De premières leçons émergent de notre gestion économique des deux dernières crises mondiales et elles ne sont pas rassurantes.

Une gestion des crises par la dette publique

2008 et 2020 confirment ce que j’ai pu constater comme assureur crédit : les crises économiques sont récurrentes depuis 1945 et de causes variées : souvent financières comme en 2008 mais aussi économiques, politiques, ou sanitaires comme en 2020. Elles sont de plus en plus synchronisées dans les différents pays, ce qui est normal pour des économies de plus en plus interconnectées, et leur gravité s’accroit du fait de cette synchronisation : les entreprises sont principalement touchées indirectement, par la contraction contagieuse de l’activité.

Notre gestion des crises repose sur la notion d’alternance entre des périodes dites normales au cours desquelles nous poursuivons librement nos activités marchandes, et de crises « anormales ». Nous nous tournons alors vers les autorités publiques pour faire valoir notre droit à des aides qui maintiennent notre revenu des bonnes années ; les autorités publiques considèrent qu’elles ont le droit et le devoir de distribuer ces aides pratiquement sans contrôle, au nom de l’urgence et parce que les fonds sont gratuits, avancés à crédit par les Banques centrales. La répartition largement improvisée de sommes gigantesques bénéficie logiquement aux institutions les plus puissantes ou les mieux organisées : aux grandes entreprises plus qu’aux indépendants, aux salariés avant les personnes sans emploi, aux détenteurs d’actifs financiers.

Cette construction intellectuelle est arbitraire (peut-on vraiment qualifier d’anormales des crises qui reviennent tous les dix ans ?) mais est-elle vertueuse ?

La fable de la cigale et de la cigale

Un signal clair d’alerte est que notre gestion des crises ne respecte pas du tout notre fable nationale de la cigale et de la fourmi, puisqu’elle se ramène à un dialogue entre cigales : les cigales privées mènent tranquillement leur vie les bonnes années et affectent la surprise à chaque crise venue ; elles frappent alors à la porte des cigales publiques leurs voisines qui leur donnent tout ce qu’il faut pour reprendre chants et danses, aidées par une Banque centrale éminemment prêteuse ! Sans valoriser particulièrement les fourmis, La Fontaine nous rappelle pourtant clairement les risques d’une société de cigales.

Une Banque centrale plus fourmi que cigale nous aiderait à préparer le prochain hiver pendant la belle saison, ou la prochaine crise pendant les bonnes années. Elle raisonnerait ainsi comme un assureur. Pour l’assureur, la crise -le sinistre dans son jargon- fait partie du jeu, comme l’hiver fait partie du cycle des saisons. Il n’oppose pas des périodes anormales à des périodes normales, mais des périodes avec ou sans sinistre. Chaque sinistre provoque une indemnisation par la prime des bonnes années, et une révision de la gestion des risques pour limiter le prochain sinistre, en faisant payer plus cher les activités plus risquées ou en leur imposant des mesures de protection.

Une Banque centrale raisonnant comme un assureur

Qu’apporterait une Banque centrale raisonnant comme un assureur, et qu’on pourrait appeler une Banque-assureur centrale ou Bac ?

En cas de crise, la Bac n’indemnise pas celui qui crie le plus fort à l’oreille des pouvoirs publics, mais applique comme un assureur des règles convenues à l’avance qui respectent le principe, largement oublié aujourd’hui, que les plus touchés sont les mieux indemnisés. Comme pour l’assurance chômage, ou l’assurance accidents professionnels, les primes sont payées par chaque secteur en fonction des risques de crise majeure qu’il engendre, directement ou par contagion ; et les indemnités vont aux personnes touchées.

Chaque fois que des fragilités apparaissent, et notamment après chaque crise, la Bac et l’ensemble de la collectivité les analysent pour ajuster primes et politique de prévention. La prévention repose sur deux leviers :

  • Des primes ou des règles de provisionnement bancaires, modulées en fonction des concentrations de risque que représente chaque secteur, de façon par exemple à freiner la surproduction de combustibles fossiles (voir dans Variances: Casser le cercle vicieux de la finance et du climat, https://variances.eu/?p=5129).
  • Des mesures de protection pour réduire la probabilité ou l’ampleur de prochaines crises : exactement comme un assureur conditionne la couverture d’une usine au plafonnement des matières dangereuses qui y sont stockées.

La Bac évite ainsi de mélanger dans un « plan de relance » fourre-tout l’indemnisation et la prévention. Il est logique d’indemniser les salariés d’Air France comme les autres personnes touchées par la crise ; mais pas forcément d’aider Air France, si cela aggrave ou ne réduit pas les crises suivantes.

Il y a peu de chances que nous nous mettions d’accord sur cette approche 100 % fourmi : la cigale en chacun de nous a trop envie de croire que les crises ne coûtent rien et n’imposent aucun changement à nos habitudes. Mais peut-être pourrions-nous dans un premier temps ne devenir qu’à moitié fourmi : garder la gratuité (apparente) des crises, mais accepter d’ajuster nos méthodes de production.

Endetter toujours plus nos institutions publiques

Nous n’arriverons pas à nous sevrer à court terme de notre financement des crises par la dette. Nous continuerons à accepter un discours économique contradictoire, qui impose un plafond strict de la dette les bonnes années, et un laxisme total en période de crise. Après 2008, il était admis qu’il serait impossible de gérer la crise suivante par la dette publique, compte tenu du niveau atteint. Et quand la dette a de nouveau été la solution pour 2020, les experts ont parlé d’une dette « différente » qu’on mettrait « sur étagère » pour une trentaine d’années, même s’il paraît paradoxal d’endetter la collectivité pour 30 ans à chaque crise décennale… Un nouvel argument sera facilement trouvé pour la prochaine crise, autorisant une nouvelle hausse « exceptionnelle » de l’endettement public.

La gestion des crises par la dette publique est donc probablement reproductible, sinon à l’infini, du moins longtemps, aussi longtemps que nous restons d’accord pour laisser dans le vague la question de savoir si le coût de la crise sera indéfiniment reporté, ou qui paiera sinon : contribuables (pour la dette remboursée), créanciers publics (pour la dette annulée), ou détenteurs d’actifs (si l’inflation redémarre).

Attention quand même : les accumulations de dette sont des accumulations de risque, elles rendent plus probables de nouvelles crises ; et les contradictions de l’argumentaire économique sur l’existence d’un plafond à la dette pourraient devenir politiquement intenables, surtout s’il apparaît que ceux qui gagnent le plus les bonnes années, sont aussi les mieux indemnisés pendant les crises.

Priorité à la prévention

L’autre dérive de cigale de notre gestion de crise est que personne ne se sent responsable de réduire la probabilité ou la sévérité des prochaines crises. Les autorités publiques sont concentrées sur comment produire plus, y compris les bonnes années : une approche dangereuse si notre façon de produire explique une part croissante des crises. Une économie de marché crée structurellement des crises. En valorisant les biens et services marchands, mais pas les biens et services collectifs, elle produit naturellement ce que les économistes appellent des externalités, comme des risques financiers, des pollutions chimiques ou des facteurs de réchauffement climatique. Avec la taille croissante de l’activité humaine, ces externalités s’accumulent et provoquent périodiquement des ajustements massifs, c’est-à-dire des crises. Scientifiques et assureurs prédisent leur multiplication.

Notre ambition collective de prévention se limite aux causes directes de la crise la plus récente. Nous nous félicitons par exemple que la crise de 2008 ne soit pas venue de la bulle internet, comme en 2001, ni celle de 2020 d’un assèchement de la trésorerie des banques géantes, comme en 2008 ; et nous sentons bien que la prochaine a très peu de chances d’être provoquée par un coronavirus. Mais nous sentons aussi qu’elle aura lieu, que les grands déséquilibres sont nombreux et augmentent, et que tous les mécanismes de contagion d’une crise demeurent.

Une prévention systématique ne signifierait pas la décroissance. Si la croissance marchande est de 1,5 % l’an et qu’une crise coûte 15 % du PIB tous les 10 ans, nous sommes déjà en croissance marchande nulle, donc en croissance REELLE négative : il faut en effet retirer de notre production marchande ses externalités négatives, par exemple le coût pour nettoyer « un jour » les gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère ou les bouteilles plastiques rejetées dans la Méditerranée. La Bac, en faisant la chasse à cette dette réelle que nous creusons joyeusement, augmenterait en fait notre croissance réelle.

Nous, les cigales du 21e siècle, sommes dans une situation fort différente de nos ancêtres, puisque nous savons que nos façons de chanter vont directement influencer le retour de l’hiver et sa sévérité. Nous avons besoin qu’une fourmi nous le rappelle tout au long de la belle saison.

 

Mots-clés : Banque centrale – crise économique – Covid 19 – plan de relance – crise climatique – assurance