Après les surprenants résultats du référendum britannique et des élections américaines l’année dernière, est-ce que les élections françaises vont déjouer les pronostics ? A trois mois du premier tour de l’élection présidentielle, les principaux partis politiques ont tous désigné leurs candidats et l’offre politique commence à se décanter sérieusement. Le risque Le Pen est dans tous les esprits des investisseurs étrangers, le Front National ayant progressé à chaque élection intermédiaire depuis 2012. A contrario, les investisseurs français prennent le risque Le Pen comme très faible.

Par le passé, les élections françaises ont, elles aussi, réservé quelques surprises, comme la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002, ou encore la victoire de Jacques Chirac en 1995, lequel avait commencé sa campagne à moins de 15 % dans les sondages. Mais a priori, l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République est peu probable.

D’ailleurs, si les sondages ont parfois été trompeurs, ils ont récemment eu tendance à surestimer le vote frontiste. Au deuxième tour de l’élection régionale du Nord-Pas-de-Calais-Picardie en 2015, Marine Le Pen n’a obtenu que 42 % des suffrages, contre 47 % prédits par les sondages. Lors des dernières élections locales, la mobilisation anti-FN au second tour l’a donc encore largement emporté. Enfin, il ne faut pas oublier que pour être élue, Marine Le Pen doit ni plus ni moins rassembler plus de 50 % des Français, soit un saut de 11 millions d’électeurs par rapport à 2012 et le record de vote du FN à près de 6,4 millions d’électeurs.

Plus que le résultat, c’est la tendance sous-jacente au vote protestataire qu’il est important d’analyser. Les raisons historiques de l’ascension du FN, qui remonte aux élections européennes de 1984, sont connues. Comme d’autres partis antisystème, il prospère sur l’absence de résultats des « élites » sur des problèmes sensibles : échec de l’intégration des immigrés, mondialisation non inclusive à travers le chômage de masse, la désindustrialisation et les inégalités croissantes, sentiment d’abandon de la « France périphérique »[1], etc.

Dans ce contexte, Marine Le Pen a réussi à élargir son électorat ces dernières années en gauchisant son discours sur les questions économiques et en s’écartant du discours antisémite de son père. Un cocktail idéologique payant en ces temps de stagnation et de menace terroriste. Grâce à ce programme de protection économique, social et physique, le FN a avancé dans presque toutes les catégories de la population, y compris les fonctionnaires, les cadres et les plus de 65 ans, autrefois acquis à d’autres partis.

Comme les électeurs types de Donald Trump, ceux du FN sont plutôt des hommes, moins diplômés que la moyenne et éloignés des centres-villes. En revanche, ils sont en moyenne plus jeunes et plus pauvres que leurs alter ego américains (Ref. 1). Leurs principales préoccupations sont, dans l’ordre, la sécurité, l’immigration et le terrorisme (Ref. 2). Dans un pays dont la part de marché dans le commerce mondial est tombée à 3,5 % (contre 6,5 % en 1980), ils sont aussi ceux qui ont l’opinion la plus négative de la mondialisation (Ref. 3).

Aux Etats-Unis, le déclin de la classe moyenne, grande perdante de la mondialisation, explique en partie le vote en faveur de Donald Trump. Le gratin des économistes s’est penché sur le sujet ces dernières années, comme par exemple Branko Milanovic avec son graphique en forme d’éléphant montrant la baisse du revenu réel des classes moyennes des pays développés (voir graphique). De fait, selon le Pew Research Center, la classe moyenne américaine, définie comme l’ensemble des personnes dont le revenu est compris entre deux tiers et deux fois le revenu médian, est passée de 61 % de la population adulte en 1971 à 50 % en 2015 (Ref. 4).

Source : Banque mondiale

Source : Banque mondiale

En France, la classe moyenne semble avoir relativement mieux tenu le coup si tant est qu’on arrive toujours à bien la définir. Selon France Stratégie, celle-ci représente encore 67,4 % de la population adulte, contre 68,9 % en 1996, et elle n’a commencé à décliner qu’en 2009 (Ref. 5). Qui plus est, son revenu médian a cru de 20 % sur la période 1996-2012, malgré une légère baisse après la crise, alors que celui de la classe moyenne américaine a diminué de 6 % depuis 2007 pour retrouver son niveau d’il y a 20 ans. Résultat, la France est moins riche mais moins inégalitaire que les Etats-Unis : la classe « supérieure » ne capte que 28,5 % du total des revenus, contre 47,3 % outre-Atlantique.

D’autres indicateurs socio-économiques suggèrent également que la situation française est moins explosive qu’aux Etats-Unis. Nous avons construit[2] un indice de cohésion sociale composé du taux de pauvreté, de la proportion de jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation, du coefficient de Gini et de la proportion d’adultes obtenant une mauvaise note au test PIAAC de l’OCDE. La France se situe dans la moyenne des pays développés, alors que les Etats-Unis ne sont pas loin du niveau de l’Italie, voire de la Grèce. La protection sociale plus généreuse, sans doute aux dépens de la croissance, d’un chômage plus élevé et de l’endettement public, contribue en partie à la position relative de la France sur la cohésion sociale.

Source: Exane BNP Paribas (* Aggregate of Poverty Rate, NEETs rate, Gini coefficient and % of low-skilled adults)

Source: Exane BNP Paribas (* Aggregate of Poverty Rate, NEETs rate, Gini coefficient and % of low-skilled adults)

Ces différences et les faits sont importants, mais 2016 a montré que le ressenti des populations l’est encore plus. Certes, deux tiers des Français sont dans la classe moyenne, mais 21 % de ceux-ci estiment appartenir aux couches populaires (Ref. 6). Ce décalage entre réalité et perception s’explique notamment par une pauvreté des conditions de vie (privations matérielles, remboursements d’emprunt élevés, etc.), selon l’Insee. Les Français ont aussi un sentiment de déclassement générationnel : la moitié d’entre eux ont une meilleure situation socioprofessionnelle que celle de leurs parents, mais ils ne sont qu’un tiers à en juger ainsi, et ceux-là sont plus enclins à voter FN (Ref. 7).

Pour conclure, traiter le vote protestataire n’a de sens qu’en revenant aux faits et aux données fondamentales et en organisant le retour d’une critique de nos modèles d’organisation. Comme l’ont justement analysé Boltanksi et Chiapello dans « Le nouvel esprit du capitalisme », la critique « artiste » des années 1970 qui a conduit à des avancées sociétales importantes a aussi coïncidé avec une mutation du capitalisme économique d’un modèle organisé autour des grandes entreprises familiales et de l’Etat-providence à un modèle plus individuel fondé sur l’autonomie et la liberté individuelle. Mais ce nouveau modèle épousé par les élites a conduit à de fortes inégalités et un manque de cohésion. La France, comme beaucoup de pays dans le monde, fait donc face à un défi colossal : ne pas simplement adapter les paramètres, mais remettre fondamentalement en cause nos modes d’organisation sociale, économique et politique.

L’alternance d’une critique « artiste » dans les phases de stagflation et d’une critique « sociale » dans les phases de stagnation a été conceptualisée par Howe et Strauss à travers les cycles générationnels. Selon leurs travaux, la refonte endogène de nos systèmes politiques et sociaux est clé aujourd’hui pour éviter la généralisation d’un vote antisystème ou d’une transition brutale et désordonnée. Elle va également nécessiter la refonte de l’analyse économique qui a commencé avec la mise en évidence finalement assez récente des gagnants et des perdants de la mondialisation par exemple.


Références :

Ref. 1 – « Présidentielle 2017 : les rapports de force électoraux à cinq mois du scrutin », Ifop, 6 décembre 2016

Ref. 2 – « Présidentielle intentions de vote, vague 7 décembre 2016 », BVA, 7 décembre 2016

Ref. 3 – « Enquête électorale française 2017 – Vague 9 », Ipsos, 14 décembre 2016

Ref. 4 – « The American middle class is losing ground », Pew Research Center, 9 décembre 2015

Ref. 5 – « Classe moyenne : un Américain sur deux, deux Français sur trois », France Stratégie, février 2016

Ref. 6 – « Le positionnement sur l’échelle des niveaux de vie », Insee, septembre 2014

Ref. 7 – « L’effet électoral du déclassement social », Cevipof, juillet 2016

 

[1] Source : Exane BNP Paribas

[2] i.e. la population hors des très grandes agglomérations où la nouvelle économie se développe davantage. Ce terme est emprunté à Christophe Guilluy.