Les aides publiques aux étudiants sont-elles adaptées et suffisantes ? La question revient régulièrement dans l’actualité. En 2014, 40 % des étudiants ayant leur propre logement étaient en situation de pauvreté monétaire.
La crise sanitaire, puis l’augmentation de l’inflation ont conduit à une progression de la précarité et du recours à l’aide alimentaire, et montré les limites d’un modèle d’aide aux jeunes reposant implicitement sur le soutien financier des parents. Neuf parents d’étudiants sur dix disaient en 2014 aider financièrement leur enfant étudiant par des dépenses ou transferts, pour un montant moyen de 1600 euros mensuels.Le Conseil d’Analyse économique préconisait en 2021 de revaloriser et d’étendre les bourses pour faciliter l’accès à l’enseignement supérieur, en soulignant plus largement les effets bénéfiques des dépenses liées à l’enseignement supérieur sur la croissance.
À la suite d’une large concertation sur la vie étudiante, un rapport remis en juin 2023 au ministère de l’Enseignement supérieur a conduit à une augmentation du montant des bourses, ainsi qu’à la création d’avantages supplémentaires tels que des repas à 1 euro pour les étudiants boursiers.
Bourses publiques et aides parentales : des transferts à étudier
Si les bourses sur critères sociaux, à l’instar de l’accessibilité des frais d’inscription, semblent un maillon essentiel dans l’accès des classes populaires aux études, leur incidence et leur capacité à remplir leurs objectifs restent mal connues.
Deux objectifs distincts peuvent leur être assignés : d’une part, améliorer les conditions de vie des jeunes, et d’autre part permettre aux familles modestes d’envisager des études supérieures pour leur enfant sans faire trop de sacrifices. Les deux ne sont pas antinomiques. Mais on comprend bien que, si les parents aident moins leur jeune grâce à l’obtention d’une bourse, alors l’effet de cette dernière sur la réduction de la pauvreté du jeune s’en trouve amoindri : l’aide devient alors aussi un soutien aux parents.
Plus largement, se pose la question de la manière d’aider au mieux les étudiants avec des prestations publiques, alors que l’essentiel de leurs ressources provient le plus souvent de l’aide financière des parents.
Dans une recherche publiée en janvier 2024 dans Economics of Education Review, nous nous sommes donc penchés sur les interactions entre les aides publiques aux étudiants (bourses sur critères sociaux) et l’aide des parents (transferts financiers, achats et paiement de loyer).
Une mesure nécessitant des données rares et une stratégie d’identification adéquate
Ce thème était rarement étudié en économie faute de données fiables, jusqu’à la création de l’enquête Ressources des Jeunes en 2014 par la Drees et l’Insee, qui précise les bourses touchées par les jeunes, mesure très précisément les transferts des parents et renseigne également les revenus des parents à l’aide de données fiscales.
L’étude des données conduit à une corrélation négative entre le montant des bourses et celui de l’aide parentale. Mais cela ne reflète pas nécessairement un effet causal parce qu’en raison du barème, la bourse est d’autant plus faible que le revenu des parents augmente, à l’inverse de l’aide des parents qui est plus importante parmi les ménages aisés.
Pour confirmer le sens de l’effet et en préciser l’ampleur, nous utilisons le barème discontinu des bourses étudiantes sur critères sociaux. Cela permet d’estimer comment évoluerait l’aide parentale pour un étudiant qui toucherait davantage d’aide publique de manière exogène.
Faute d’une taille d’échantillon suffisante, il ne s’agit pas d’une régression sur discontinuité mais d’une analyse instrumentale sur échantillon complet utilisant soit un instrument reconstituant une bourse à partir du barème et des variables de notre enquête, soit l’échelon déclaré par l’étudiant, qui permet de retrouver le montant exact et d’approcher précisément les discontinuités du barème.
Une tendance à la baisse des aides parentales quand les bourses augmentent
Il ressort que l’aide parentale diminue partiellement quand l’aide publique augmente : pour un euro supplémentaire d’aide publique, l’étudiant voit l’aide de ses parents diminuer de 50 centimes. La figure ci-dessous illustre cette compensation partielle de l’augmentation de la bourse par une diminution de l’aide des parents, que nous mettons en évidence de manière aussi causale que possible.
L’économiste peut interpréter cet effet de différentes manières :
Du point de vue de l’incidence, voire de l’efficacité de la politique publique : Même si toute l’aide publique ne bénéficie pas à l’étudiant, il ne s’agit pas d’une marque d’inefficacité car les bourses sur critères sociaux ciblent des familles modestes. C’est donc une bonne nouvelle de leur permettre de limiter les sacrifices qu’ils font pour les études de leurs enfants. Et c’est d’ailleurs probablement une des raisons pour lesquelles d’autres travaux constatent que les bourses sur critères sociaux ont un effet causal sur la poursuite d’études.
Du point de vue de la théorie microéconomique et de la modélisation des transferts parentaux : Gary Becker modélise un parent « altruiste », au sens où celui-ci prend en compte l’utilité de son enfant dans sa propre utilité. Il conclut qu’un transfert public visant un jeune déjà aidé par son parent serait voué à l’échec : le parent diminuerait d’autant son aide en constatant la variation du revenu de son jeune, et neutraliserait l’efficacité visée par l’aide publique.
Ce que nous trouvons contredit ce modèle simple et indique la nécessité de modéliser autrement les transferts parentaux, en considérant que les revenus des jeunes ne sont pas bien connus des parents, en estimant que ces derniers peuvent retirer une satisfaction du seul fait d’aider leur enfant (c’est le principe de « don gratifiant »), ou en se disant que le don parental pourrait appeler une contrepartie ultérieure de la part de l’enfant.
Modèle universel ou soutien ciblé : les enjeux d’un arbitrage complexe
Ce résultat doit toutefois être interprété avec deux précautions principales. Premièrement, l’analyse se limite aux étudiants touchant une bourse et analyse donc le fait de toucher un niveau plus ou moins important de bourse.
L’aide parentale jouerait un rôle plus complexe si l’on comparait une situation d’arrêt des études supérieures sans aide publique et avec des aides parentales faibles puisque le jeune travaillerait, avec une situation où l’étudiant poursuivrait ses études, toucherait une bourse et serait aidé davantage par ses parents.
Dans certains cas, l’aide publique rend possibles les études et déclenche une aide supplémentaire des parents, ce qui ne correspond pas au cas d’éviction que nous mesurons.
Deuxièmement, ce travail porte sur des familles modestes éligibles aux bourses. La question se poserait différemment pour les familles aisées. Si un effet d’éviction similaire existait pour ces dernières, il s’apparenterait à un effet d’aubaine car une aide aux étudiants permettrait simplement aux parents d’économiser une partie de l’argent qu’ils donnent aux jeunes, alors qu’ils auraient les moyens de les aider. Ils pourraient alors être considérés comme des bénéficiaires secondaires non souhaités de l’aide.
Cela illustre bien l’arbitrage entre :
- Des prestations universelles qui ont de nombreux avantages : moins stigmatisantes, plus simples à mettre en œuvre, plus consensuelles politiquement et durables car elles ont le soutien de tous. Dans le cas des jeunes adultes, elles sont aussi plus cohérentes avec l’idée d’une citoyenneté sociale qui soustrait les jeunes à la dépendance envers leurs parents, et avec l’idée d’un nécessaire soutien public à l’accumulation de capital humain.
- Des prestations ciblées qui évitent un effet d’aubaine pour les familles aisées et permettent donc d’aider davantage ceux qui en ont besoin. Cet avantage se gagne au prix de prestations plus complexes, du maintien de fait du primat de l’aide parentale, d’un caractère parfois stigmatisant, et enfin du risque de ne pas pouvoir cibler adéquatement tous les jeunes qui en auraient besoin.
Cet arbitrage a récemment été illustré par la polémique portant sur les repas à 1 euro pour les étudiants, avec des débats sur l’opportunité ou pas d’accorder ce soutien à tous les étudiants. Il s’agit plus globalement de déterminer le type de politique de jeunesse que l’on souhaite.
On peut prôner un soutien concentré sur les jeunes les plus pauvres, qui comme on l’a vu n’est pas incompatible avec une éviction partielle par l’aide parentale. Dans le cas d’un soutien universel, l’éviction limiterait partiellement les effets sur l’autonomisation des jeunes, mais fait partie du prix à payer pour un système plus simple et aidant tous les jeunes : un prix élevé, mais que l’on peut voir comme un investissement. Bref, c’est ici encore un choix de société, dont l’estimation des effets d’éviction contribue à éclairer une partie des enjeux.
Sébastien Grobon, Doctorant au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) et économiste au Conseil d’Orientation des Retraites (COR), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et François-Charles Wolff, Professeur en sciences économiques, IAE Nantes, IAE Nantes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Cet article a également été publié sur le blog de l’AFSE.
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