How banking prudential regulation can tackle the link between climate change and financial instability

A finance watch report – Thierry Philipponnat – juin 2020


Le rapport que vient de publier Finance Watch, rĂ©digĂ© par son directeur de la recherche Thierry Philipponnat, est une brique essentielle parmi tout ce qui se publie sur le changement climatique, parce qu’à la diffĂ©rence de la plupart des rapports il ne se limite pas Ă  des prĂ©visions alarmistes, mais donne une solution concrĂšte et rapide.

Il prĂ©sente aussi l’intĂ©rĂȘt pour des statisticiens de faire rĂ©flĂ©chir Ă  un cas concret et important oĂč la demande de chiffres peut bloquer une action collective urgente.

Enfin, le test en vraie grandeur de la crise du Covid 19 lui donne une résonance particuliÚrement forte.

Une catastrophe annoncée depuis 30 ans

Le rapport commence par dĂ©crire ce qu’il appelle le cercle vicieux de la finance et du climat.

Depuis 1988, les travaux successifs du GIEC nous ont avertis d’une probabilitĂ© croissante, aujourd’hui trĂšs proche de la certitude, que le rĂ©chauffement climatique soit provoquĂ© par l’activitĂ© humaine, qu’il passe par les gaz Ă  effet de serre, et entraĂźne au-delĂ  d’un certain niveau, une profonde dĂ©gradation de la vie humaine sur terre. Les derniĂšres Ă©tudes donnent toutes une fourchette de 10 Ă  15 ans pour Ă©puiser la marge qu’il reste de « budget carbone » : c’est-Ă -dire la quantitĂ© d’énergie carbonĂ©e qu’on peut encore brĂ»ler avant de rentrer « dans le dur » en poussant au-delĂ  de 50 % la probabilitĂ© d’un rĂ©chauffement climatique supĂ©rieur Ă  1,5 degrĂ©s d’ici la fin du siĂšcle. La menace est donc rĂ©elle et urgente.

Les projets technologiques de rĂ©duction du carbone s’appuient sur trois types de technologies : la capture Ă  la production, la rĂ©cupĂ©ration dans l’atmosphĂšre ou la combinaison de bio Ă©nergie et de capture. Aucune n’a donnĂ© de rĂ©sultats suffisamment tangibles pour permettre d’évaluer les conditions de leur faisabilitĂ©, cela malgrĂ© 28 milliards de dollars de fonds publics allouĂ©s. Leur principal impact jusqu’ici a Ă©tĂ© de rĂ©duire la mobilisation Ă  court terme sur le rĂ©chauffement. Les investisseurs utilisent pour leurs prĂ©visions un scĂ©nario de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) dit de dĂ©veloppement durable, qui s’appuie sur des hypothĂšses de dĂ©ploiement de ces nouvelles technologies que l’AIE elle-mĂȘme juge irrĂ©alistes. C’est un simple relĂšvement de ces hypothĂšses qui a permis Ă  l’AIE de passer de son scĂ©nario prĂ©cĂ©dent Ă  2° de rĂ©chauffement Ă  son scĂ©nario actuel Ă  1,5°. Les hypothĂšses sur les technologies de rĂ©duction du carbone des compagnies pĂ©troliĂšres sont encore moins rĂ©alistes.

Dans le mĂȘme temps, les industries d’énergie fossile sont toujours sur le sentier d’une croissance dont les experts annoncent qu’elle est synonyme de catastrophe pour elles, pour la finance et pour tous les acteurs. 9 % des rĂ©serves existantes en pĂ©trole et 6 % des rĂ©serves existantes en gaz sont dĂ©jĂ  en excĂšs par rapport au « Budget carbone » au seuil de 1,5°. Pourtant, les compagnies de pĂ©trole et de gaz vont investir 4900 milliards de dollars dans les 5 ans qui viennent dans l’accroissement des capacitĂ©s de production de gaz et de pĂ©trole, pour les deux tiers dans de nouveaux champs, notamment aux Etats-Unis, en Russie, au Kazakhstan et en Argentine. Et 638 milliards de dollars sont en cours d’investissement dans des projets charbonniers.

Le cercle vicieux du financement des Ă©nergies fossiles

On distingue traditionnellement les mesures agissant sur la demande, comme une taxe carbone ou des Ă©conomies d’énergies, et les mesures agissant sur l’offre, pour rĂ©duire l’offre d’énergie fossile et dĂ©velopper celle d’énergie renouvelable. Le rapport souligne l’importance d’attaquer le problĂšme par les deux bouts, tout en se concentrant sur l’offre, et plus prĂ©cisĂ©ment sur le rĂŽle de la finance dans le dĂ©veloppement de l’énergie. Sur la pĂ©riode 2016-2019, 35 grandes institutions financiĂšres, dont 11 ont leur siĂšge en Europe, ont allouĂ© 2700 milliards de financement aux Ă©nergies fossiles.

Un argument du secteur financier est d’expliquer qu’il finance le monde tel qu’il est, c’est-à-dire qu’il suit la demande de ses clients.

Le rapport rappelle les limites de cet argument. La finance rend les activitĂ©s humaines possibles, ou impossibles. Et la collectivitĂ© a investi les banques d’une responsabilitĂ© particuliĂšre en dĂ©lĂ©guant au crĂ©dit, donc aux banques, 97 % de la crĂ©ation monĂ©taire. La finance n’est pas donc pas neutre. Surtout, en finançant les Ă©nergies fossiles, la finance se met et nous met en risque.

Est-ce que ce qu’on fait en matiĂšre de rĂ©glementation bancaire est suffisant ?

Les banquiers centraux ont pris conscience du lien entre finance et rĂ©chauffement climatique Ă  partir de 2015 et d’un discours du Gouverneur de la Banque d’Angleterre. Depuis, le lien entre rĂ©chauffement climatique et instabilitĂ© financiĂšre est reconnu par toutes les grandes banques centrales et les groupes de travail se multiplient.

Les diffĂ©rentes banques centrales conduisent des estimations des risques liĂ©s au rĂ©chauffement climatique et Ă  la capacitĂ© des bilans des banques Ă  y faire face. Le rapport les dĂ©crit en observant qu’ils n’ont pratiquement aucune chance d’aboutir Ă  des conclusions utilisables dans des dĂ©lais pratiques : chaque organisme national conduit ses propres stress tests, et ces tests ne prennent pas en compte les risques principaux.

  • Ils prennent en compte essentiellement les risques dits « de transition », induits par des politiques publiques d’ajustement qui imposeraient la migration vers une Ă©conomie bas carbone, risques qui apparaissent seconds.
  • Ces tests prennent aussi en compte mais marginalement les risques plus rĂ©els dits « physiques », d’évĂšnements climatiques plus frĂ©quents et plus brutaux.
  • Mais ces tests ignorent les risques dits « de perturbation » liĂ©s aux perturbations politiques, sociales, gĂ©opolitiques, engendrĂ©es par le rĂ©chauffement et dont les experts s’accordent Ă  dire qu’elles seront majeures : tout ce qui a fait dire par exemple au PrĂ©sident du groupe Axa qu’un monde rĂ©chauffĂ© de 4° ne serait plus assurable, avec tout ce que cela implique pour l’activitĂ© humaine.

La crise du Covid 19 illustre d’ailleurs le cas d’un risque majeur pour nos systùmes sociaux et financiers, qui n’est ni un risque de transition, ni un risque physique, mais bien un risque de perturbation.

Les autoritĂ©s europĂ©ennes ont Ă©galement rĂ©agi et elles ont donnĂ© mandat Ă  l’agence de rĂ©gulation, l’AutoritĂ© Bancaire EuropĂ©enne (ABE), de proposer les modifications Ă  apporter Ă  la rĂ©glementation bancaire pour intĂ©grer la menace du rĂ©chauffement climatique. Mais l’ABE ne doit ses propositions que pour 2025, ce qui signifie qu’il n’y aura pas de lĂ©gislation avant 2027 ou 2028 et pas de mise en Ɠuvre avant 2030, quand le « budget carbone » sera pratiquement dĂ©pensĂ©.

Une quĂȘte vaine des chiffres ?

La crise du Covid 19 prĂ©sente une autre caractĂ©ristique intĂ©ressante, qui est qu’elle Ă©tait absolument impossible Ă  dĂ©crire et Ă  quantifier avant qu’elle survienne, y compris bien sĂ»r quant Ă  son impact sur notre systĂšme financier.

Le rapport s’interroge donc sur la logique qu’il y a Ă  essayer de chiffrer des risques dont il est clair qu’ils sont impossibles Ă  calculer. Il observe que les autoritĂ©s financiĂšres reconnaissent cette impossibilitĂ©. Il salue le livre sorti en janvier, publiĂ© par la Banque des RĂšglements Internationaux et la Banque de France, intitulĂ© Le Cygne vert (ce cygne vert et non noir Ă©tant bien sĂ»r la catastrophe climatique) : il cite des extraits expliquant « qu’aucun modĂšle ou scĂ©nario ne peut bien dĂ©crire ce risque », qui est non linĂ©aire et non prĂ©visible.

Les estimations statistiques attendues des stress tests ou de la rĂ©flexion demandĂ©e Ă  l’ABE sont paradoxalement dĂ©crites comme Ă  la fois quelque chose d’impossible, et comme un prĂ©alable Ă  toute dĂ©cision.

J’observe que ce paradoxe n’a rien de nouveau et questionne les statisticiens. La gestion moderne des risques, inventĂ©e par les banques et reprise par les assureurs avec SolvabilitĂ© 2, les a Ă©normĂ©ment renforcĂ©s, en posant qu’il n’y avait pas de bonne gestion des risques sans mesure fine des probabilitĂ©s d’occurrence et des pertes en cas d’occurrence. J’ai pu observer en assurance-crĂ©dit les paradoxes auxquels cette approche conduit, comme quand le systĂšme de provisionnement des risques prĂ©fĂšre se caler sur des mesures extraordinairement fines sur les 3 derniĂšres annĂ©es, plutĂŽt qu’intĂ©grer l’information selon laquelle  une vague avait tout emportĂ© il y a 10 ans.

Les statisticiens sont les plus Ă  mĂȘme de repĂ©rer les absurditĂ©s de cette approche statistique du risque, mais ils ont rarement l’intĂ©rĂȘt ou la lĂ©gitimitĂ© pour le faire


Les autres actions sur la finance verte pilotĂ©es par l’Europe

Le rapport fait ensuite un dĂ©tour intĂ©ressant par les autres mesures conduites par l’Europe sur cette question de la finance verte, pour vĂ©rifier si elles ne permettraient pas de s’attaquer directement au cercle vicieux du financement de l’énergie. Il relĂšve trĂšs diplomatiquement que ce qui est fait est sĂ»rement nĂ©cessaire mais ne rompra pas le cercle vicieux.

Un observateur peut avoir aujourd’hui le sentiment d’une explosion de la finance verte, et donc penser que le secteur financier va de lui-mĂȘme chasser les activitĂ©s brunes si l’Europe mĂšne Ă  bien ses chantiers pour mettre en place la bonne information, conduisant aux bonnes dĂ©cisions : la bonne taxonomie des activitĂ©s, les bons labels verts… La finance verte est bien un segment important et croissant, que l’industrie financiĂšre dĂ©veloppe avec enthousiasme, mais nous sommes toujours dans la logique de financer le monde tel qu’il est, et une partie du monde demande une finance verte. Mais parallĂšlement une autre partie demande et trouve le financement nĂ©cessaire Ă  l’énergie carbone, et ce sont les mĂȘmes institutions financiĂšres qui financent Ă  la fois l’un et l’autre segment. Le rapport cite Adam Smith pour rappeler que l’intĂ©rĂȘt privĂ© ne peut pas prendre en compte l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

Je comparerais Ă  cet Ă©gard la finance Ă  la grande distribution, qui dĂ©veloppe en parallĂšle son offre de produits traditionnels et de produits de l’agriculture biologique, pour servir les deux demandes au mieux.

Le rapport conclut qu’il n’y a pas d’autres solutions que de dĂ©finir des rĂšgles pour le financement de l’énergie carbonĂ©e, un peu comme on l’a fait pour la lutte contre le blanchiment ou contre le financement du terrorisme. Et puisqu’il s’agit bien d’un risque grave d’instabilitĂ© financiĂšre, la politique prudentielle est un instrument lĂ©gitime pour dĂ©finir ces rĂšgles.

Quelles mesures prudentielles ?

Une partie du rapport n’intĂ©ressera que les spĂ©cialistes de la rĂ©glementation europĂ©enne, mais elle est importante puisqu’elle explique prĂ©cisĂ©ment sur quelles bases juridiques la Commission, non seulement pourrait, mais devrait intervenir pour supprimer rapidement le cercle vicieux du financement de l’énergie carbonĂ©e.

En substance, l’article 191 du TraitĂ© sur le fonctionnement de l’Union fait Ă  la Commission une obligation d’agir au nom du principe de prĂ©caution, en cas de risque environnemental grave. La RĂ©glementation europĂ©enne des exigences en fonds propres permet de surpondĂ©rer certains risques au bilan des banques, dĂšs lors qu’on sait qu’ils sont importants et mĂȘme si on ne sait pas les chiffrer prĂ©cisĂ©ment. Enfin, cette mĂȘme RĂ©glementation prudentielle permet Ă  la Commission d’agir en urgence et pour un an renouvelable pour mettre en place d’autoritĂ© ces coefficients.

Pour le lecteur peu familier avec la rĂ©glementation prudentielle des banques, rappelons qu’elle dĂ©finit des coefficients que les banques vont appliquer Ă  leurs prĂȘts, pour considĂ©rer qu’un prĂȘt de 100 ne pĂšse pas 100 au bilan, mais moins, ou plus. Comme la banque est censĂ©e mettre en face un capital proportionnel Ă  ses prĂȘts, allĂ©ger le coefficient de certains prĂȘts lui permet de les augmenter pour le mĂȘme montant de capital, alors que l’alourdir oblige Ă  rĂ©duire ces prĂȘts, rendant le financement de l’activitĂ© concernĂ©e plus difficile.

ConcrĂštement, le rapport suggĂšre de considĂ©rer diffĂ©remment les prĂȘts permettant de dĂ©velopper ou faire tourner les gisements actuels, de ceux permettant de dĂ©velopper de nouveaux gisements. Il observe que tout le monde est d’accord sur le concept de pĂ©riode de transition, dans l’attente d’une montĂ©e en puissance d’énergies alternatives. Mais qu’une pĂ©riode de transition impose de traiter diffĂ©remment les gisements nouveaux, sinon la pĂ©riode de transition sera Ă©ternelle.

Pour les gisements actuels, il suggĂšre une pondĂ©ration augmentĂ©e de 50 % (un prĂȘt de 100 est comptabilisĂ© pour 150), soit la pondĂ©ration du capital risque ou de grosses opĂ©rations immobiliĂšres, au motif que ces prĂȘts courent au moins deux risques aggravĂ©s :

  • si les objectifs du Club de Paris sont tenus, une part significative des gisements actuels restera en terre ;
  • s’ils sont manquĂ©s, les dĂ©sorganisations Ă©voquĂ©es risquent de provoquer un effondrement pire de la consommation, comme nous venons de le constater avec la crise du Covid 19.

Pour les gisements futurs, le rapport suggĂšre une pondĂ©ration trĂšs augmentĂ©e, au motif que ces gisements courent les risques prĂ©cĂ©dents de façon aggravĂ©e, et qu’ils imposent une action au titre de la politique financiĂšre gĂ©nĂ©rale, et pas seulement au titre du risque, puisqu’ils mettent en danger, au-delĂ  de la banque concernĂ©e, l’ensemble de la finance et de la sociĂ©tĂ©.

Le rapport propose pour ces crĂ©dits une pondĂ©ration de 1250 %. Ce coefficient est le rĂ©sultat d’une simple rĂšgle de 3 : compte tenu d’un coefficient de capital de 8 %, cette pondĂ©ration (1 divisĂ© par 8 %) impose Ă  la banque 1 euro de capital pour 1 euro de prĂȘt. Elle dit donc simplement que ces investissements extrĂȘmement risquĂ©s doivent se faire directement sur fonds propres. Et comme ce n’est pas quelque chose que font les banques, elle dit encore plus simplement que ces financements sont exclus pour les banques.

La formule est astucieuse, immĂ©diatement efficace, et rentre Ă  la fois dans la mĂ©canique europĂ©enne et dans celle de la rĂ©glementation bancaire. Elle ne traite que les banques europĂ©ennes mais le rapport plaide pour une action de l’Europe pour l’étendre aux autres banques.

Elle illustre aussi la frustration dĂ©mocratique qu’engendre notre monde complexe : chaque citoyen peut comprendre l’absurditĂ© de financer pour des milliers de milliards le dĂ©veloppement de gisements qui violent directement l’accord de Paris. Mais il est plus difficile d’expliquer au citoyen pourquoi il faut passer par des instruments aussi complexes, simplement pour fermer les vannes de ces financements…

Mots-clĂ©s : Climat – Accord de Paris – Energie – financement de l’énergie – rĂ©glementation bancaire – finance verte – rĂ©chauffement climatique – banque