Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original, publié le 18 juin 2020.
Vous êtes en quête d’une relation durable ou d’une rencontre sans lendemain ? Inscrivez-vous à Tinder ou à Bumble. Ou encore, si vos préférences sont nettement plus ciblées, à GlutenfFreeSingles ou ClownDating. Les algorithmes ont remplacé les agences matrimoniales et la drague à l’ancienne. L’analyse économique s’était risquée sans données à échafauder une théorie du mariage, l’explosion des sites de rencontres a depuis tourné la tête de bien des économètres.
Savez-vous qu’un mariage sur trois aujourd’hui aux États-Unis débute par une mise en relation virtuelle ? Qu’une entreprise chinoise qui s’était mariée à un site californien LGBT a été forcée de divorcer par l’administration américaine pour des raisons de sécurité intérieure ? Que chacun, dans ses requêtes de partenaires, privilégie des profils plus favorables que le sien et qu’en conséquence une proportion significative d’utilisateurs ne récolte jamais de réponse à leur avance ?
Avant de se pencher sur la formation des couples, donnons quelques éléments d’économie de base sur l’industrie des plates-formes de rencontre. C’est moins sexy, mais c’est utile à savoir si vous êtes une future utilisatrice ou un futur utilisateur.
Racolés avec une offre gratuite
Si vous craignez les monopoles, la multitude de sites (plusieurs milliers en tout) vous rassurera. À tort pourtant. Il n’y a pas de Google ou d’Amazon visibles qui trustent le marché, mais un acteur peu connu, Interactive Corp., le domine à travers sa filiale Match Group, cotée au Nasdaq. Elle est à la tête d’une cinquantaine de sites dont les tout premiers en audience : le leader Tinder, mais aussi Plenty Of Fish, Match.com, OK Cupid, Hinge, Meetic, etc.
Les inclinations amoureuses diverses et les préférences sexuelles particulières des utilisateurs expliquent cette multiplicité des marques. En posséder plusieurs en portefeuille permet d’étendre la clientèle auprès d’audiences spécifiques ainsi que de conserver dans son giron les consommateurs qui papillonnent d’une plate-forme généraliste à l’autre.
À la crainte ordinaire du prix élevé du monopole s’ajoute ici un risque de dégradation de la qualité du service. Un modèle d’affaires des sites de rencontre consiste en effet à racoler des clients sur une offre basique gratuite pour les convertir ensuite vers une offre payante plus complète. Or, une fois le partenaire idéal trouvé et conquis, fiancé et marié, la plate-forme perdra son abonné – au moins pour quelque temps. La concurrence sur la qualité contrecarre cette incitation naturelle à freiner l’amélioration des performances des algorithmes pour former des couples durables.
En termes d’affaires, le positionnement marketing pour faciliter les rencontres éphémères rapporte plus. Surtout quand l’offre gratuite rapporte de solides recettes publicitaires. Toutefois, certains sites s’affichent spécialisés dans la recherche d’âme sœur. C’est ce que prétend Facebook Dating, un nouveau venu qui n’a pas encore vraiment percé. Son orientation est cependant crédible dans la mesure où il s’agit d’un service complémentaire du réseau social mondial plus qu’un centre de profit qui cherchera à le maximiser.
L’infidélité, ça peut coûter cher…
Quel que soit le positionnement des plates-formes, il faut faire aussi attention aux données personnelles. Les sites de rencontre enregistrent et conservent des informations intimes. Cela va bien au-delà du nom, prénom, adresse et numéro de carte bancaire.
Pour dresser leur profil, OK Cupid pose à ses abonnés des centaines de questions. Entre autres : « S’ils se sont déjà livrés à une activité sexuelle effrénée alors qu’ils étaient dans un état dépressif » ou « S’ils sont prêts à couiner comme un dauphin si leur partenaire le leur demande pendant l’acte sexuel » ! (Pour ceux qui s’inquièteraient de mes travers sachez que j’ai découvert ces questions insolites sans m’abonner au site de Cupidon. Je n’ai donc pas eu à y répondre).
En 2016, 70 000 comptes ont été piratés et leurs informations divulguées par des étudiants danois en master. Autre esclandre, le piratage de plusieurs millions de comptes d’un site américain spécialisé dans les rencontres extra-conjugales. L’infidélité peut coûter cher…
Il y a des dizaines d’affaires de ce type. Elles concernent surtout des plates-formes peu connues, peu visibles, souvent éphémères. Leurs méthodes douteuses sont alors plus difficiles à contrôler et à sanctionner.
Les données peuvent également être transmises à des tiers (les prestataires de services techniques des sites, par exemple) ou vendues à des fins publicitaires. Le risque d’usage malveillant est réduit, mais il peut rester bien embarrassant. Par le passé, Grindr qui s’adresse aux gays, bi – et transsexuels, a renseigné des commerçants de logiciel sur l’adresse et le téléphone d’abonnés, mais également sur leur séropositivité au Sida.
Des fiançailles (capitalistiques) brisées
Ce site LGBT a aussi fait parler de lui d’une autre façon. En 2018, après deux années de fiançailles capitalistiques, il s’est entièrement donné à une entreprise chinoise, spécialisée dans les jeux en ligne. Il semble qu’elle n’aurait pas alors notifié sa prise de contrôle auprès du CFIUS, le comité en charge d’évaluer les implications des investissements étrangers sur la sécurité intérieure des États-Unis.
Craignant que le gouvernement chinois puisse utiliser les données personnelles pour faire chanter des citoyens américains – dont éventuellement des élus du Congrès et des représentants de l’administration – le comité a ordonné une séparation sans consentement mutuel. Grindr a été cédé le mois dernier à un groupe d’investisseurs californiens.
Vos données personnelles seront mieux protégées si vous résidez en Europe. Vous pourrez plus facilement en exercer le contrôle et accéder aux informations que vous avez semées derrière vous comme des petits cailloux. Une masse qui peut être conséquente comme en témoigne la journaliste Judith Duportail dans I asked Tinder for my data. It sent me 800 pages of my deepest, darkest secrets.
Au terme de ce rapide survol, il apparaît raisonnable de s’abonner à plus d’un site, de les sélectionner de propriétaires différents, d’identifier leur positionnement pour la drague d’un soir ou pour une relation durable, de privilégier les plates-formes ayant pignon sur rue, ainsi que de lire attentivement les conditions d’utilisations de vos données. Sinon, pour choisir plus précisément je suggère, comme pour l’achat d’une tondeuse à gazon ou d’un fer à repasser, de consulter les enquêtes et tests comparatifs de Que choisir ? ou de Consumer Reports.
Pour les esprits moins pratiques, la théorie de la formation des couples offre aussi un éclairage utile. La plus ancienne est racontée par le poète grec Aristophane dans le Banquet de Platon, au Ve siècle avant J.-C. À l’origine les hommes étaient dotés de quatre bras, quatre jambes et deux visages. Punis pour avoir tenté d’escalader le ciel, Zeus les sépare en moitiés. Il condamne définitivement chacun à errer en quête de l’âme sœur pour reconstituer son antique nature.
Plus terre à terre, le prix Nobel d’économie Garry Becker dans Une théorie du mariage suppose également que le désir d’union de chacun est gouverné par la recherche d’une moitié unique. Mais il s’agit alors du partenaire qui, grâce à ses qualités complémentaires spécifiques, maximisera le gain d’une vie en commun avec enfants, maison et voiture.
Ce premier article d’économie sur le mariage est une construction purement théorique. Il n’est étayé par aucune donnée empirique. À cette époque de la vie de Becker, Internet n’existait pas et les agences matrimoniales d’alors n’enregistraient pas d’informations statistiquement exploitables.
Notez l’absence de jalousie et de rivalité entre les hommes dans ces deux fictions. La prédestination et la nature n’offrent à tout à chacun qu’un seul choix. Inutile de convoiter le partenaire d’un autre puisqu’il correspondra toujours à une moins bonne option.
Appariements à attractivité égale
Aujourd’hui en revanche, les théories de la formation des couples qui prévalent jouent à fond la concurrence. Le principe général est le suivant : les individus classent les partenaires possibles selon une échelle de préférence ou encore d’attractivité ; ils font leur demande en mariage auprès de leur préféré ou du plus attractif, mais ils ne sont pas les seuls à guigner le même partenaire ; celui-ci a bien sûr son mot à dire ; il peut refuser telle proposition espérant trouver un meilleur parti.
Un modèle fameux pour parvenir à caser tout ce monde rival a été conçu par un couple académique formé d’un mathématicien, David Gale, et d’un économiste, Lloyd Shapley (voir l’appendice de ma chronique de septembre 2018).
Le modèle aboutit à une affectation stable où chacun a trouvé chaussure à son pied : aucun couple formé ne peut dévier de sorte que ses membres s’en sortent mieux. Si l’un voulait convoler avec un partenaire plus attractif, ce dernier perdrait au change, car le nouveau prétendant serait forcément moins bien que le sien.
Autrement dit, il ne sert à rien de vouloir conquérir un partenaire plus attractif que soi, car un rival plus attractif vous délogera et prendra son cœur. Les appariements se réalisent finalement entre partenaires d’attractivité égale, ce qui est une autre forme de complémentarité. On montre d’ailleurs mathématiquement que la formation des couples par complémentarité ou par rivalité aboutit au même équilibre, à la même affectation optimale.
Naturellement, l’affectation idéale n’est possible que dans le cadre d’hypothèses simplificatrices en particulier sur l’ordre des préférences et sa connaissance par les individus. Dans la réalité, forcément plus complexe, il en va autrement. Il n’y aurait pas de divorces sinon !
On se doute par exemple que les abonnés des sites de rencontre visent plutôt un partenaire mieux qu’eux, comprendre plus beau et plus riche. C’est ce qu’a cherché à démontrer un couple académique, cette fois formé d’un physicien et d’une sociologue.
Les deux chercheurs ont établi une échelle de désidérabilité selon le nombre de premiers messages reçus en un mois par les utilisateurs d’un site de rencontre hétérosexuel dans plusieurs villes des États-Unis. Le record est détenu par une New-Yorkaise de 30 ans avec plus de 1 000 approches. Ils ont également classé les utilisateurs en appliquant Page Rank, l’algorithme de Google pour estimer la popularité des pages web. Eh bien, en moyenne les hommes et les femmes recherchent des partenaires qui sont 25 % plus désirables qu’eux-mêmes.
Tenter le coup
Le modèle proposé pour expliquer ce phénomène repose sur un arbitrage entre viser haut et soulever un intérêt réciproque. En effet, plus le choix s’éloigne vers le haut de son propre score d’attractivité, moins il y a de chances de nouer un lien amical ou amoureux.
Or, même si retenir et envoyer une proposition est aisé – il suffit de balayer des dizaines de profils et d’afficher un cœur sur une photo ou de rédiger quelques mots – le temps passé et l’effort consenti, donc le coût, ne sont pas nuls. Sans parler du désagréable sentiment de se prendre un râteau.
Une interprétation intuitive de ce modèle est que les hommes et les femmes ne distinguent qu’imparfaitement l’attractivité des partenaires potentiels et comptent alors sur une erreur de l’autre : il y a une chance qu’il, ou qu’elle, ne s’aperçoive pas que je ne joue pas dans sa catégorie. Alors je tente. Mais pas systématiquement, car les approches ont bien un coût.
On se doute aussi que le genre masculin n’est pas à son avantage. Sans surprise, les données des sites de rencontre hétérosexuels montrent qu’en comparaison d’eux-mêmes les hommes s’adressent préférentiellement à des femmes plus petites, plus jeunes et moins diplômées et qu’ils accordent plus d’importance aux attraits physiques que les femmes.
Sans surprise également, les hommes répondent à 60 % aux invitations tandis que les femmes, peut-être moins intéressées par des rencontres éphémères, ne répondent qu’à 6 % des propositions. Ces chiffres sont fournis par le Tinder chinois, Tantan, qui précise aussi que 5 % des hommes ne reçoivent jamais de réponse à leur invitation de rencontre. Pour Tinder, on retrouve, semble-t-il, une disproportion des likes similaires : les femmes acceptent 12 % des sollicitations contre 72 % pour les hommes.
Il serait intéressant de connaître les chiffres de Bumble. Sur ce site qui talonne désormais Tinder, seules les femmes peuvent établir le premier contact. Une innovation simple qui lui a permis d’en recruter un très grand nombre de façon accélérée. « Rejoignez la ruche », tel est son slogan. Aux hommes pour une fois d’attendre d’être sollicités. Si vous ne le savez pas Bumblebee désigne en anglais le genre des bourdons (Bombus), des sortes d’abeilles dont les ouvrières n’ont pas besoin de s’accoupler pour pondre des œufs. Le taux d’acceptation des sollicitations par les hommes sur ce site frôle-t-il alors les 100 % ?
Une plus forte proportion de mariages mixtes
Au chapitre de l’endogamie, on ne sera pas surpris non plus des préférences révélées par les appariements réalisés sur les sites de rencontre : les individus préfèrent nouer des liens avec des partenaires de même couleur de peau et de religion identique. Mais le point important n’est pas là. Il faut comparer les rencontres en ligne avec les formes alternatives traditionnelles qu’elles remplacent en partie.
Avant Internet, les mariages étaient issus d’une première rencontre dans le cercle familial ou amical, dans les cafés ou au ciné, sur les bancs du lycée ou de l’université, au travail ou, plus rarement, à l’église ou grâce aux petites annonces. Depuis, toutes ces formes déclinent.
Aux États-Unis, les sites de rencontre sont même en passe d’arriver en tête. Or, les mariages issus d’un premier contact en ligne se caractérisent par une plus grande exogamie : la proportion de mariages mixtes et de mariages interreligieux est plus élevée.
A contrario, les sites de rencontre ont permis aux personnes aux orientations sexuelles moins partagées – et donc forcément moins nombreuses dans leur entourage proche –, de trouver plus facilement un partenaire. Aux États-Unis 70 % des homosexuels rencontrent leur partenaire en ligne, une proportion plus de trois fois plus grande que les hétérosexuels.
La comparaison avec les formes de rencontres traditionnelles semble également montrer que les relations durables issues d’une première rencontre initiées sur Internet sont plus longues et plus heureuses.
Il n’y a aucun doute qu’en élargissant considérablement le nombre de partenaires potentiels au-delà du cercle restreint des connaissances amicales, familiales et professionnelles, les sites de rencontre ont augmenté les chances d’appariements mieux assortis.
Voilà, vous ne savez pas encore tout sur les sites de rencontre, mais suffisamment peut-être pour vous décider d’y recourir ou non, pour un plan d’un soir ou pour trouver l’âme sœur. Suffisamment aussi pour porter un jugement moins subjectif sur leur utilité sociale.
Mots-clés : homosexualité – sexualité – réseaux sociaux – sexe – technologies – amour – data – données – femmes – plates-formes – smartphones – hétérosexualité – mariage – relations amoureuses – hommes – sites de rencontres
- Le chien, cher dans les cœurs et pour le porte-monnaie - 4 novembre 2024
- Roland-Garros : comment l’économie éclaire les performances des champions - 30 mai 2024
- « Les entreprises hyperpuissantes – Géants et Titans : la fin du modèle global ?* » – Entretien avec François Lévêque autour de son dernier ouvrage - 25 mai 2021
Trackbacks/Rétroliens