La Banque mondiale souligne dans son dernier rapport prospectif sur le Maroc (2019) que depuis le début des années 2000, des progrès incontestables ont été réalisés tant sur le plan économique et social que sur celui des libertés individuelles et des droits civiques et politiques. Ces avancées se sont notamment accompagnées par une augmentation sensible du niveau de vie moyen de la population, une éradication de l’extrême pauvreté, un accès quasi-universel à l’éducation primaire et un développement considérable des infrastructures publiques. Grâce à ces efforts, le Maroc a pu enclencher un processus de rattrapage économique vers les pays d’Europe du sud, passant de la catégorie des pays à faible revenu à celle de pays à revenu intermédiaire inférieur, mais il peine à atteindre le statut de pays émergent[1].

Avant d’examiner les obstacles qui limitent la portée des progrès accomplis et handicapent le développement futur du pays, nous examinons rapidement les principales réformes et orientations stratégiques prises par le Maroc au cours des 20 dernières années. Nous développons ensuite un diagnostic sur la trajectoire économique et sociale du pays en mettant l’accent dans un premier temps sur les caractéristiques du tissu économique, sur l’ampleur des investissements publics et privés et sur la dualité des secteurs formel et informels, et dans un second temps sur le développement humain réel mais inégalitaire. Une brève conclusion achève cette présentation[2].

Des réformes économiques et une ouverture sur la mondialisation

Au cours des vingt dernières années, les autorités marocaines ont cherché à s’inscrire dans la mondialisation économique en levant nombre de mesures de protection du marché intérieur et en privilégiant des politiques publiques fondées sur des incitations plutôt que sur des aides directes : c’est notamment dans cette perspective qu’ont été conclus les accords de libre-échange avec l’Union Européenne (2000) et les Etats-Unis (2004). Un ensemble de réformes économiques et de régulation des marchés ont été introduites, favorisant la création d’entreprises, soutenant davantage les PME et transformant notamment les grandes entreprises publiques en sociétés de droit privé. Ces efforts ont permis au Maroc de progresser sensiblement dans nombre de classements internationaux, tel celui du Doing Business de la Banque mondiale, passant de la 129ème à la 53ème place entre 2010 et 2019.

Depuis le début des années 2000, le Gouvernement marocain a mis en place une succession de plans de développement industriel volontaristes, notamment le Plan d’accélération industrielle assorti, pour la période 2014-2020, d’un fonds de développement et d’une Charte de l’investissement en vue de mettre en place des « écosystèmes industriels » visant à mieux intégrer les PME dans ces stratégies sectorielles.

Mais des entreprises marocaines du secteur formel souvent marquées par laversion au risque et la recherche de rentes

Pour autant, pour nombre d’observateurs, un long chemin reste à parcourir. En particulier, « le climat des affaires reste encore perçu par la plupart des acteurs comme trop imprévisible et bureaucratique, et n’inspire pas le degré de confiance dont les opérateurs économiques ont besoin pour investir à moyen ou à long terme » (Banque mondiale, 2019). De même, au regard de l’indice de perception de la corruption de Transparency International, le Maroc se classait en 2016 à la 90ème place, devancé par plusieurs pays d’Afrique et de la région MENA[3]. Certains secteurs d’activité sont enserrés dans la logique de la « rente et de l’entente » et l’attribution de nombre de délégations de services publics seraient accordés hors de toute procédure d’appel d’offre publique à des proches du pouvoir politique. Cela freine l’émergence de nouveaux acteurs entrepreneuriaux et favorise l’apparition de rentes monopolistiques au détriment d’investissements visant une compétitivité par la qualité et l’incorporation de nouvelles techniques.

Mis à part l’Office Chérifien des Phosphates (OCP) qui fait du Maroc le deuxième producteur mondial de cette matière première et de ses dérivés, notamment les engrais phosphatés, les grands groupes privés marocains sont peu engagés dans l’industrie et n’investissent que marginalement dans les nouvelles filières porteuses, telles l’agro-alimentaire, l’industrie pharmaceutique, l’automobile et l’aéronautique. Celles-ci sont portées pour l’essentiel par de grandes entreprises internationales (PSA et Renault d’une part et Bombardier d’autre part pour les deux derniers secteurs) et ont réalisé des performances remarquables à l’exportation, l’automobile devenant le premier secteur exportateur du pays à égalité avec les phosphates et engrais (un peu plus d’un quart des exportations totales en 2022). De plus, peu de sous-traitants de premier rang de ces entreprises sont à capital majoritaire marocain. Parallèlement une partie de l’industrie correspondant aux secteurs traditionnels est en quête d’un nouveau positionnement (le textile notamment). Ajoutons qu’à l’échelle de l’ensemble de l’industrie, durant la période 2009-2014, plus de 130 000 emplois nets ont été détruits et la tendance se poursuit.

Les acteurs économiques marocains ont souvent privilégié l’engagement dans d’autres domaines d’activité, notamment la promotion immobilière, les services ou le commerce, où ils ont pu élargir leurs marges bénéficiaires dans un contexte de croissance de la demande intérieure et d’expansion du crédit. C’est ainsi dans le tertiaire que la création d’entreprise est de loin la plus dynamique. Notons également le rôle dynamique du tourisme qui représente 7 à 8% du PIB et constitue un facteur important de création d’emplois et une source majeure de devises.

Dans le domaine agricole, les entreprises du secteur formel ont fortement développé les exportations vers l’Europe et la France au premier chef, mais elles se trouvent confrontées à une sécheresse persistante qui remet en question la stratégie de positionnement et les pratiques de cultures irriguées, alors que les productions destinées au marché intérieur sont délaissées.

Au final, en 2019, le secteur primaire représente 12% du de la valeur ajoutée nationale marocaine, le secondaire 28% et le tertiaire 60%[4].

Des investissements importants principalement portés par les pouvoirs publics et les entreprises étrangères

La trajectoire macroéconomique marocaine est caractérisée par un taux d’investissement élevé porté pour une large part par les pouvoirs publics. Depuis une quinzaine d’années, ceux-ci sont engagés dans une stratégie volontariste d’investissements massifs dans les infrastructures dont la réalisation du port de Tanger Med et de la ligne de train à grande vitesse sont emblématiques. D’après la Banque Mondiale, sur la période 2000-2014, l’investissement a certes représenté près de 31 % du PIB, soit parmi un panel de 30 pays émergents, la troisième place derrière la Chine (43 %) et la Corée du Sud (31 %) et bien devant la Turquie (20 %). Mais l’effort incombe principalement au secteur public puisque sa part dans l’accumulation du capital atteint 50 % au milieu des années 2010 et, si l’on retire la part des investissements directs venant de l’étranger, la part du privé dans l’investissement total est modeste. Si, à l’évidence, l’intervention publique a su attirer des capitaux étrangers en recherche d’installations industrielles profitables, la mobilisation du capital privé domestique s’est avérée limitée.

A ce stade, les efforts d’investissement n’ont apporté ni les gains de productivité, ni l’accélération de la croissance, ni les créations d’emplois qui en étaient attendus, comme nous le verrons plus loin. Certes, le rythme de croissance a augmenté dans les années 2000 pour dépasser les 4% l’an mais les gains se sont avérés modestes au regard des efforts consentis, sachant que des pays comme la Turquie et la Colombie ont obtenu des taux de croissance proches de ceux du Maroc avec des taux d’investissement significativement plus faibles (de l’ordre de 20 %).

Lemploi informel demeure majoritaire au Maroc, affecte toutes les activités économiques mais se diffuse aussi dans les entreprises du secteur formel

Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), en 2013, les unités de production informelles (UPI, non tenues à une comptabilité complète) étaient au nombre de 1,7 million (hors agriculture) alors que les entreprises formelles enregistrées auprès de la CNSS (Caisse Nationale de Sécurité Sociale) ne sont au nombre que de 252 000. Les premières sont essentiellement des micro-entreprises (les trois quarts sont unipersonnelles) relevant principalement des activités commerciales (70% du chiffre d’affaires total de l’informel), de l’industrie (13%), des services (9%) et du BTP (8%). Ces unités économiques sont généralement fondées sur l’initiative individuelle et familiale et le niveau d’instruction des entrepreneurs informels est faible (seuls un peu plus de 3% ont fréquenté l’enseignement supérieur). En 2013, les UPI représentent une contribution de l’ordre de 12% de la production nationale mais davantage dans le commerce (57%) et le bâtiment (27%).

Comme le souligne le rapport du HCP, le secteur informel est un phénomène étroitement lié à « l’absence ou le retard d’un processus de transformation des structures productives d’une économie nationale et de sa faible productivité globale. La sphère informelle s’avère, dès lors, comme le milieu adéquat des activités d’aubaine profitant à la demande de consommation et de services d’une société traditionnelle en transition ». De plus, le secteur informel vient répondre aux attentes de la population en termes d’emploi, en raison d’un taux de chômage élevé (plus de 10% en moyenne) et de l’incapacité du secteur formel à offrir des emplois en nombre suffisant.

En 2013, l’emploi dans le secteur informel représentait 2,4 millions de personnes, principalement sous le statut de travailleur indépendant, soit 36% de l’emploi non-agricole à l’échelle nationale. Toutefois, il ne faut pas confondre secteur informel et emploi informel car d’une part, au sein même du secteur formel, l’emploi informel est présent (sans couverture sociale et/ou sans contrat de travail formalisé) et, d’autre part, le secteur agricole se compose principalement d’emplois informels (sous la forme notamment des aides-familiaux). Au final, selon le HCP, l’emploi informel pèse pour 68% de l’emploi total en 2014, ce chiffre se répartissant entre 28% pour le secteur informel, 2% pour le secteur formel et 38% pour l’agriculture.

On mesure là les enjeux de développement de l’emploi de qualité ou de l’emploi « décent », pour reprendre la formulation de l’OIT.

Un développement humain réel mais inégalitaire, doublé dun accès à lemploi fortement différencié selon le genre et l’âge 

Comme en matière de développement économique, le Maroc se trouve dans une situation ambivalente tant sur le plan social qu’au regard de l’emploi. Le rythme de croissance assez élevé du PIB par habitant depuis le début des années 2000 (autour de 3% en moyenne) a permis de réduire significativement la pauvreté monétaire, notamment « extrême » mais elle reste endémique en milieu rural,. Au regard des indices de développement humain, le Maroc se situait en 2015 au 126ème rang mondial (sur 188 pays), derrière l’Égypte (108ème) et la Tunisie (96ème), loin de la Turquie (72ème). Le Maroc est aussi marqué par un degré élevé d’inégalité dans la répartition des richesses : le rapport « Global Inequality 2022 » indique qu’au Maroc, 10 % de la population possède plus de 63 % de la richesse totale, tandis que 50 % en possèdent moins de 5 %.

L’accès à l’emploi cristallise ces difficultés et inégalités. Sous l’angle des équilibres entre population en âge de travailler et volume d’emplois, l’économie marocaine présente un déficit persistant. Alors que chaque année, environ 350 000 personnes – 280 000 en milieu urbain et 70 000 en milieu rural – s’ajoutent à la population en âge de travailler, seuls 61 000 postes ont été créés annuellement entre 2010 et 2015. Ainsi, au regard de la taille de sa population, l’économie marocaine crée deux fois moins d’emplois que son homologue égyptienne (Banque mondiale 2009).

Corrélativement, le taux d’emploi (qu’il s’agisse d’emploi formel ou informel) est structurellement faible quand on le compare à celui des pays émergents et/ou développés (39% en 2022 versus 48% en Turquie et 68% en France). Les femmes sont les premières victimes de cette situation car leur taux d’emploi est particulièrement bas (16 % contre 63% pour les hommes), soit la moitié de ce qu’il est dans les pays émergents. Leur taux d’activité est également très bas et tend à se réduire (19% alors qu’il est de 70% pour les hommes). S’exprime ainsi une forme de segmentation structurelle au détriment des femmes qui pèse lourdement sur les capacités de développement humain et de développement économique.

De plus, le marché du travail se caractérise par une faible capacité à intégrer les jeunes dans l’emploi : le taux d’emploi de la classe d’âge des 25-35 ans est inférieur à 50%. En 2016, près d’un jeune sur trois âgé de 15 à 29 ans n’était ni en éducation, ni en emploi, ni en formation[5], que ce soit pour des raisons familiales ou par découragement compte tenu des décevantes opportunités offertes par le marché du travail. Parmi ces personnes en marge de l’emploi, les jeunes femmes étaient largement majoritaires. Se cumule donc un double processus de segmentation, selon le genre et selon l’âge, plus particulièrement au détriment des femmes alors même que leur niveau d’éducation ne cesse de s’élever : elles sont désormais plus nombreuses que les hommes à obtenir le baccalauréat.

Outre la faiblesse des taux d’emploi et d’activité, le chômage touche plus de 10 % de la population active, dont la grande majorité est âgée de moins de 35 ans. En outre, au Maroc, comme parmi les autres pays de la zone MENA, la configuration du marché du travail s’avère peu favorable aux jeunes diplômés. Le fait que la détention d’un diplôme multiplie par trois le risque d’être au chômage est non seulement dû à l’offre trop restreinte d’emplois qualifiés et « décents » de la part du système productif mais aussi aux défaillances au sein du système éducatif et à sa très inégale qualité. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que le fait de détenir un diplôme, notamment de l’enseignement supérieur, est un désavantage sur le marché du travail. En réalité, le diplôme reste bien une ressource facilitant l’accès à l’emploi de qualité. Dans un contexte où, rappelons-le, l’informalité touche une grande partie des actifs occupés (plus de 60% actuellement ne cotisent pas à la sécurité sociale), en particulier les travailleurs en milieu rural, les femmes et les moins diplômés, notamment parmi les jeunes.

Conclusions

Le modèle de développement marocain s’est révélé jusqu’ici gourmand en capital sans pour autant générer suffisamment de gains de productivité et d’emplois de qualité. Ce constat a conduit les acteurs publics à redessiner récemment un « nouveau modèle de développement » à l’horizon de 2035 qui retient un objectif de modernisation, de diversification et de montée en gamme du système productif marocain, avec le souci d’accélérer la création d’emplois de qualité, d’améliorer le niveau de vie de la population marocaine et de financer les besoins en termes d’investissements sociaux et en capital humain.

Cela impliquera notamment d’atteindre un taux de croissance d’au moins 6% par et d’augmenter significativement la valeur ajoutée industrielle de moyenne et haute technologie, mais aussi de restaurer les conditions d’une concurrence saine, entravée par la présence d’un fort secteur informel. Il faudra également peser fortement sur le fonctionnement et la qualité du système éducatif et sur celui du marché du travail afin d’élever les compétences et qualifications des jeunes actifs et de renforcer significativement la participation des femmes à l’activité économique. Objectifs de nature autant économiques, institutionnels que sociétaux dont l’atteinte suppose des changements importants dans les comportements des jeunes, des familles, des employeurs et des pouvoirs publics.

 

Mots-clés : Maroc – Économie – Économie informelle – Emploi


[1] La Banque mondiale place le Maroc en 2022 dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire inférieur, définie par un revenu par habitant situé entre 1136 et 4465 dollars. Il ne figure donc pas dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire supérieur (de 4466 à 13845 dollars de revenu par habitant), parmi lesquels se trouvent le Brésil, l’Afrique du Sud ou la Chine

[2] Les résultats présentés sont issus d’un chantier de 5 années d’études (2019- 2023) soutenu par la coopération américaine, en lien avec le gouvernement marocain. L’équipe était composée d’Éric Verdier (CNRS), directeur de projet, Saïd Hanchane (université Mohammed VI), Michèle Mansuy, Isabelle Recotillet, Saad Ellah Berhili et François Aventur (consultants).

[3] Zone Moyen-Orient et Afrique du Nord.

[4] Cette structure varie peu dans les années plus récentes, bien qu’affectée par les irrégularités du secteur primaire, liées aux bonnes ou mauvaises récoltes, elles-mêmes fonction de la pluviométrie. En 2019, 2020 et 2022, la valeur ajoutée du secteur primaire a chuté de 5, 7 et 13% respectivement, alors qu’en 2021 elle a progressé de 21%.

[5] Il s’agit de la catégorie des NEET :  « not in Education, Employment or Training », utilisée en Europe et dans les institutions internationales comme la Banque mondiale

François Aventur