La réunion du 30 mai 2024 de la commission du CNIS « Système financier et financement de l’économie» présidée par Anne Epaulard a été l’occasion de l’annonce par l’INSEE de la publication de comptes carbone de la France (https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2024/04/02-comptes-carbone-larrieu-insee.pdf). Sylvain Larrieu, leur artisan, a expliqué qu’ils allaient offrir un cadre statistique complet et complètement cohérent pour étudier le couplage / découplage entre les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et l’activité économique. L’INSEE publiera ses comptes carbones en novembre avec les données rétrospectives et jusqu’en 2023, en s’appuyant sur des données européennes (base Figaro) ajustées pour être parfaitement comparables avec les comptes nationaux français en valeur.
C’est une étape essentielle, car le développement rapide de comptes carbone nationaux est probablement l’outil le moins coûteux, le plus consensuel et le plus efficace pour décarboner. Des moyens statistiques publics supplémentaires doivent être rapidement mobilisés : non pas pour compléter le PIB par une série d’indicateurs sur ses angles morts ; mais pour l’équilibrer par des comptes nationaux jumeaux qui ajouteront à l’économie une seconde dimension, à côté de l’argent : la décarbonation.
Au-delà de la croissance du PIB
Pour comprendre l’importance de ces comptes carbone, on peut partir du bilan mitigé des travaux pour équilibrer l’influence démesurée du PIB dans le pilotage de nos économies, dans la ligne en France du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009. Comme l’ont expliqué Nicolas Carnot et Sébastien Roux, il y a un consensus aujourd’hui pour reconnaitre les limites d’enrichissements de la comptabilité nationale par des tableaux de bord censés compléter les angles morts du PIB, notamment sur la qualité de l’environnement. 15 ans après, la croissance du PIB reste la métrique économique et politique universelle et aucun rééquilibrage n’est en vue.
Les progrès dans la présentation comptable de la décarbonation
Il y a aussi un consensus aussi pour reconnaitre le caractère très spécifique des statistiques de décarbonation, parmi toutes les statistiques sur l’environnement. Une raison de fond est que la décarbonation « coche » un grand nombre des 17 Objectifs de développement durable des Nations Unies, comme l’expliquent les scientifiques du vivant. Une seconde raison est plus puissante et moins connue : ces statistiques sont les seules à pouvoir se mettre dans des comptes à la fois universels et nationaux. Les poids de GES associés aux carbonations et aux décarbonations sont mesurables sur l’ensemble de la planète, localisable par territoire national, mais surtout fongibles : une tonne de décarbonation à Paris, Brasilia ou Djakarta a exactement les mêmes caractéristiques. La seconde donnée environnementale la plus souvent citée après les GES est l’eau : elle ne pourra jamais rentrer dans un cadre comptable universel, ni même national, car elle n’est pas fongible : un prélèvement d’eau n’a pas les mêmes caractéristiques selon le lieu et le jour où il est fait.
Les statistiques de décarbonation peuvent donc être présentées dans des comptes et elles ont commencé à l’être au niveau macroéconomique, dans le cadre du gigantesque programme de collecte de données des Nations Unies autour des travaux du GIEC. Les émissions directes de carbones collectées sur le terrain (en France par le CITEPA) alimentent des travaux statistiques de tous les grands pays, notamment de l’OCDE et d’Eurostat, pour les présenter sous forme de matrices Entrées Sorties en tonnes de CO2 équivalentes aux matrices de Leontief construites des comptabilités nationales (en valeur). Ces matrices permettent de suivre les carbones à l’intérieur du système productif en croisant les branches et les produits, et en bouclant les tableaux nationaux par les importations et exportations. On peut ainsi suivre d’année en année combien de carbones dans un euro de production de chaque branche et de quels secteurs viennent ces carbones, dans une nomenclature en 64 lignes et colonnes.
L’importance pour l’économie des comptes carbone
Jusqu’à maintenant, ces matrices n’étaient pas disponibles sous forme de statistiques officielles publiques, mais noyées dans des bases accessibles aux seuls chercheurs, ou traduites en open source par des précurseurs comme La Société Nouvelle (https://lasocietenouvelle.org/), une entreprise lilloise d’intérêt collectif.
On comprend aujourd’hui que ces données statistiques sont d’un intérêt majeur pour tous les acteurs économiques. Au niveau micro-économique, les entreprises mesurent et échangent de plus en plus les émissions carbone associées à leurs produits. Elles sont conscientes que ces mesures restent très imparfaites pour deux raisons : l’absence de standardisation comptable, et le besoin d’un cadrage pour démarrer.
La standardisation comptable est en cours, à partir de différentes initiatives (E-liability Institute https://e-liability.institute/, Mesure carbone environnementale https://carbones-factures.org/ en France) désormais convergent informellement avec l’appui de grandes institutions (FMI, Bundesbank…) et de grandes entreprises. Elle dira comment une entreprise peut calculer l’Emission Produit de ses produits à partir d’un certain nombre de principes comptables, de données scientifiques, et de l’Emission Produit sur les factures de ses achats.
Mais pour démarrer, alors qu’il n’y a pas encore d’Emission Produit sur la plupart des factures, il est indispensable d’avoir des substituts simples, officiels, gratuits, répondant aux principes comptables (exhaustivité, absence de doubles comptes) et mis à jour annuellement : c’est le portrait-robot des comptes carbone annoncés par l’INSEE et qu’Eurostat s’est engagé à mettre à disposition rapidement partout en Europe.
Ces comptes sont donc la pièce manquante d’un puzzle collaboratif permettant d’avoir rapidement sur chaque produit dans le monde son Emission Produit, comparable et vérifiable.
L’élargissement rapide à des Comptes Nationaux de Décarbonation
L’intérêt de ces comptes va bien au-delà et le succès de la décarbonation demande qu’ils soient élargis à de véritables comptes nationaux de décarbonation (CND), jumeaux des comptes nationaux en valeur actuels (CNV). Ils donneront un cadre et un sens collectif à tous les efforts de comptages micro et méso économiques.
La force de l’approche comptable pour suivre la décarbonation est la même pour les statisticiens nationaux que pour les comptables d’entreprise : ils récupèrent toute l’architecture et tous les concepts de la comptabilité en valeur. Les CND peuvent être inventés et construits par les comptables nationaux par transposition des CNV. Cette transposition facilite énormément le déploiement, à la fois sur le plan technique et pédagogique.
Les CND enregistrent les mêmes flux de biens et services que les CNV. Là où les CNV distinguent des prix et des volumes, les CND distinguent des facteurs d’émission et des volumes, en données physiques ou monétaires. Les comptables privés, publics et nationaux pourront demain collaborer aux CND de façon plus riche encore que leur collaboration pour les CNV qui est essentiellement du bas vers le haut : les comptables nationaux agrègent et donnent un sens à des flux microéconomiques réels pour arriver à un PIB qui est un concept statistique. En carbone, la mission des comptables nationaux sera la même et aussi de réconcilier une mesure les données microéconomiques agrégées avec une mesure agrégée, la décarbonation de la planète, qui est une réalité physique, scientifique (et politique pour les ventilations nationales). C’est dès aujourd’hui que la statistique publique doit se préparer à la valorisation des données carbone qui seront présentes dès l’année prochaine dans toutes les grandes entreprises européennes (suite à leurs nouvelles obligations au titre de la CSRD) et par la capacité de collecte qu’apportera deux ans après la facture électronique, dès lors qu’elle comportera l’Emission Produit associée à la facture.
Les CNV consolident les contributions des acteurs à la croissance de la valeur ajoutée autour d’un indicateur synthétique puissant : la croissance du PIB. L’approche des CND est inverse : ils partent d’un indicateur synthétique très puissant aussi, la décarbonation de la planète et les décarbonations nationales. L’enjeu est de déconsolider cette décarbonation en indicateurs de performance microéconomiques, pour répondre aux questions : quels acteurs économiques décarbonent ? Comment cette décarbonation s’explique-t-elle en variation de volumes et en variations de facteurs d’émission ? Quels liens avec les variations en valeurs ?
Une seconde dimension pour l’économie
On voit donc que les CND apportent à la problématique Stiglitz « au-delà du PIB » une réponse nouvelle : il ne s’agit pas de compléter la croissance du PIB par une série d’indicateurs, mais de l’équilibrer, de l’enrichir par une seconde dimension. Passer d’une dimension économique unique, l’argent, essentielle puisqu’elle nous parle de nos revenus monétaires, de notre consommation, de notre production ; à deux dimensions économiques : l’argent et la décarbonation.
Les deux dimensions sont parfaitement articulées entre elles, puisque les flux et leurs volumes sont les mêmes. Les deux dimensions parfaitement complémentaires, puisque les CND éclairent les principaux angles morts de la croissance du PIB : la durabilité de nos actions humaines, les souffrances liées aux externalités du dérèglement introduits par les GES avec leur impact sur le climat et le cycle de l’eau et le vivant : souffrances humaines et souffrances non humaines, celles de tous les organismes vivants, premières victimes de la carbonation et premiers acteurs de la décarbonation.
L’approche intégrées comptable des CNV permettra de relier la décarbonation anthropique et la décarbonation naturelle, en intégrant les acteurs vivants non humains parmi les acteurs des CNV. Et d’avoir ainsi une vue intégrée comptablement des boucles multiples et complexes que les scientifiques mettent au jour progressivement entre l’activité humaine et la décarbonation naturelle, par le changement d’utilisation des sols, par exemple.
Arbitrer entre argent et décarbonation à tous les niveaux
Des comptes nationaux jumeaux, CNV et CND, éclaireront la question économique la plus lourde de ce siècle : l’arbitrage entre nos habitudes de production et de consommation, et l’effort nécessaire de décarbonation.
Le calcul comptable des Emissions Produits des entreprises et des administrations décentralisera ces arbitrages au niveau de chaque acteur , consommateurs, citoyens et épargnants y compris : jusqu’où chacun est-il prêt à aller librement dans ses changements d’habitude de production ou de consommation, maintenant qu’il sait (et ses partenaires et concurrents aussi) quelle est l’Emission Produit de chaque bien, de chaque service, de chaque projet ?
Au niveau macroéconomique, les CND permettront d’expliquer et de projeter le résultat de ces libres décisions des acteurs économiques, de surveiller les progrès dans la baisse des Emissions Produit et des volumes associés, et de débattre des grands arbitrages collectifs qui resteront nécessaires pour tenir les objectifs nationaux ou planétaires. Les CND permettront de mesurer une croissance du PIB corrigée non seulement de l’inflation (une grande réussite des CNV il y a 90 ans), mais aussi du coût de l’adaptation aux GES dans l’atmosphère : une adaptation qui va grignoter de plus en plus gravement la contribution dite pourtant « réelle » de la croissance du PIB au bien-être
La modélisation parallèle des CNV et des CND permettra d’arbitrer cette croissance réelle du PIB et la décarbonation. Elle éclairera la façon la plus efficace d’avoir le maximum de décarbonation avec le minimum d’argent, ou l’inverse. Elle éclairera aussi l’impact des politiques de décarbonation sur les inégalités.
La décarbonation financière sans doubles comptes
L’approche comptable de la décarbonation a son pendant financier, si on considère que la décarbonation financière d’un placement est égale à la décarbonation réelle de l’acteur financé. La présentation des Emissions Produit comme la multiplication d’un facteur d’émission par un volume permet de résoudre LE blocage actuel de la finance pour jouer son rôle en matière de décarbonation : elle ne sait pas purger les doubles comptes. Quand une entreprise décarbone à son niveau, toute la chaine de production en aval jusqu’au client final recompte ce gain à chaque niveau. Ce problème de doubles-comptes se posait aussi pour la comptabilité en valeur, mais de façon différente : il s’agissait d’agréger sur une année des contributions additives des acteurs économiques pour obtenir un agrégat synthétique : le PNB. Il a été résolu par la notion de valeur ajoutée. On peut reprendre l’idée d’un suivi des « décarbonations ajoutées » d’une période à l’autre par chaque agent, dont l’addition donne un agrégat physique : la décarbonation collective. On y parvient en distinguant les gains en volume et les gains en facteur d’émission (voir Variances https://variances.eu/?p=7722). Les CND au niveau macroéconomique et les financiers au niveau microéconomique pourront ainsi répondre à la question « qui décarbone de combien » et aboutir pour le volet financier aux mêmes arbitrages entre décarbonation et résultat monétaire (voir par exemple dans https://variances.eu/?p=8103 la pauvreté des indicateurs dont dispose la finance pour appuyer la trajectoire de décarbonation et en limiter le coût et les risques).
Cette rapide description illustre le déséquilibre entre l’enjeu et les moyens mobilisés par la statistique publique à ce jour : il parait impossible de produire des CND dans des délais raisonnables avec les moyens actuels. Heureusement, les arguments sont forts pour convaincre la collectivité et ses dirigeants politiques que les CND apporteraient une efficacité considérable de décarbonation à l’ensemble des acteurs, et donc un outil de productivité formidable : c’est de loin l’investissement public de décarbonation le plus efficace que puisse faire aujourd’hui la collectivité.
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