A l’occasion de la parution chez Odile Jacob de son ouvrage « GAFA, Reprenons le pouvoir »*, (Prix du livre d’économie 2020), variances.eu a rencontré Joëlle Toledano.
Joëlle Toledano, économiste, est reconnue en Europe comme une spécialiste de la régulation des marchés. Elle a été membre du collège de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP, 2005-2011) et a occupé des fonctions importantes dans de grands groupes français. Aujourd’hui, professeure émérite associée à la chaire « Gouvernance et régulation » à Dauphine, elle est au « board » de plusieurs jeunes pousses du numérique.
Variances : Comment expliquer le succès phénoménal des GAFA qui sont devenues les principales capitalisations boursières mondiales du monde en si peu d’années, avec un nombre d’utilisateurs qui dépassent largement toutes les autres entreprises alors même qu’elles ne vendent apparemment pas grand-chose ?
C’est une véritable question à tiroir …. Si j’ouvre le premier, j’y trouve tout simplement des clients satisfaits… Ça n’a l’air de rien mais il faut toujours conserver cette évidence en tête, c’est la première clef du succès. La deuxième c’est le fameux « winners take all » de l’économie numérique qui combine le plus souvent les économies d’échelle aux externalités de réseaux et transforme très vite, dès que le point mort est atteint, tout utilisateur, client ou fournisseur de service supplémentaire en profit, les coûts supplémentaires étant très marginaux. Quant aux profits, ils ont été analysés, à propos de Google et Facebook, par l’Autorité de concurrence britannique dans une passionnante étude de 2019, comme significativement au-dessus de la moyenne du secteur, traduisant ainsi leur pouvoir de marché[1]. Ces profits rendent possibles, quand on y ajoute des promesses de croissance élevée, les capitalisations boursières que nous connaissons : Google et Facebook, respectivement 1 249 Mrd$ et 736 Mrd$ fin janvier 2021, soit à peu près le CAC 40 à eux deux.
On peut avoir l’impression que ces entreprises ne vendent pas « grand-chose ». Ce n’est pas si faux que ça, mais elles vendent de très nombreuses fois « pas grand-chose ». Si je reviens à Google et Facebook, ils ont des milliards d’utilisateurs dans le monde et des dizaines de millions en France. Comme je viens de l’indiquer, le déploiement à l’international s’est fait avec des coûts limités et très vite, pour profiter au maximum des succès initiaux et éviter le développement de concurrents. Quant à leurs chiffres d’affaires en France, ils sont significatifs mais pas impressionnants ! On peut estimer les ordres de grandeur à 1,5 Mrd€ pour Facebook et à 3,5 Mrd pour Google en 2020. Ce ne sont que des ordres de grandeurs puisque les chiffres ne sont pas publics. En additionnant les deux, on obtient le chiffre d’affaires de Vivendi France ou, pour faire une autre comparaison, Google et le groupe Canal + font à peu près le même chiffre d’affaires en France. Par ailleurs, ces chiffres concernent essentiellement des ventes de publicité, d’où probablement cette absence de visibilité notée par la question. Pour ce qui concerne Amazon ou Apple, les chiffres d’affaires sont plus significatifs mais encore relativement limités si on en reste au seul territoire français… ce qui n’est évidemment pas le cas. Ainsi le chiffre des ventes en e-commerce d’Amazon aurait été en France en 2019 de 7,7 Mrd€ d’après LSA, soit beaucoup moins que le chiffre d’affaires de Carrefour ou Leclerc (de l’ordre de 40 Mrd€), mais il s’agit essentiellement d’alimentaire, et un peu plus que le chiffre d’affaires Darty-Fnac. Toutefois les taux de croissance, les marges et surtout l’empreinte géographique n’ont pas la même dynamique !
Variances : Pourrais-tu décrire comment, d’entreprises proposant un service, par ailleurs apprécié par le consommateur, les GAFA sont devenues des écosystèmes à part entière ? Peut-on les accuser de provoquer une addiction des consommateurs ?
La question de l’addiction concerne essentiellement les réseaux sociaux et les services de type Facebook, Instagram, YouTube, Twitter, TikTok, etc. Elle n’est pas au cœur du succès d’Apple, d’Amazon ou de Google. La logique de développement d’un écosystème consiste à déployer l’entreprise, de façon à ce que les succès initiaux soient progressivement élargis à de nouveaux services qui confortent le pouvoir de marché initial, et lui ouvrent des perspectives de croissance. Ces nouveaux marchés peuvent être attaqués directement, par exemple quand Google Map complémente le moteur de recherche. Mais, plus fréquemment, ces services sont proposés par des entreprises tierces qui profitent de l’infrastructure initiale. Ainsi des applications de l’App Store ou de Google play, des jeux sur Facebook, de la publicité sur Google, etc. Chaque écosystème organisera le verrouillage du consommateur en rendant de plus en plus coûteux et de moins en moins attractif le changement de solutions d’accès. Facebook pour mener à bien cette stratégie va chercher à conserver ses utilisateurs en générant en particulier des comportements addictifs et aussi en acquérant ou copiant les start ups les plus prometteuses. La stratégie d’Apple est différente. Apple a multiplié les produits, terminaux et services, et mis beaucoup de soin à faciliter le passage de l’un à l’autre. Les deux millions d’applications de l’App Store ont vocation à répondre à tous les besoins. L’entreprise a créé pour ses clients un écosystème « sans couture » dans lequel on passe de l’ordinateur au smartphone ou à la tablette avec des écouteurs… en s’abonnant aux services audio et vidéo répondant à tous les besoins imaginables. Apple veut organiser la meilleure vie numérique possible à ses clients, multipliant les raisons de ne pas sortir de l’écosystème.
Pour Amazon, ce développement s’est opéré à partir de la vente de livres en ligne pour progressivement vendre « tout ce que le consommateur souhaite avec la meilleure expérience client ». L’entreprise a mis en place un modèle économique combinant la place de marché, les services de logistique et de livraisons de qualité à des algorithmes d’analyses et de recommandation. La place de marché héberge plus de 2 millions et demi d’entreprises et parmi elles 25 000 réalisaient en 2018 plus d’un million de dollars de chiffre d’affaires. J’essaye de décrire dans l’ouvrage comment se sont créés les différents écosystèmes, leurs modèles économiques respectifs sur lesquels se sont « pluggés » de très nombreuses entreprises. Maintenant elles en dépendent pour le meilleur et pour le pire, à travers une « régulation privée ». Chacune de ces entreprises s’est attachée à faire de ces systèmes d’organisation des empires verrouillés.
Variances : Pourquoi se polariser surtout sur les GAFA ? En quoi diffèrent-elles d’autres entreprises technologiques (AirBnB, Uber, Visa, etc.) ?
Parce que justement les GAFA ont créé des écosystèmes là où d’autres plateformes numériques peuvent certes être dominantes sur tel ou tel marché sans pour autant avoir constitué des empires dont dépendent de très nombreuses entreprises.
Variances : Tu insistes dans ton livre sur la loi « privée » qui se substituerait à la loi commune. Pourrais-tu préciser cette affirmation ? Est-ce différent de ce que pouvaient pratiquer de grandes entreprises industrielles ?
De très nombreuses entreprises se sont « pluggées » sur chacune des GAFA pour offrir des services complémentaires et en ont d’ailleurs souvent bien profité pour se développer. Dans le cas des commerces de la place de marché d’Amazon elles doivent, très classiquement, respecter des règles définies par Amazon en matière d’informations, de qualité de service, etc.
Fondamentalement ces règles doivent être comparables à celles que la grande distribution impose à ses fournisseurs, si ce n’est bien sûr que les prix sont théoriquement déterminés par les commerçants tiers. La vraie différence réside dans les règles, souvent implicites et toujours opaques, qui seront à la source des recommandations des algorithmes de classement des offres ou d’évaluation des commerçants et de leurs pratiques. Les algorithmes permettront, ou pas de bénéficier de la distribution d’Amazon Prime, atout majeur vis-à-vis des acheteurs : du jour au lendemain, on a pu observer qu’un commerçant pouvait être révoqué sans savoir pourquoi et sans pouvoir se défendre. Amazon est, selon un article de Verge, « juge, jury et bourreau » de son écosystème; Amazon a organisé un système de justice privée payante en cas de plainte pour contrefaçon. Les exemples sont nombreux et concernent aussi les prix pratiqués, l’accès aux données etc. Il me semble que ces pratiques vont beaucoup plus loin que celles, parfois critiquées avec raison, des relations des grands groupes avec leurs sous-traitants.
Dans ces gigantesques écosystèmes où les algorithmes gouvernent l’ordonnancement et les mises en relation, les règles sont inscrites dans des lignes de code informatique. Les logiciels développés intègrent les droits et obligations des participants de l’écosystème. Ce sont eux qui mettront en avant tel ou tel contenu, message ou produit, rendront possible l’utilisation des données personnelles, les mécanismes d’addictions, la viralité́ de certains messages, le contournement de la fiscalité, etc. Développés dans une logique d’efficacité économique à vocation d’emblée mondiale, ils s’embarrassent d’autant moins des lois applicables qu’elles peuvent être coûteuses sans forcément leur apparaître pertinentes.
Variances : Après tout, chacun peut se désinscrire de Facebook. Le récent projet de transmission de davantage d’informations de WhatsApp vers Facebook a provoqué une fronde des utilisateurs dont certains ont migré vers d’autres plateformes de messageries instantanées. Penses-tu que de tels mouvements prendront de l’ampleur à l’avenir face à la puissance des GAFA ?
En fait, il me semble que le passage de WhatsApp vers d’autres plateformes gratuites n’est pas aussi significatif qu’on le dit, même s’il dénote une prise de conscience croissante. L’un des deux motifs des changements concernant les pratiques de WhatsApp en matière de données personnelles est la recherche d’un modèle économique : malgré ses deux milliards d’utilisateurs, le chiffre d’affaires est encore quasi nul[2]. Signal n’a pas plus de modèle économique et le cherche; quant à Telegram, c’est un cadeau de riches libertariens, les frères Durov, aux utilisateurs. Mais rendre un tel service n’est pas gratuit ! Donc on ne peut pas considérer (encore ?) que cette fronde en annonce d’autres.
Variances : N’est-il absolument pas envisageable d’obliger les GAFA à payer les données qu’elles récupèrent auprès des utilisateurs ou, à tout le moins, que les utilisateurs puissent interdire leur monétisation ?
Les obliger à payer tant que les consommateurs acceptent de les échanger me paraît peu crédible. Quant à interdire la monétisation, il faudra alors payer les services ou à tout le moins trouver un autre modèle économique. Je crois davantage à l’interdiction d’un certain niveau de ciblage, aux obligations de transparence sur la chaine de valeur publicitaire dont l’opacité est dénoncée par tous les observateurs, à des contrôles effectués par des tiers ….
La gratuité de nombreux services sera très vraisemblablement utilisée par les GAFA pour ridiculiser et disqualifier auprès des consommateurs toute régulation qui visera à les contrôler et permettre l’émergence de concurrents. Il faudra tenir compte de ce rapport de force initial.
Dans une démocratie du XXIe siècle, cela signifie qu’il faut débattre des problèmes et des solutions avec les citoyens, dans des cadres qui rendront possible une appropriation collective des enjeux et des solutions.
Mots-clés : GAFA – régulation – concurrence – écosystèmes
* « GAFA, Reprenons le pouvoir » de Joëlle Toledano, aux éditions Odile Jacob
[1]Cf. en particulier Annex D « profitability of Google and Facebook » de « Online platforms and digital advertising market study » Competition Market Authority, 2019. https://assets.publishing.service.gov.uk/media/5fe4951c8fa8f56af8e88105/Appendix_D_Profitability_of_Google_and_Facebook_non-confidential_WEB.pdf.
[2] L’autre motif est de rendre l’intégration dans Facebook plus difficile à défaire
- « GAFA, Reprenons le pouvoir ! » – Entretien avec Joëlle Toledano - 18 février 2021
D abord, en français, on dit « CONSEIL D’ADMINISTRATION », pas « board ». L ENSAE c est franco-français-franchouillard, donc on devrait le savoir.
« pluggés » ca veut dire quoi ?
Pour le reste , l article est vide, et le dernier paragraphe semble dénoter que l auteur n est pas au courant des projets EU de DMA et DSA en la matière.
Remplissage nous voila!