacité carbone indirecte des acteurs financiers à travers les financements qu’ils distribuent ou qu’ils gèrent ? Quelle mesure pourrait la traduire, et flécher les financements vers les acteurs les plus efficaces, en entendant l’efficacité comme une efficacité climatique ?

Les carbones sur les factures fournissent une réponse en permettant à chaque entreprise, chaque administration de calculer son empreinte et donc, d’une année sur l’autre, sa contribution à la Trajectoire 2050. Un acteur financier peut donc rattacher à un financement la contribution de l’acteur financé, au prorata de sa part dans les financements du bénéficiaire.

Cette contribution climatique du financement est un double compte : ce sont bien sûr les mêmes carbones qui constituent la contribution du financé et celle du financeur, il est important de les distinguer et de ne jamais les additionner ou les compenser.

Une mesure simple, gratuite et généralisable

Pour prendre la décision de financement (prêt ou participation) l’acteur financier peut regarder la trajectoire passée de l’emprunteur et lui demander des prévisions de sa trajectoire future. Pour suivre ses financements, il peut utiliser année après année la trajectoire de l’emprunteur.

Dans les deux cas, il s’agit d’une empreinte comptable gratuite, homogène et générale : le premier article a montré comment les carbones sur les factures permettent cette généralisation puisque chaque producteur peut obtenir progressivement et automatiquement son empreinte (donc sa contribution) à travers les poids de carbone sur les factures de ses fournisseurs[1].

Comment ça marche : Une entreprise sollicite un financement. Sa dernière empreinte carbone annuelle connue est de 500 tonnes et stable, sa contribution à la Trajectoire est donc neutre. La stratégie climatique de l’entreprise lui fait espérer une amélioration de son empreinte de 10 tonnes par an. Sur ces bases (et beaucoup d’autres, notamment l’analyse classique de rentabilité monétaire) la banque lui prête la moitié des financements dont elle a besoin. La banque va ensuite chaque année évaluer climatiquement ce prêt en appliquant sa quote part dans les financements à la contribution de l’année (le calcul de cette quote-part est à préciser).

L’expertise financière au service du climat

La finance a des moyens puissants d’orienter un emprunteur ou une participation dont les résultats financiers sont moins bons que prévus, y compris en réduisant les nouveaux prêts, ou en prévoyant dans les clauses de ses prêts un durcissement si certaines conditions ne sont pas remplies. Des moyens d’analyse qui lui permettent aussi de conseiller ses partenaires sur leurs prévisions financières. En faisant de la contribution climatique de l’emprunteur la mesure de la contribution climatique du financement, on transpose cette logique au climat, et on met l’expertise de la finance au service du « business plan climatique » de chaque entreprise, qui est un autre nom pour sa trajectoire climatique. La finance est amenée à se doter d’un second axe d’évaluation comptable, qui suit et anticipe les performances climatiques des bénéficiaires. Elle y arrivera en analysant la formidable quantité de données climatiques nouvelles que produiront les carbones sur les factures.

La tentation du greenwashing disparaît

La mesure simple fournie par Les carbones sur les factures a le mérite de s’appliquer à tous les financements : directs par prêts ou actions, indirects par produits d’épargne ou compte courant.

Par exemple, l’impact climatique des sommes laissées sur le compte courant des épargnants peut être mesuré précisément par Les carbones sur les factures : la banque connaît la contribution indirecte de son portefeuille de prêts, elle connait ses différentes sources de financement, et ses comptables savent ventiler la première sur les secondes.

C’est donc une clarification majeure par rapport aux dérives possibles du greenwashing et de l’absence de standards consensuels de la finance verte. Les systèmes de mesure actuels n’offrent en effet pas ces garanties.

  • Dépasser les mesures climatiques existantes des actions et des prêts

Les bilans carbones classiques sont calculés en général tous les 4 ans et donnent une empreinte imprécise : cela ne permet pas de mesurer l’évolution de cette empreinte, qui est la contribution de l’entreprise à la Trajectoire. Le débat se concentre donc sur l’empreinte, verte ou marron selon la proximité avec les des grands producteurs de carbones primaires (hydrocarbures, élevage, ciment). La stratégie induite est de supprimer les lignes les plus marrons pour les remplacer par d’autres plus vertes. Elle est peu efficace climatiquement : elle n’engage pas une entreprise à améliorer sa contribution d’une année à l’autre, ce qui est pourtant ce qu’exige la Trajectoire 2050. Elle restreint les financements des entreprises marrons, qui sont souvent celles qui ont le plus besoin d’évoluer, donc d’investir (voir le recours récent contre les financements de BNP Paribas aux entreprises productrices d’hydrocarbures). Les carbones sur les factures créent au contraire une incitation générale vertueuse puisque l’entreprise marron dont la contribution à la Trajectoire s’améliore va faciliter son financement, et l’entreprise verte dont la contribution se dégrade aura au contraire plus de mal qu’aujourd’hui.

  • Eviter les dérives possibles des notations climatiques d’obligations

Le marché obligataire se dote progressivement d’instruments de fléchage climatique des obligations dites « vertes ». Contrairement aux notations financières des obligations, qui portent sur la signature de l’emprunteur et pas sur ce qui est financé, ces obligations « vertes » sont notées sur la qualité de ce qui est spécifiquement financé. Un effet pervers est qu’une entreprise qui a une contribution négative à la Trajectoire pourra se financer par des obligations vertes en isolant parmi ses besoins ceux qui améliorent son efficacité carbone.

Des journalistes ont mis en lumière récemment le cas de l’entreprise de Dubaï Majid Al Fouttaim, une chaine de supermarchés qui a pu lever 1,2 milliard de dollars grâce à une obligation notée « verte » par une grande agence, rendant le placement éligible aux fonds « verts ». Le financement est destiné à réduire la consommation d’eau et d’électricité des centres commerciaux, ce qui est irréprochable. Mais ces centres ont axé leur avantage compétitif sur des stations de ski intérieures avec fausse neige et vrais pingouins, nourris en poissons frais norvégiens acheminés quotidiennement par avion. Après Dubaï et le Caire, les centres commerciaux d’Oman et de Shanghai doivent ouvrir bientôt.

La mesure apportée par Les carbones sur les factures ne présente pas ce défaut : chaque institution financée est responsabilisée. Un scandale comme celui des pingouins devient difficile, puisqu’on ne juge pas ce qui est financé précisément dans une institution, mais la performance climatique globale de l’institution (c’est d’ailleurs l’approche constante de la finance française de s’intéresser au débiteur plus qu’au bien financé).

  • Eviter les dérives possibles des « crédits carbone » privés

Les crédits carbones « privés » (ceux qui ne sont pas liés aux quotas européens) permettent à une entreprise de financer une autre entreprise qui est engagée dans une transition carbone. L’entreprise donatrice reçoit une preuve de son don sous la forme de crédits carbone basés sur une évaluation de l’économie de carbone réalisée grâce au financement. Ces crédits peuvent présenter un effet pervers en alimentant l’idée, dénoncée par le Giec, qu’une institution peut « compenser » des carbones vraiment émis et laisser croire à ses clients qu’ils voyagent en avion ou hébergent des contenus numériques sans empreinte carbone. Ils comptent le même gain plusieurs années de suite. La mesure apportée par Les carbones sur les factures ne présente pas ce défaut : elle sépare clairement les carbones physiques liés à la production de la contribution climatique du financement, sans compenser les uns par les autres ; et elle ne compte une contribution que la première année.

Une mobilisation collective sur la Trajectoire 2050

La finance obtient ainsi une mesure comptable fiable pour flécher les financements vers les besoins liés à la transition climatique : entre deux demandes équivalentes d’un point de vue monétaire, elle peut privilégier celle associée à la contribution carbone la plus ambitieuse. Chaque acteur de la finance obtient également un instrument supplémentaire simple de pilotage et de mesure de sa propre contribution (indirecte) annuelle à la Trajectoire, à travers la somme des contributions de ses financements (aux écarts de consolidation près). Les épargnants connaissent la contribution climatique de leur épargne. Et la collectivité toute entière gagne une mesure synthétique, trimestre après trimestre, de la contribution d’une grande banque à la Trajectoire. Nous avons décrit dans le premier article les mécanismes de la concurrence vertueuse par la réputation carbone : l’affichage des contributions carbones des grandes institutions financières bénéficie aux institutions qui sont climatiquement les plus ambitieuses.

Les objectifs des financeurs, des financés et de la collectivité convergent, et une mobilisation générale autour de la Trajectoire 2050 devient possible.

Au-delà des arguments techniques, cette mobilisation autour d’une mesure commune facile à comprendre a le pouvoir de réconcilier (si nécessaire) la finance et la collectivité autour du grand défi de ce siècle. Pour la première fois, une mesure écologique acquiert le statut comptable. Elle ouvre à la finance un large champ pour valoriser son savoir-faire. C’est une occasion de montrer à la société civile que la finance partage ses objectifs et parle son langage.

 

Mots-clés : climat – gaz à effet de serre – carbone – comptabilité – finance


[1] Il reste au moins deux chantiers à discuter, qui dépassent le cadre de cet article préliminaire. Celui des doubles comptes le long de la chaine de production (une amélioration de l’efficacité climatique va améliorer la contribution de tous les acteurs en aval : faut-il le corriger au démarrage, quand l’enjeu est de mobiliser chacun et d’accroître la coopération dans les filières ?). Et celui d’une neutralisation par le financier de l’évolution en volume de l’empreinte du débiteur (logique mais pas forcément intuitive).

Jérôme Cazes, José-Luc Leban, Alain Minczeles
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