Cette note est la synthèse de mon ouvrage Le nouveau monde des médias. Une urgence médiatique, (éd. Odile Jacob, mars 2023)*. J’alerte les pouvoirs publics sur le vacillement du modèle économique des médias traditionnels, et les conséquences démocratiques que cela entraîne.

Les médias sont au cœur de la transformation générale de nos sociétés. Le rôle accru des données dans leur économie, la convergence intersectorielle avec le monde des télécommunications et de l’informatique, la nécessité de consolider leurs ressources et de trouver de nouveaux relais de croissance, l’environnement internationalisé et ultra-concurrentiel dans lequel ils évoluent, tous ces facteurs participent de la recomposition du paysage médiatique et obligent à repenser le cadre de la réglementation.

État des lieux

Les grandes plateformes en ligne, les réseaux sociaux et les services de SVOD se sont rapidement imposés comme des concurrents directs et indirects aux médias traditionnels sur tous les marchés de l’écosystème médiatique : (i) le marché de l’attention, où la durée d’écoute des médias traditionnels a diminué ; (ii) le marché publicitaire, où la presse a perdu 70% de ses revenus et où Internet est devenu le premier média dans les dépenses de communication des annonceurs devant la télévision. Un marché qui s’est automatisé, complexifié et qui est aux mains des intermédiaires techniques, filiales de grandes plateformes numériques, qui occupent une position hégémonique sur ce marché alors même qu’il est la principale source de revenus des médias ; (iii) les marchés des droits de propriété intellectuelle (films, séries, documentaires) et des droits sportifs et enfin, (iv) le marché de la distribution des contenus.

Dans ce nouvel environnement ultra concurrentiel, les groupes historiques font face à de nombreux défis ; j’en relèverai ici trois. Le premier défi se pose au marché de la publicité en ligne, largement dominé par les Big tech qui accaparent la croissance et qui sont progressivement devenus des points de passage obligés (gatekeepers) avec une influence sur la capacité des diffuseurs à vendre leurs espaces publicitaires, et sur celle des annonceurs à choisir les réseaux de diffusion. Un deuxième défi concerne le marché des droits de propriété, sur lequel les GAFAM ont investi en 2021 près de 100 Milliards de dollars. Il a eu pour effet d’inonder le marché mondial de leurs productions et d’assécher petit à petit les marchés locaux avec une inflation généralisée des droits. Ils évincent de cette façon les acteurs traditionnels. Enfin, le troisième défi est celui de la distribution en OTT. La distribution en over the top (OTT) appelée également streaming vidéo, permet de diffuser du contenu vidéo directement aux téléspectateurs par le biais d’un service de vidéo à la demande (SVOD) sur Internet, sans passer par le boitier du décodeur d’un opérateur. Tous les acteurs cherchent à être accessibles par le plus grand nombre et bénéficier d’un accès direct aux consommateurs.

L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) dans les médias, et en particulier de l’IA générative, capable de générer du contenu sous forme de textes, de sons, d’images et de vidéos, représente un challenge supplémentaire aux industries médiatiques, notamment en termes d’emplois, de droit de propriété intellectuelle et de partage de la valeur. De surcroît, les modèles de fondation de l’IA, entrainés sur des volumes massifs de données, tendent à envahir l’écosystème informationnel alors même que ses propres digues sont en train de s’effondrer : désinformation, fake news, cyberharcèlement … autant de maux démocratiques qui s’inscrivent dans un contexte de défiance à l’égard des institutions et des journalistes, voire de déconsolidation de nos démocraties[1]. À ce stade de nos connaissances, l’IA est déjà utilisée par de nouvelles entreprises qui produisent de manière industrielle des « informations » tronquées, non fiables et non vérifiées, qui sont mises à disposition de tous gratuitement et qui inondent toute la sphère informationnelle. Elles viennent diluer l’information produite par des professionnels de l’information, remettant en cause leur rôle de tiers de confiance, de créateurs de sens et d’authentificateurs.

Or, l’information de qualité – vérifiée, sourcée, hiérarchisée – est un élément essentiel de nos démocraties. Elle répond à un besoin humain, celui de savoir. Elle est un moyen de comprendre le monde qui nous entoure, d’apprendre au-delà de notre expérience directe et personnelle. Elle joue donc un rôle crucial dans nos sociétés démocratiques, permettant aux individus de prendre des décisions éclairées, de se tenir au courant des événements actuels, de nous forger une opinion et de participer au débat. Sa véracité est constitutive de la qualité de notre vivre ensemble[2].

Depuis l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication les médias ont changé de paradigme. Et dans cet environnement numérique mondialisé, le constat posé est paradoxal. Il est celui d’un espace informationnel numérique plus large mais moins démocratique, avec une concentration des pouvoirs entre les mains des GAFAM, plus puissants économiquement et financièrement que certains États. Leur hégémonie dans les industries médiatiques et culturelles constitue à la fois une menace pour notre souveraineté culturelle, mais également une menace pour le pluralisme et la diversité des informations.

Quel cadre face aux propriétaires de médias et aux GAFAM ?

Car ces grandes plateformes et les médias sociaux se sont approprié les caractéristiques des médias de masse, devenant sources de contenus, relais et centrales d’information, capteurs de manne publicitaire. Elles suivent une seule logique, celle du profit, mettant hors-jeu le citoyen bien informé pour lui préférer un consommateur bien aiguillé. Ces transformations aujourd’hui systémiques, remettent en cause, d’abord, les positions de force des médias traditionnels et, surtout, les règles du jeu démocratique.

La loi de 1986 qui garantit la liberté de communication n’est plus le bon cadre législatif. Fruit de l’empilement de trop nombreuses modifications dans le temps, d’inspirations différentes parfois divergentes, pas toujours structurantes, les décrets d’applications sont venus l’alourdir et la complexifier, la loi est devenue dans sa globalité obsolète. Les relations producteurs-diffuseurs qui s’inscrivent dans cette loi en sont l’illustration. Le système d’aides a conservé sa structure générale originelle avec un système redistributif, une réglementation sous forme de quotas d’obligations pour les diffuseurs et un soutien institutionnel. La dernière étude de l’Arcom, consacrée au tissu économique de la production audiovisuelle (2022), dénombre près de 5 000 producteurs, dont certains réalisent des chiffres d’affaires supérieurs au milliard d’euros. L’époque où de petits producteurs indépendants devaient faire face à quatre diffuseurs plus forts économiquement qu’eux est révolue (décrets Tasca, 1992). Et c’est une bonne nouvelle ! Pourtant, nous restons le seul pays européen à imposer une obligation en matière de production indépendante aussi éloignée du minimum requis par la directive dite d’harmonisation (66% vs 10%). Notre réglementation a conservé l’esprit de l’exception culturelle sans vouloir la conjuguer à une approche économique devenue de plus en plus prégnante. L’arrivée de nouveaux services a multiplié le nombre de guichets, une occasion ratée de changer la donne.

La réforme souhaitable doit commencer par la pérennisation du financement des chaînes du service public, qui jouent un rôle économique, social et sociétal crucial au sein de toute la filière de l’audiovisuel. La réforme de son financement est essentielle pour assurer son autonomie, garantir l’indépendance et la qualité de l’information, et la diversité culturelle. Sa préservation est plus que jamais cruciale pour garantir la souveraineté culturelle et l’accès à une information fiable dans notre société contemporaine.

Le secteur audiovisuel réclame aujourd’hui un cadre souple et élargi qui conserve les principes essentiels de garant des libertés publiques, de la promotion de la diversité, du financement de la création, de la défense de l’égalité des droits et du renforcement de la cohésion sociale. Il doit également intégrer impérativement les questions liées aux données, à la loyauté des algorithmes, au respect des droits de propriété intellectuelle et permettre l’émergence de nouveaux modèles de financiarisation des contenus.

Il existe à présent une urgence à écrire une nouvelle loi pour les médias. Une loi qui n’oppose plus les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme. Une loi qui n’oppose plus diffuseurs aux producteurs. Une loi pour garantir la liberté de communication, l’indépendance des médias et assurer l’équilibre économique des acteurs, à l’heure des médias sociaux et du numérique. Une loi qui permet de mener simultanément une politique industrielle et culturelle. La nouvelle loi devra d’abord rétablir le contrat de confiance avec nos concitoyens. Je propose dans cet ouvrage six nouveaux piliers originaux pour cette nouvelle loi.

Nous vivons depuis plusieurs années dans un climat de défiance vis-à-vis des institutions en général, des médias et des journalistes en particulier : en 2022, 46% des Français pensent que la démocratie marche mal, 29% que les élections sont faussées et 79% sont favorables à la mise en place d’un contrôle de véracité de ce que publient les médias[3]. Dans ce nouvel espace informationnel numérisé, les règles entre le respect des libertés publiques et l’ordre public (respect de la vie privée, protection des jeunes publics, respect de la dignité humaine) tardent à se mettre en place : désinformation, polarisation des opinions, enfermement informationnel… Nous sommes dans une société où les internautes accordent de plus en plus de valeur à la recommandation issue d’experts auto-proclamés ou d’amis, plutôt qu’aux analyses des journalistes, la défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes.

Les six piliers d’une nouvelle loi

Le premier pilier vise à garantir les conditions de la fabrique d’une information fiable. Ceci doit être réaffirmé dans toutes les rédactions afin de mieux protéger l’indépendance de l’information, le pluralisme des courants de pensée et des opinions, et leurs diversités. Aujourd’hui, des mesures supplémentaires doivent être prises pour consolider la séparation entre les intérêts des actionnaires et l’information, toute ingérence du propriétaire ou de l’actionnaire dans le fonctionnement des entreprises doit être sanctionnée lourdement et financièrement. Ces mesures doivent être rehaussées dans la future loi et ne doivent pas se perdre dans des délibérations. Prenons deux exemples. La loi Bloche du 14 novembre 2016 visait à renforcer le pluralisme interne au sein des rédactions, un objectif à valeur constitutionnelle. Son article premier[4] stipule que le régulateur « veille à éviter toute confusion entre information et divertissement ». Des obligations de moyens doivent être mis en place pour la rendre effective, comme l’obligation de présence de journalistes au sein de la production. S’ils n’y participent pas, comment s’assurer de la non-confusion des deux genres ? Une séparation utile à l’équilibre de nos démocraties. La présence de Comités d’éthique relatifs à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes (CHIPIPs) est inscrite dans la convention des chaînes (application de la Loi Bloche, 2016). Elle représentait une avancée majeure mais s’avère insuffisante dans son application. Le cadre réglementaire actuel laisse à l’éditeur la possibilité de compter un seul comité pour plusieurs chaînes. Cette mesure doit être renforcée, avec plus de membres présents dans le comité, l’obligation d’un rendu sous forme de rapport d’activité chaque année au régulateur. Pour les groupes propriétaires d’une chaîne d’information en continu, un Comité dédié à la chaîne doit être installé.

La multiplication du nombre de chaînes d’information en continu et la concurrence des médias sociaux participent du désordre informationnel, dont nous devons sortir. L’arrivée prochaine de nouveaux médias, dont le modèle s’appuie exclusivement sur de l’IA générative, accentuera ce besoin de renforcement de la protection du pluralisme des courants de pensée et des opinions. Les notions de pluralisme interne et externe doivent être également questionnées à l’aune de ces innovations technologiques qui, mal utilisées, peuvent mettre en péril tout l’édifice de la production d’une information de qualité (aides de l’État, conventionnement des chaînes, chartes de déontologie et d’éthique, etc.).

Le deuxième pilier s’appuie sur la définition d’un nouveau marché pertinent de l’information. En décalage depuis plusieurs années (voire décennies) avec les usages des consommateurs, le dispositif de mesure anti-concentration (mono et pluri-médias) n’est ni représentatif du marché de l’information ni de celui des usages qui se font majoritairement en ligne. Il est impératif de définir des outils de mesure appropriés à cette nouvelle économie numérique qui permettront de dessiner les nouveaux contours du marché. Les travaux de l’universitaire André Prat révèlent le calcul d’un indice de puissance médiatique global, par un indicateur similaire à celui de la concentration des médias, mais qui se fonde sur la part d’attention[5]. Définie d’abord au niveau individuel comme « le pourcentage de temps que l’individu a consacré à une source médiatique divisé par le temps total que l’individu consacre à toutes les sources », la part d’attention globale d’une source est ensuite définie comme la part d’attention moyenne que la source commande à l’ensemble des électeurs du pays. Ainsi sont prises en compte la mesure des parts de marché mais aussi l’attention. Dès lors, médias traditionnels, plateformes numériques et médias sociaux appartiennent bien à un seul marché de l’information, dont on peut mesurer la part que chacun occupe dans le temps d’attention des consommateurs.

La question de la concentration des médias occupe une place essentielle dans la Loi parce qu’elle soulève des enjeux essentiels : ceux liés à la hausse des prix et à la baisse de la qualité des produits, comme pour tout autre secteur, mais également des enjeux liés aux dangers démocratiques de préservation du pluralisme des courants de pensée et d’opinion, de diversité, d’indépendance éditoriale, de contrôle de processus démocratique. Concentration des acteurs et garantie du pluralisme des courants de pensée et d’opinion doivent conserver une place centrale dans la loi qui garantit la liberté de communication.

Mais nous devons trouver les moyens de la coexistence de l’indépendance d’une information fiable avec des grands groupes puissants de médias, qui investissent dans cette économie de l’information. Cette dernière coûte cher à produire et les groupes doivent pouvoir diversifier leurs activités pour équilibrer leurs dépenses. La nouvelle réglementation doit impérativement intégrer ces deux dimensions comprises ensembles. Elles symbolisent finalement ce que sont les médias, des industries à part entière qui participent à la production de biens, qui possèdent des caractéristiques de bien public, qui obligent à les considérer avec une attention particulière, donc des industries entièrement à part.

La bonne santé économique des entreprises médiatiques est impérative pour garantir la production d’une information de qualité consubstantielle de nos démocraties.

Le troisième pilier vise à sanctuariser l’éducation aux médias et à l’information (EMI) par un partenariat déjà engagé avec les groupes médiatiques que l’on doit étendre aux plateformes numériques et aux médias sociaux. « Nous sommes aujourd’hui confrontés à une masse inédite d’informations disponibles et à une concurrence généralisée des points de vue, qui s’expriment sans filtre et selon une logique peu intelligible pour les utilisateurs du web et des réseaux sociaux. Cette saturation et cette dérégulation du marché de l’information en ligne […] nous rendent davantage perméables aux fausses informations », ce sont les premiers mots du rapport de la Commission pilotée par un des spécialistes de la sociologie cognitive Gérald Bronner, Les Lumières à l’ère numérique, rendu en janvier 2022[6]. Une autre commission, celle-ci américaine, a mené des travaux rendus publics en 2019[7] sur les conséquences de l’arrivée du numérique dans les usages médiatiques. Ils ont observé la fermeture de salles de rédaction, l’émergence de déserts d’information locale, la concentration du secteur et une large baisse de la participation électorale. Ce constat vaut également pour l’ensemble des pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, France, Angleterre).

Cette influence croissante du numérique dans l’espace de nos vies pose de façon cruciale, nous l’avons dit, la question de la production et de l’accès à une information fiable. À l’heure des fake news et de la manipulation de l’information, de la fragmentation de la sphère culturelle et sociale où les médias traditionnels sont fragilisés, les pouvoirs publics ont la responsabilité de protéger et d’aider les citoyens à vivre dans cette nouvelle société civile numérisée. L’ÉMI revêt donc une dimension fondamentale et centrale pour la construction d’une culture et d’une conscience civiques donnant à nous tous, et aux élèves en particulier : la capacité d’usages responsables du numérique et d’un esprit critique à bon escient, de comprendre et d’interpréter les flux informationnels, de distinguer connaissances et croyances, informations, fausses informations et théories du complot, ou encore, l’information du commentaire et des opinions. Ici le rôle sociétal prend toute sa mesure, et parce que l’école ne peut pas tout, l’État et les pouvoirs publics doivent pouvoir prendre appui sur d’autres partenaires qui ont pour mission ce même objectif, de renforcer la responsabilité de tous dans les usages numériques en permettant l’exercice de la liberté d’expression et la compréhension de ses limites. C’est le rôle des groupes médiatiques mais aussi des plateformes numériques et les médias sociaux, qui doivent se comporter en entreprises responsables. Les acteurs des médias pourraient participer à former professeurs et élèves à ce nouvel environnement numérique, complémentaire de la réglementation. Des conventions ont été signées, une circulaire en date de 2022 oblige à la présence de référents académiques… Pour assurer ce changement d’échelle, médias, plateformes et médias sociaux doivent participer à la transformation du citoyen en citoyen numérique responsable.

Je propose également l’organisation d’un « traité de paix » mutuellement bénéfique  comme quatrième pilier. En aucun cas, la production indépendante n’est remise en cause. Elle est essentielle et indispensable au pluralisme et à la diversité. Toutefois, les taux élevés d’obligation des chaînes et la définition très restrictive ont souvent été l’objet d’altercations avec les producteurs. Aujourd’hui, cet encadrement strict n’est plus justifié, et met en danger le devenir des chaînes historiques. L’arrivée des services de vidéos à la demande dans le champ de la régulation, depuis la transposition de la directive SMA, aurait dû permette la signature d’un new deal entre producteurs et diffuseurs traditionnels. C’est un impératif de souveraineté culturelle. C’est également un impératif économique. Seules les chaînes (publiques et privées) ont pour mission d’assurer la production et la diffusion d’une information de qualité. L’étude publiée par l’Arcom consacrée à l’information des Français (mars 2024) confirment la place qu’elles occupent encore en matière d’information. Les Français s’informent à 80% en regardant une chaîne de télévision au moins une fois par semaine, à 66% au moins une fois par jour ; 79% d’entre eux regardent régulièrement au moins un journal télévisé et 61% les chaînes d’information[8].

L’éditeur bénéficie d’une durée limitée de détention des droits (12 mois sur chaque territoire) sans possibles mandats de commercialisation de l’œuvre, des droits d’exploitation acquis à titre exclusif et l’impossibilité de détenir ni des parts-producteur dans les œuvres financées (sauf exceptions) ni de part de capital social de la société de production, avec par ailleurs, l’impossibilité pour un actionnaire de contrôler à la fois la société de production et l’éditeur de services. Cette appréhension empêche les éditeurs de répondre efficacement à la concurrence en se constituant des catalogues de droits de propriété intellectuelle, alors qu’ils participent à leur financement, et elle ne sert pas les producteurs indépendants de petite taille à être des partenaires potentiels pour les chaînes.

L’arrivée de nouveaux guichets  pour les producteurs que sont les services de vidéo à la demande (Netflix, Amazon Prime Video, Disney+, etc.) aurait dû être l’occasion de diminuer les taux d’obligation d’investissement dans la production audiovisuelle et dans la production cinématographique des acteurs historiques : en changeant leur calibrage et en distinguant chaînes publiques et acteurs privées. Cela aurait permis de redonner de l’oxygène aux chaînes de télévision qui en ont tant besoin.

Enfin les deux derniers piliers concernent la sobriété numérique qui se doit d’embarquer médias et plateformes et un cadre pour la donnée. Omniprésentes dans l’économie numérique, les données constituent une matière première et un actif stratégique pour celui qui les possède, ou les contrôle. Nos multiples consommations en ligne, pour échanger, travailler, interagir laissent des milliers et des milliers de traces – likes, partages, consommations, engagements – qui sont autant de moyens pour les entreprises qui les collectent, les trient et les assemblent, d’améliorer leurs services et d’en fournir de nouveaux. Un moyen également de mieux nous connaître et présenter des profils publicitaires à leurs annonceurs d’une qualité proportionnelle au temps passé et à nos interactions en ligne. Leurs modèles de recommandation sont donc également favorables aux annonceurs, qui, par le mécanisme du micro-ciblage, proposent des publicités de plus en plus personnalisées, au profilage précis, garantissant à tous – plateformes et annonceurs – de larges profits. Ces nouvelles mises en données du monde et mises en réseaux ont permis aux GAFAM d’acquérir un pouvoir de marché considérable. Par ailleurs, beaucoup d’écrits aujourd’hui ont montré que ces architectures algorithmiques et d’intelligence artificielle visent à retenir le plus longuement notre attention, nous retenant, nous enfermant dans des bulles de filtre qui font dire à la sociologue américaine Shoshana Zuboff que « les big techs nous connaissent mieux que nous-mêmes car ils peuvent prédire nos émotions, nos préférences politiques, nos orientations sexuelles »[9]. Derrière ces modèles, se cachent de la manipulation, de l’enfermement, de la circulation de fake news à vaste échelle, qui seront bientôt renforcés par de l’IA générative. Nous avons donc besoin d’un nouveau cadre de la donnée avec pour objectifs : l’assurance de conditions d’accès équitables et loyales aux données de consommation des programmes, incluant données de localisation des utilisateurs et celles des audiences des programmes ; le partage des données ainsi que le partage de la valeur de ces données.

Les médias sont producteurs de sens et de valeurs, ils jouent un rôle indispensable au sein de nos démocraties. Fragilisé par la puissance économique et financière des GAFAM, leur modèle économique vacille – perte d’audience et de revenus publicitaires – dans un contexte de défiance, de désinformation et de polarisation des débats. L’asymétrie réglementaire entre eux et les nouveaux entrants est devenue préjudiciable. Il y a urgence à repenser la réglementation afin de préserver le contrat de confiance entre citoyens et institutions autour d’une information fiable et mettre fin à cette concurrence déloyale. Je formule des propositions concrètes en réponse à deux défis : faire rayonner la création audiovisuelle et cinématographique française dans le monde et garantir un espace médiatique démocratique.

 

Mots-clés : Médias – Réglementation – Données – Concentration – GAFAM – Information –  Pluralisme – Démocratie

 

Le nouveau monde des médias. Une urgence médiatique », aux éditions Odile Jacob


[1] Mounk Yascha, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l’observatoire, 2018.

[2] Nathalie Sonnac, « Médias, il faut tout revoir », La Tribune Dimanche, le 25 février 2024.

[3] https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/2022-06/Digital_News-Report_2022.pdf

[4] Délibération n°2018-11 du 18 avril 2018 relative à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information et des programmes qui y concourent.

[5] André Prat, « Media Power », Journal of Political Economy, 2018, vol. 126, n°4, p. 1747-1783.

[6] Gérald Bronner, Les Lumières à l’ère numérique, Paris, janvier 2022.

[7] Stigler Committee on Digital Platforms, Report, Stigler Center for the Study of the Economy of the State, 2019.

[8] https://www.arcom.fr/nos-ressources/etudes-et-donnees/mediatheque/les-francais-et-linformation

[9] Zuboff Shoshana, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.

Nathalie Sonnac
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