*Article issu de travaux menés avec Saad Ellah Berhili et Amine Chamkhi, statisticiens et économistes


Introduction

Le précédent article[1] met en exergue les enjeux auxquels l’économie marocaine est confrontée et les obstacles qui entravent encore le développement de l’emploi et sa qualité. Le tissu des entreprises se caractérise en particulier par une industrialisation globalement insuffisante nonobstant des succès retentissants dans certains secteurs émergents (automobile, aéronautique, agroalimentaire, énergies renouvelables, etc.) et par une allocation peu efficace du travail qualifié résultant de la lenteur de la montée en gamme du tissu économique. Cet énoncé témoigne de l’importance de mieux comprendre la diversité des modes de gestion de la main d’œuvre des entreprises du secteur formel, en rapport avec leurs caractéristiques économiques. Grâce à l’exploitation des données du panel-entreprises portant sur l’année 2019[2], nous analysons successivement la structure de l’emploi dans les entreprises du secteur formel (partie 1) et les mouvements de main d’œuvre qui s’y font jour (partie 2). Une conclusion tente enfin de dégager quelques enseignements transversaux des analyses conduites.

1. L’emploi dans les entreprises du secteur formel : un univers sélectif qui emprunte parfois à l’informalité

Alors que l’emploi total privé mesuré par l’ENE[3] est de l’ordre de 10 millions, ce sont seulement 4 millions d’emplois qui sont recensés à la fin de l’année 2019 dans 252 000 entreprises déclarées auprès de la CNSS[4]. Ces emplois du secteur formel se concentrent dans les moyennes et grandes sociétés (plus de 80% des emplois) même si les petites et très petites unités représentent 73% des entreprises.

Le commerce et la réparation automobile représentent plus de 22% des entreprises, suivis par les activités financières scientifiques et administratives (16% des entreprises), la construction (13%), l’industrie (11%) et l’enseignement, la santé et l’action sociale (9%).

Selon le degré de concentration des secteurs d’activité, leur poids en termes de nombre d’entreprises diffère de celui du volume des emplois. L’industrie, en raison de la place importante des grandes entreprises, rassemble plus de 25% des emplois mais seulement 11% des entreprises. Symétriquement, le commerce et la réparation automobile, secteur très peu concentré, rassemble près de 23% des entreprises mais seulement 10% des emplois.

Une sélectivité de la main d’œuvre en termes de qualifications, différenciée selon le sexe

La structure de l’emploi dans les entreprises formelles se caractérise par une prédominance du statut de salarié qui représente plus de 97% du total des emplois, alors que dans l’ensemble des actifs occupés, ce statut ne pèse que la moitié des effectifs, les indépendants et employeurs près de 33% et les aides-familiaux 15%.

La main d’œuvre est dominée par le salariat d’exécution, à hauteur de 72% de l’emploi (22% d’ouvriers non qualifiés, 31% d’ouvriers qualifiés ou spécialisés[5] et 20% d’employés d’exécution), soit moins que dans l’ensemble des actifs occupés (82% selon l’enquête emploi). Les cadres moyens ou supérieurs représentent près de 24% des effectifs (dont 8,8% de cadres supérieurs[6]) alors que ces catégories professionnelles ne pèsent que pour 7,5% environ de l’ensemble des actifs en emploi.

Quelle que soit la taille de l’entreprise, ce sont les ouvriers qualifiés qui sont les plus nombreux et plus encore parmi les grandes entreprises. Les petites entreprises affichent cependant une part plus significative de cadres supérieurs et de non salariés alors qu’inversement les ouvriers non qualifiés sont plus faiblement représentés. Le secteur primaire accueille une majorité d’ouvriers non qualifiés, alors que le secteur secondaire privilégie les techniciens et cadres moyens et que le tertiaire met l’accent sur les employés d’exécution.

Les effectifs sont majoritairement masculins (67%) dans une proportion en deçà de celle observée pour l’ensemble des actifs occupés (77%), témoignant d’une ouverture plus grande du secteur formel aux femmes. Celles-ci y sont surtout présentes parmi les cadres supérieurs des entreprises de taille moyenne, dans les catégories intermédiaires (quelle que soit la taille de l’entreprise) et dans les grandes entreprises (quelle que soit la catégorie professionnelle) ainsi que dans le secteur primaire pour les ouvriers non qualifiés.

Les travailleurs des entreprises formelles sont mieux formés que l’ensemble des actifs occupés mais les bas niveaux d’éducation-formation sont encore très présents : 31% des travailleurs ont suivi soit un enseignement primaire ou collégial et plus de 7% n’ont aucune formation (alors que selon l’enquête emploi, ce sont 72% des actifs en emploi qui sont dans ces situations). En comparaison des hommes, les femmes sont à la fois plus souvent sans formation ou d’un niveau d’études primaires (24% contre 20%) et plus fréquemment titulaires d’un diplôme du supérieur (24% contre 19%), constat analogue à celui qui peut être établi pour l’ensemble des actifs occupés.

Les personnels sans formation occupent une place relativement importante dans les petites entreprises du secteur de l’hébergement-restauration (18%), de l’agriculture et de l’industrie (13%). C’est aussi le cas pour les entreprises de grande ou moyenne taille du secteur agricole.

En revanche, les diplômés de l’enseignement supérieur sont mieux représentés dans les petites et moyennes entreprises que dans les grandes (29 et 24% respectivement contre 14% seulement), en cohérence avec le constat précédent d’une part significative de personnels situés dans la catégorie des cadres supérieurs. Cette part élevée des formations supérieures dans les petites entreprises est avant tout le fait des activités financières, scientifiques et administratives, de l’enseignement, santé et action sociale. Quant aux grandes entreprises, elles sont généralement en retrait en matière de personnel formé au niveau supérieur, sauf dans l’enseignement, la santé et l’action sociale privés, secteur qui enregistre le score le plus élevé (70%) observable dans l’économie marocaine. Soulignons également que ces secteurs sont aussi relativement féminisés.

Le statut et la qualité de lemploi s’éloignent de l’informalité sans y renoncer complètement

Si le contrat à durée indéterminée (CDI) est le contrat le plus fréquent (53% en moyenne), la relation salariale est aussi marquée par un contrat de travail oral ou carrément absent (plus de 17% des situations observées) qui confine à l’informalité. Selon l’enquête emploi, les constats sont nettement moins favorables puisque l’on prend en compte l’emploi informel : la part des sans contrat ou ayant un engagement oral est alors de plus de 60% du total de l’emploi et le CDI n’en représente qu’un plus du quart.

Mais des différences prononcées de pratiques se font jour selon la taille ou le secteur d’activité de l’entreprise. Les petites entreprises recourent essentiellement au CDI (50% des situations) et au contrat oral ou à l’absence de contrat (41% des situations). À l’inverse, les grandes entreprises (et les entreprises de taille moyenne à un moindre degré) recourent peu ou moins aux formules qui s’apparentent à l’informel (3% pour les grandes unités et 20% pour les entreprises de taille moyenne) mais ménagent une place importante ou significative aux CDD, contrats saisonniers et contrats de projets. Ces différences renvoient de manière générale à la structure des qualifications : plus celle-ci est tirée vers le haut, plus la part de l’emploi en CDI tend à s’élever. Mais interviennent aussi des facteurs liés au mode de gestion de la main d’œuvre : plus formalisé quand la taille des unités s’accroit, plus enclin à des pratiques s’approchant de l’informel lorsqu’elle se réduit.

C’est l’agriculture et la pêche qui se distinguent le plus nettement des autres domaines d’activité économique avec une part des CDI très faible parmi les salariés (13%) en raison de la saisonnalité qui caractérise le secteur, la primeur étant donnée à l’absence de contrat (dans les petites et moyennes entreprises) ou aux contrats saisonniers (dans les plus grandes). A noter également que les femmes, généralement très peu qualifiées, représentent près de la moitié de l’emploi dans ces grandes unités et sont particulièrement affectées par ces situations précaires.

La situation des femmes signale un fonctionnement du marché de l’emploi différencié selon le sexe. L’absence de contrat chez les femmes n’est que d’environ 13% (20% pour les hommes) tandis que la part des contrats CDI (57%) est au contraire plus élevée (51% pour les hommes). Au sein des TPE, l’absence fréquente de contrat caractérise l’emploi des hommes (46%), de manière beaucoup plus marquée que chez les femmes pour lesquelles cette part n’atteint pas 30%. De même, les femmes bénéficient d’un taux de CDI (64%) sensiblement plus élevé que celui des hommes (45%) au sein des TPE, ce qui renvoie au fait que les femmes sont particulièrement présentes dans de petites unités développant des activités relativement qualifiées et proposant souvent des conditions d’emploi favorables[7]. En revanche, les femmes connaissent fréquemment des situations précaires au sein des entreprises de grande taille (industrielles notamment), dans la mesure où le taux de féminisation des contrats saisonniers ou temporaires y est nettement plus élevé que dans les PME ou les TPE.

Les femmes occupent des situations inégalement favorables selon les secteurs au plan des types de contrat de travail. Dans l’agriculture, où les activités mobilisent principalement des personnes peu qualifiées, les femmes n’ont que faiblement accès au CDI. Dans l’industrie, la majeure partie des femmes en emploi bénéficie d’un CDI. Dans les autres secteurs, les scores les plus élevés s’observent dans les activités financières, administratives et scientifiques (de 40 à 67% de CDI selon la taille considérée) et, dans l’enseignement, l’action sociale et la santé (61 à 80% de CDI).

2. Les mouvements de main d’œuvre dans les entreprises du secteur formel sont limités mais se différencient selon les caractéristiques des entreprises

Recrutements et sorties de l’entreprise permettent de caractériser la dynamique de la gestion de main d’œuvre, comme de mettre en évidence les difficultés rencontrées par les employeurs. En moyenne, seulement 15% des employeurs déclarent avoir recruté en 2019 et une même proportion indique que des personnes ont quitté leur entreprise au cours de l’année. Les volumes d’emplois concernés sont également modestes.

Les mouvements de main d’œuvre saccroissent le plus souvent avec la taille des entreprises et sont nettement plus prononcés dans lagriculture

Qu’il s’agisse des entrées ou des sorties de l’entreprise, la fréquence de ces deux phénomènes s’accroît avec la taille de la société : environ 1 petite entreprise sur 10 mais deux tiers des grandes entreprises ont recruté et 53% ont connu des sorties.

Les disparités selon le secteur d’activité tiennent avant tout à l’usage inégal de contrats saisonniers ou temporaires. Le secteur primaire affiche la proportion la plus forte d’entreprises ayant recruté ou connu des sorties (35% et 29% respectivement), suivi de l’industrie (18% et 21% respectivement), du transport (17% et 21% respectivement) et de l’hôtellerie-restauration (16% et 18% respectivement).

Mais ce paysage est en partie modifié lorsque l’on mesure les mouvements de main d’œuvre à l’aune du nombre effectif de recrutements et/ou de sorties, tel que déclaré par les employeurs. Les scores observés montrent en effet que les poids des flux d’entrée et de sortie par rapport au volume de l’emploi sont sensiblement inférieurs aux proportions d’entreprises concernées par les mouvements de main d’œuvre. Les recrutements déclarés (374 000 en 2019) pèsent en moyenne 9,4% des effectifs de l’ensemble des entreprises alors que les sorties (287 000 en 2019) en représentent 7,2 %. Ceci conduit à ce que le taux global de rotation de la main d’œuvre (moyenne des taux d’entrée et de sortie) soit relativement faible, atteignant 8,3%[8]. (17% en France début 2015 selon la DARES).

Mais ces indicateurs suivent une tendance analogue à celle observée sur la proportion d’entreprises concernées par les entrées et sorties. Plus la taille de l’entreprise est élevée, plus les taux de rotation, taux de recrutement et taux de sortie progressent. En conséquence, les grandes unités pèsent pour près de la moitié de l’ensemble des recrutements (mais 37% seulement de l’emploi total) et pour 45% des sorties (pour 37% des emplois). Au plan sectoriel, deux principaux constats peuvent être établis sur la base du taux de rotation. En premier lieu, l’agriculture et la pêche, quelle que soit la taille de l’entreprise, affichent les taux de rotation les plus élevés. (18% dans les petites entreprises et 26 et 23% dans les moyennes et les grandes respectivement). En deuxième lieu, la plupart des autres secteurs affichent des taux de rotation croissants avec la taille des entreprises. Cette prégnance des mouvements de main d’œuvre dans les grandes entreprises tient évidemment pour une large part à l’usage important des contrats temporaires.

Les mobilités touchent avant tout les emplois les moins qualifiés

Parmi les recrutements, les catégories professionnelles intermédiaires et supérieures pèsent peu et moins que leur poids dans l’emploi (11% contre 28%). Les autres catégories dominent largement quels que soient la taille de l’entreprise ou le secteur d’activité et dans des proportions supérieures à leur poids dans l’emploi total (72% en moyenne). Les cadres supérieurs et chefs d’entreprises (comme les catégories intermédiaires) sont d’autant plus représentés dans les recrutements que la taille de l’entreprise est réduite. Inversement, la part dans les recrutements des emplois d’exécution (ouvriers qualifiés ou non qualifiés, employés) s’accroît avec la taille de l’entreprise. Au final, les catégories les moins qualifiées sont surreprésentées dans les embauches au regard de leur poids dans l’emploi total (près de 89% des recrutements pour 72% des emplois), quels que soient la taille de l’entreprise et le macro-secteur d’activité.

Parmi les sorties des entreprises, ouvriers et employés sont les plus concernés, ceci témoignant d’une plus grande précarité de l’emploi que pour les autres catégories de salariés : plus de 90% des sorties concernent les emplois les moins qualifiés alors qu’ils ne représentent que 70% des emplois. Inversement, les cadres, les cadres moyens et techniciens ont une part dans les sorties plus faible que leur poids dans l’emploi (respectivement 2 et 7% contre 9% et 15% des emplois). Ces constats se vérifient quels que soient la taille de l’entreprise et le macro-secteur.

Les recrutements privilégient les emplois temporaires mais visent avant tout à remplacer des salariés ou répondre à une extension de l’activité

Le remplacement des salariés ayant quitté l’entreprise et la nécessité de faire face à une extension de l’activité sont les deux motifs principaux justifiant les recrutements (39% et 32% des entreprises citent ce motif respectivement)[9]. Les petites entreprises mettent surtout en avant le développement des activités et le remplacement des personnes ayant quitté l’entreprise alors que les grandes et moyennes entreprises accordent une importance plus grande au motif de surcroît d’activité ponctuel. Le secteur primaire se distingue par une importance élevée donnée au remplacement des départs de salariés et à la nécessité de faire face à un surcroît d’activité ponctuel, en lien avec les activités saisonnières.

La majorité des recrutements s’effectue sur des emplois temporaires et 15% se font sans contrat formalisé, alors que le contrat CDI ne concerne que 27% des recrutements. La structure des recrutements se distingue donc de celle des emplois : deux fois moins de contrats CDI, nettement plus de contrats temporaires ou saisonniers parmi les recrutements, en comparaison des emplois fin 2019 (58% contre 29%). Les employeurs privilégient ainsi des engagements courts soit pour tester les capacités du nouveau salarié à exercer ses fonctions, soit en raison du fait qu’environ 20% des embauches visent à faire face à un surcroît d’activité ponctuel.

Les disparités selon la taille des entreprises sont prononcées mais s’inscrivent dans la même logique de priorité aux emplois temporaires ou de recours à des embauches non formalisées. Les petites entreprises recourent massivement aux recrutements sans contrat (51% des recrutements pour 41% des emplois) alors que ce n’est le cas que pour 4% des embauches effectuées par les grandes entreprises qui, en revanche, recrutent dans 70% des cas sur des contrats temporaires (alors que ces contrats ne représentent que 45% des emplois). Toutefois, l’hétérogénéité des pratiques est particulièrement de mise parmi les petites entreprises. Celles recrutant majoritairement sans contrat ou oralement sont nombreuses dans le secteur primaire (69% d’entreprises concernées), alors que dans le secteur secondaire, elles ne sont que 29% dans ce cas et 39% dans le secteur tertiaire.

Le secteur primaire se singularise par des recrutements privilégiant les contrats saisonniers (52% pour 38% des emplois en fin 2019) ou par le recours relativement limité aux embauches sans contrat ou sous forme de contrat oral (20% des embauches mais 36% des emplois en fin 2019). Dans le secondaire et le tertiaire, c’est le contrat CDI qui prime (35 et 37% respectivement) bien que ce score soit nettement inférieur à celui observé dans le stock d’emplois (57%).

Les sorties de lemploi procèdent souvent des fins de contrats et des démissions, et affectent fréquemment les entreprises confrontées à des difficultés ou en restructuration

Les deux principaux motifs de sortie sont la fin de contrat (43%) et la démission (38%) alors qu’en France ces dernières ne représentent qu’environ 7% des sorties[10]. Les licenciements occupent une place marginale de même que les départs à la retraite ou des motifs divers. Les fins de contrat pèsent relativement lourd dans les entreprises de taille moyenne (43% des sorties) et dans les grandes entreprises (51%) où le recours aux emplois temporaires est important, et dominent largement dans le secteur primaire (en lien avec l’usage fréquent de contrats temporaires). Apparaît une corrélation négative entre les démissions et la taille de l’entreprise. Alors que les démissions représentent moins d’un tiers dans les entreprises de grande taille (32%), cette proportion augmente à 37% dans les tranches intermédiaires, et atteint même plus de 60 % dans les entreprises de 1 à 9 salariés.

L’importance inhabituelle des démissions est sans doute à relier à la mauvaise qualité des emplois mais aussi à d’autres facteurs. Ainsi, un examen plus attentif du taux de démission (rapport entre le nombre d’entreprises concernées par les démissions et le nombre total d’entreprises du domaine considéré) met en évidence plusieurs résultats : plus la rotation de l’emploi est élevée (et notamment les sorties), plus la fréquence des démissions est forte, traduisant sans doute un effet de la pénibilité des métiers dans les secteurs concernés (comme  l’agriculture ou l’hébergement-restauration) ; il en est de même lorsque la prégnance des situations d’emploi non formalisées est forte, leur issue pouvant être confondue avec une démission par l’employeur ayant répondu à l’enquête ; enfin, le constat est analogue pour les entreprises ayant connu différentes natures de difficultés économiques ou sociales. Ces indicateurs signalent, en partie, des entreprises dont la situation est fragile, ce qui peut constituer une incitation au départ pour une partie des salariés et contribue donc à accroître le phénomène des démissions.

La dynamique de lentreprise ou les difficultés économiques quelle rencontre pèsent sur lintensité des mouvements de main d’œuvre

Les entreprises qui embauchent sont plus souvent inscrites dans une trajectoire économique dynamique et d’innovation : fréquence plus élevée de la croissance du chiffre d’affaires (CA), des investissements, de la R&D, d’un espace de clientèle plus étendu, d’une concurrence accrue sur leurs marchés notamment. En dehors de la croissance du CA, ces constats portent essentiellement sur les grandes et moyennes entreprises. Mais, (rançon de leur dynamisme ?) celles qui recrutent plus fréquemment rencontrent des obstacles dans leur développement : réglementation, accès internet, difficultés juridiques, etc. Ainsi que des obstacles liés à la gestion du personnel venant au premier rang pour les moyennes et grandes entreprises, dans les secteurs primaire et secondaire notamment.

De leur côté, les entreprises les plus souvent touchées par les sorties de l’emploi sont de deux types : d’une part, celles qui rencontrent des obstacles dans leur activité ; d’autre part, celles qui s’inscrivent dans une trajectoire dynamique de changement. Dans le premier cas, elles connaissent une fréquence accrue d’obstacles à leur activité. Ce sont les difficultés liées au personnel qui sont mises en avant (sauf pour les grandes entreprises pour lesquelles ce sont les obstacles de marché ou d’ordre financier qui priment), probablement en lien avec les changements en matière de R&D ou d’organisation de la production. De même, la réalisation d’activités de sous-traitance pour le compte d’autrui va généralement de pair avec des sorties de l’emploi plus fréquentes : signal d’entreprises plus fragiles économiquement et moins attractives vis-à-vis de la main d’œuvre, car dépendantes de donneurs d’ordre. Dans le second cas de figure, les entreprises réalisent de la R&D plus souvent que les autres et des améliorations importantes de leur processus de production, ce qui peut expliquer une recomposition des besoins de main d’œuvre et des sorties plus nombreuses.

Conclusion 

Un constat majeur est celui de la distinction qui s’opère entre les entreprises étudiées et celles qui relèvent de l’activité informelle[11], distinction qui ne peut toutefois s’assimiler à une séparation radicale. Certes, les entreprises du secteur formel, comme nous l’avons montré, présentent globalement une structure de l’emploi favorable : le statut de salarié à plein temps y est la norme alors que dans le secteur informel, les aides familiaux et les indépendants sont très nombreux, ce qui reflète le plus souvent une forme de précarité de l’emploi. La présence des personnels qualifiés et éduqués y est nettement plus fréquente, les femmes et celles diplômées du supérieur sont relativement bien représentées parmi les cadres supérieurs et intermédiaires dans le secteur tertiaire en particulier. Mais cela va aussi de pair avec des disparités sensibles selon les types d’entreprises. Ainsi, les plus grandes font très peu appel aux situations relevant de l’emploi informel mais sont aussi très fortement utilisatrices d’emplois peu qualifiés et de courte durée, en particulier dans le secteur secondaire ou primaire, constat concernant tout particulièrement les femmes. Les petites unités, présentent un profil plus contrasté : dans celles situées dans le secteur tertiaire avant tout, le recours aux personnes de formation supérieure y est plus important qu’ailleurs et bénéficie tout particulièrement aux femmes, la présence de contrat à durée indéterminée est également plus forte, comme l’absence de contrat de travail formalisé. Mais symétriquement, une partie significative de ces petites entreprises (le plus souvent dans les secteurs primaire ou secondaire) privilégie les emplois peu qualifiés, comme les situations précaires avec absence de contrat formalisé. Les entreprises de taille moyenne affichent quant à elles des pratiques se situant souvent à mi-chemin entre les profils des grandes et petites entreprises. Il faut également souligner la place singulière du secteur primaire, dont les emplois sont le plus souvent de faible niveau de qualification, faisant appel à des personnes peu formées et proposant des statuts en emploi marqués par la précarité (emplois saisonniers) ou l’informalité.

Les mouvements de main d’œuvre sont généralement en cohérence avec les constats précédents : les entreprises et secteurs privilégiant les emplois de qualité sont plus nombreux à recourir à des recrutements sur des emplois de ce type. Mais la majorité des embauches s’effectue sur des emplois temporaires de sorte que la structure des recrutements se distingue de celle des emplois : deux fois moins de CDI, nettement plus de contrats temporaires ou saisonniers parmi les recrutements, en comparaison du stock des emplois. Les employeurs privilégient ainsi des engagements courts soit pour tester les capacités du nouveau salarié à exercer ses fonctions, soit en raison du fait que les embauches visent à faire face à un surcroît d’activité ponctuel. En outre une singularité des pratiques d’entreprises se fait jour au plan des flux de sorties des entreprises. Leur observation met en évidence deux constats majeurs : d’une part, ces flux concernent au premier chef les salariés les moins qualifiés disposant souvent d’un contrat temporaire et, d’autre part, ils se traduisent par un recours massif aux démissions, pour des motifs multifactoriels, liés aux mauvaises conditions de travail et d’emploi, mais aussi au climat social dégradé ou aux difficultés économiques rencontrées par l’entreprise.

Plus généralement, la dynamique de l’entreprise ou les difficultés économiques qu’elle rencontre pèsent sur l’intensité des mouvements de main d’œuvre. Les entreprises qui embauchent sont plus souvent inscrites dans une trajectoire économique dynamique et d’innovation. Mais c’est sans compter celles, moins nombreuses, qui recrutent fréquemment tout en rencontrant des obstacles divers dans leur développement. De leur côté, les entreprises les plus souvent touchées par les sorties de l’emploi sont de deux types : d’une part celles qui rencontrent des obstacles dans leur activité, d’autre part celles qui s’inscrivent dans une trajectoire dynamique de changement qui les incitent à se séparer des salariés dont les compétences ne correspondent plus aux besoins de l’entreprise.

 

Mots-clés : Emploi – Secteur formel – Secteur informel – Panel – Main d’œuvre – Mobilité


[1] Voir : « Quelle trajectoire économique et sociale et quels enjeux ? Quelques éléments de synthèse ». François Aventur 14/03/2024.

[2] Enquête auprès d’un échantillon aléatoire représentatif de 5000 entreprises du secteur privé formel ayant au moins 1 salarié, stratifié par secteur, taille et région. Interrogé en face à face.

[3] Enquête Nationale sur l’Emploi, réalisée par la Haut-Commissariat au Plan (institut statistique national marocain). Mesure hors emplois publics.

[4] Caisse Nationale de Sécurité Sociale.

[5] Au Maroc l’appellation « ouvrier spécialisé » fait référence à des métiers qualifiés.

[6] A noter que cette catégorie intègre aussi des chefs d’entreprise salariés, probablement particulièrement présents parmi les petites entreprises.

[7] Par exemple dans les activités de conseil ou de la santé, de l’action sociale, de l’enseignement.

[8] Cette modestie des flux d’entrée et de sortie des entreprises tient probablement à plusieurs facteurs. D’une part un effet de mémoire qui conduit les employeurs interrogés à oublier un certain nombre de recrutements (les plus anciens et/ou les moins importants à leurs yeux). D’autre part, les embauches ou sorties portant sur des travailleurs ne disposant pas de contrat de travail formalisé sont susceptibles de ne pas être systématiquement mentionnées par l’employeur. A titre de comparaison, on peut noter que les flux d’embauche mesurés à l’aide des données de la CNSS s’élèveraient à environ 1,2 million en 2017. Mais il s’agit de déclarations administratives qui peuvent concerner les mêmes personnes au cours de l’année considérée, avec donc un risque de biais sensible lié à la fréquence des emplois de courte durée.

[9] Les autres motifs de recrutement sont les besoins liés à un surcroît d’activité ponctuel, le remplacement des absences ponctuelles et d’autres raisons comme les réorganisations internes.

[10] Source DARES, mouvements de main d’œuvre.

[11] Voir notamment l’enquête nationale sur le secteur informel menée par le HCP (2016) et qui porte sur 1,68 million d’unités de production informelles en 2013.

François Aventur