ClĂ©mence Royer (1830-1902) est une fĂ©ministe française, bien connue grĂące au livre de GeneviĂšve Fraisse (ClĂ©mence Royer : philosophe et femme de sciences, La DĂ©couverte, 1985). Parfaite autodidacte, Royer est l’auteure d’une Ɠuvre importante en sciences sociales, en biologie et en physique mais, faute de position acadĂ©mique, elle exerça successivement les mĂ©tiers d’enseignante de français et de musique, de brodeuse, de confĂ©renciĂšre, de romanciĂšre, de traductrice.

Nous tĂącherons de rĂ©pondre Ă  la question du titre en fin d’article.

Une analyse singuliùre de l’impît

En 1860, le canton de Vaud, en Suisse, veut rĂ©former sa fiscalitĂ© et ouvre un concours international sur l’impĂŽt ; ClĂ©mence Royer soumet un mĂ©moire de 400 pages. Un congrĂšs international est rĂ©uni Ă  l’occasion Ă  Lausanne ; ClĂ©mence Royer Ă©coute les orateurs depuis la tribune du public, les femmes n’étant pas admises Ă  participer aux dĂ©bats. Les principales questions abordĂ©es concernent les duos habituels : impĂŽts directs ou indirects ? sur le capital ou le revenu ? unique ou multiple ? rĂ©el ou personnel ? proportionnel ou progressif ?

Le prix et les deux accessits du concours ne sont pas attribuĂ©s, mais transformĂ©s en quelques gratifications : le socialiste Proudhon reçoit 1000 francs ; l’avocat Lassaut, 800 francs ; Royer, 400 francs. Royer publie son manuscrit deux ans plus tard et elle est depuis considĂ©rĂ©e comme une Ă©conomiste Ă  part entiĂšre. Elle devient mĂȘme la premiĂšre femme admise Ă  la rĂ©union mensuelle de la SociĂ©tĂ© d’économie politique, alors que l’heure tardive semblait incompatible avec une honnĂȘte prĂ©sence fĂ©minine.

ClĂ©mence Royer adopte les grands principes des Ă©conomistes libĂ©raux de son temps. L’impĂŽt juste devrait donc ĂȘtre proportionnel Ă  la « richesse », c’est-Ă -dire au capital. Elle rĂ©clame nĂ©anmoins une imposition progressive, avec un argument original : l’impĂŽt doit compenser les inĂ©galitĂ©s familiales constituĂ©es prĂ©cĂ©demment de maniĂšre illĂ©gitime. Jadis, par exemple en France dans l’Ancien RĂ©gime, l’État aurait favorisĂ© indument certaines familles au dĂ©triment des autres ; ces familles auraient progressivement accumulĂ© un capital matĂ©riel et moral considĂ©rable leur permettant, aujourd’hui, d’ĂȘtre beaucoup plus riches que si elles n’avaient dĂ» compter que sur leurs mĂ©rites propres. Il conviendrait donc, momentanĂ©ment, que les hĂ©ritiers de ces anciennes familles favorisĂ©es restituent les avantages indus reçus jadis.

Mais Royer ne promeut pas l’égalitĂ© des conditions individuelles. L’impĂŽt doit ĂȘtre progressif pour rĂ©parer les injustices passĂ©es mais, une fois la sociĂ©tĂ© devenue Ă©quitable, il devra ĂȘtre proportionnel ; chacun sera alors rĂ©compensĂ© selon son mĂ©rite individuel et selon le coĂ»t de la protection que lui assure l’État.

L’évolutionnisme

ClĂ©mence Royer adhĂšre avec enthousiasme aux thĂšses que dĂ©veloppe Charles Darwin dans L’Origine des espĂšces en 1859. Elle en donne la premiĂšre traduction en français en 1862. Dans une longue prĂ©face et de nombreuses notes, elle dĂ©veloppe ses propres thĂšses ; en particulier, Darwin n’oserait pas l’affirmer, mais sa thĂ©orie s’appliquerait parfaitement Ă  l’humanitĂ© et elle serait radicalement opposĂ©e au christianisme. Car la sĂ©lection naturelle, chez les humains, serait entravĂ©e par une charitĂ© aveugle qui « sacrifie ce qui est fort Ă  ce qui est faible, les bons aux mauvais, les ĂȘtres bien douĂ©s d’esprit et de corps aux ĂȘtres vicieux et malingres. » Darwin rejette ces interprĂ©tations dans une nouvelle Ă©dition, qu’il confie Ă  un nouveau traducteur en français Ă  partir de 1873.

ClĂ©mence Royer applique systĂ©matiquement, dans ses analyses sociales, deux idĂ©es darwiniennes majeures : d’abord, le progrĂšs rĂ©sulterait du « struggle for life » ; ensuite, le rĂŽle de la diversitĂ© serait majeur dans l’évolution. Elle applique ces deux idĂ©es Ă  une « nation » composĂ©e d’individus, Ă  une « race » composĂ©e de plusieurs nations, et Ă  l’humanitĂ©, faite de multiples « races ».

On en dĂ©duit que « c’est grĂące Ă  la victoire des groupes nationaux des plus parfaits, Ă  la disparition des groupes infĂ©rieurs, Ă  l’Ă©mulation des groupes Ă©gaux, que la moyenne totale du dĂ©veloppement spĂ©cifique se trouve constamment Ă©levĂ©e ». Royer souligne l’extrĂȘme diversitĂ© des races humaines, depuis les plus civilisĂ©es, comme les « races occidentales », jusqu’aux « races infĂ©rieures ». Par exemple, l’infĂ©rioritĂ© attribuĂ©e aux Australiens serait due Ă  l’absence de gibier dangereux, comme ces mammouths qui nous auraient obligĂ©s Ă  perfectionner des armes et des stratĂ©gies complexes. Royer souligne tellement la diversitĂ© des races qu’elle en vient Ă  contester l’unitĂ© de l’espĂšce humaine :

« On peut mĂȘme dire sans crainte, qu’au point de vue intellectuel, un Mincopie, un Boschiman, un Papou ou mĂȘme un Lapon est plus proche parent, non-seulement du singe ou du kangourou, que d’un Descartes, d’un Newton, d’un Goethe ou d’un Lavoisier ».

L’espĂšce humaine Ă©tant composĂ©e de plusieurs races et plusieurs nations trĂšs diverses, il faudrait que les plus « évoluĂ©es » Ă©liminent ou dominent les autres, mais pas trop, pour conserver une certaine diversitĂ©, une certaine « émulation » entre elles. NĂ©anmoins, la mĂȘme auteure dĂ©nonce le traitement que des colons infligent aux indigĂšnes Ă  la fin du XIXe siĂšcle, par exemple Ă  Madagascar, leur imposant leur religion et accaparant leurs richesses.

ClĂ©mence Royer croit dĂ©montrer « scientifiquement » la supĂ©rioritĂ© de la race europĂ©enne et, plus prĂ©cisĂ©ment, elle situe la France au sommet de « la race latine » et au-dessus des « Germains modernes ». Au mĂȘme moment, l’économiste allemand Gustav Schmoller, avec des prĂ©misses et des mĂ©thodes aussi « scientifiques », conclut que les Germains seraient nettement supĂ©rieurs aux Latins


ClĂ©mence Royer considĂšre les structures familiales passĂ©es sans jugement moral au sens habituel. L’idĂ©e d’une « transmission hĂ©rĂ©ditaire des facultĂ©s intellectuelles » est importante dans son Ă©volutionnisme. GrĂące Ă  cette transmission, l’humanitĂ© pourrait non seulement progresser par l’élimination des « races infĂ©rieures » mais, au sein des « races civilisĂ©es », chaque gĂ©nĂ©ration pourrait advenir avec des dispositions intellectuelles supĂ©rieures Ă  celles de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente :

« L’Ă©ducation peut modifier nos habitudes ; mais si l’hĂ©rĂ©ditĂ© n’agit pas, si la sĂ©lection n’accomplit pas son Ɠuvre, si Ă  chaque gĂ©nĂ©ration l’homme nouveau croise sa jeune race avec des femmes qui continuent d’appartenir au vieux monde, jamais l’habitude ne deviendra instinct : chaque siĂšcle aura Ă  recommencer l’Ă©ternelle toile de PĂ©nĂ©lope que l’humanitĂ© tisse depuis les premiers essais de sociabilitĂ© intelligente. »

L’idĂ©e gĂ©nĂ©rale de l’hĂ©rĂ©ditĂ© des caractĂšres acquis Ă©tait admise par les premiers Ă©volutionnistes au XIXe siĂšcle, mais cette hĂ©rĂ©ditĂ© concernait initialement des caractĂšres physiques, comme la longueur du cou des girafes, et elle n’était gĂ©nĂ©ralement pas admise pour les caractĂšres moraux comme l’intelligence ; certes, bien des gĂ©nies ont eu des parents trĂšs intelligents, mais leur Ă©ducation suffirait Ă  expliquer leurs dons. Francis Galton, en interprĂ©tant une sorte d’enquĂȘte menĂ©e dans son entourage en 1865, conclut que les qualitĂ©s morales, elles aussi, seraient hĂ©rĂ©ditaires. Darwin confirme rapidement le rĂ©sultat de son cousin : « Nous savons Ă  prĂ©sent, grĂące Ă  l’admirable travail de M. Galton, que le gĂ©nie [
] tend Ă  se transmettre hĂ©rĂ©ditairement ».

Selon Royer, le niveau d’une civilisation pourra donc progresser si une Ă©lite amĂ©liore ses capacitĂ©s intellectuelles et parvient Ă  les transmettre, un peu comme les girafes aux longs cous transmettaient leurs avantages selon Lamarck.

ClĂ©mence Royer considĂšre la structure familiale en relation avec l’évolution des sociĂ©tĂ©s. Elle croit que la famille patriarcale ne s’est pas imposĂ©e d’emblĂ©e, que d’autres structures familiales – par exemple le matriarcat –  lui succĂšderont, plus respectueuses de la libertĂ© des femmes et plus conformes au progrĂšs social.

Pour anticiper cette Ă©volution, ClĂ©mence Royer propose une analyse audacieuse dans le trĂšs libĂ©ral Journal des Ă©conomistes, en 1869. Elle affirme comme idĂ©al Ă©conomique « l’ouvrier nomade avec sa famille, comme les peuples pasteurs qui suivaient leurs troupeaux oĂč croissait l’herbe pour les nourrir ». Comment y parvenir ? Il faudrait construire des logements identiques, prĂšs des usines, avec cantines et magasins Ă  proximité ; ainsi, un ouvrier qui voudrait changer d’emploi quittera son logement facilement pour rejoindre un autre situĂ© ailleurs. Mais que deviendrait sa famille si son Ă©pouse prĂ©fĂ©rait garder son travail actuel ? Le couple se sĂ©parerait paisiblement, avant que chacun retrouve rapidement un nouveau conjoint. Pour cela, « il faut briser l’indissolubilitĂ© du mariage, en faire un contrat civil, un contrat libre, dont la durĂ©e soit toujours subordonnĂ©e Ă  la volontĂ© et aux intĂ©rĂȘts des contractants »[1]. Quant aux enfants, ils appartiendraient Ă  leurs mĂšres, tandis que les pĂšres auraient l’obligation de contribuer financiĂšrement Ă  leur Ă©ducation.

Mais, plus tard, ClĂ©mence Royer jugera impossible pour les femmes de concilier efficacement leurs tĂąches professionnelles et domestiques. Les jeunes couples devraient donc vivre en collectivitĂ© et chaque mĂšre, par exemple, s’occuperait Ă  tour de rĂŽle de la surveillance de tous les enfants.

Les doctrines sociales

ClĂ©mence Royer adopte beaucoup de principes des Ă©conomistes libĂ©raux : elle envisage l’impĂŽt un peu comme eux ; elle dĂ©teste le socialisme ; elle est rĂ©publicaine, elle glorifie la RĂ©volution de 1789. Comme la plupart d’entre eux, elle dĂ©nonce le Second Empire et sera dreyfusarde ; comme certains d’entre eux, elle est libre penseuse et surtout trĂšs anticlĂ©ricale. Elle est aussi utilitariste, tout en rejetant paradoxalement l’individualisme :

« Ainsi que nous l’avons Ă©tabli, ce qui limite le droit de l’individu dans l’espĂšce humaine, comme dans toute autre espĂšce, ce ne peut ĂȘtre que l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de l’espĂšce elle-mĂȘme, intĂ©rĂȘt collectif auquel tout autre doit ĂȘtre sacrifié ; c’est l’intĂ©rĂȘt d’État, l’intĂ©rĂȘt de salut public. Lois, institutions, codes, constitutions, police, magistrature, armĂ©e, morale, tout cela n’a pour but que d’assurer la dĂ©fense de cet intĂ©rĂȘt contre la rĂ©pugnance ou l’hostilitĂ© de l’intĂ©rĂȘt individuel Ă©goĂŻste qui le menace sans cesse, et qui n’est lĂ©gitime que dans la mesure oĂč il ne nuit pas Ă  l’intĂ©rĂȘt collectif et au contraire lui est utile ».

On se trouve lĂ  Ă  l’opposĂ© des thĂšses individualistes et libĂ©rales des Ă©conomistes français : l’individu n’est pas tout, l’État n’est pas rien. En particulier, « le rĂ©gime de l’intĂ©rĂȘt privĂ© libre et illimité » valoriserait exagĂ©rĂ©ment le prĂ©sent au dĂ©triment de l’avenir. A trop s’y fier, on risquerait par exemple la disparition de certaines variĂ©tĂ©s, inutiles actuellement mais qui pourraient s’avĂ©rer utiles Ă  l’humanitĂ© dans un avenir Ă©loignĂ©. La diversitĂ© biologique devrait ĂȘtre prĂ©servĂ©e Ă  tout prix, car nul ne sait comment les techniques Ă©volueront et de quels ingrĂ©dients elles auront besoin, alors que l’initiative individuelle serait incapable de prendre ainsi en compte l’incertitude de l’avenir.

L’idĂ©al social affichĂ© par ClĂ©mence Royer est celui du progrĂšs, mais celui de l’espĂšce pas celui de l’individu. Elle illustre cette idĂ©e avec un exemple animalier. Au sein d’un troupeau, les bĂ©liers faibles ont certes une vie moins agrĂ©able, car les bĂ©liers robustes les privent de brebis, mais le troupeau sera ainsi de plus en plus fort. Et le mĂȘme raisonnement s’appliquerait aux troupeaux faibles par rapport aux troupeaux forts, au dĂ©triment des uns mais au bĂ©nĂ©fice de l’espĂšce. Mais une grande diffĂ©rence existerait entre les animaux et les humains. S’il « est de l’intĂ©rĂȘt de l’espĂšce, considĂ©rĂ©e en totalitĂ©, que les races supĂ©rieures se substituent progressivement aux races infĂ©rieures », il ne serait pas bon, au sein d’une mĂȘme race ou d’une mĂȘme nation, que les individus infĂ©rieurs soient Ă©liminĂ©s au profit des individus supĂ©rieurs. En effet, les sociĂ©tĂ©s humaines progresseraient grĂące Ă  la division du travail et elles bĂ©nĂ©ficieraient donc de la diversitĂ© des capacitĂ©s individuelles. D’ailleurs, cette diversitĂ© serait trĂšs grande chez les individus des races supĂ©rieures, et faible chez les animaux comme chez les individus des races infĂ©rieures.

Royer veut dĂ©velopper les qualitĂ©s de l’espĂšce humaine, mais plus prĂ©cisĂ©ment les qualitĂ©s d’une Ă©lite dont il faudrait favoriser la reproduction. Par exemple, elle veut que les individus douĂ©s donnent plus d’enfants « intelligents et robustes » ; quant aux individus les plus mal lotis, il faudrait leur interdire de procrĂ©er. A dĂ©faut, « si l’avortement et l’infanticide peuvent ĂȘtre autorisĂ©s, c’est en pareil cas seulement. » Cette idĂ©e figure dans un projet d’article que la sociĂ©tĂ© d’anthropologie de Paris refusa de publier (Royer fut la premiĂšre femme admise Ă  cette sociĂ©tĂ©, en 1870).

ClĂ©mence Royer encourage la diversitĂ© qui favoriserait la division du travail, et la concurrence qui inciterait chacun Ă  mieux faire. Le plus grand bonheur collectif nĂ©cessite donc de grandes inĂ©galitĂ©s sociales, Ă  condition que celles-ci correspondent aux inĂ©galitĂ©s de talents. A contrario, le principe d’égalitĂ© serait Ă  la fois nocif et irrationnel, issu du christianisme et de sa variante moderne, le socialisme : « Tout homme n’est donc point Ă©gal Ă  un autre homme, pas plus que l’animal n’est Ă©gal Ă  l’humanitĂ©, parce qu’il naĂźt, vit, meurt, mange et dort comme elle ».

ClĂ©mence Royer dĂ©nigre fĂ©rocement presque tous ses prĂ©dĂ©cesseurs immĂ©diats en philosophie sociale ; chacun serait profondĂ©ment inculte, encore imprĂ©gnĂ© d’idĂ©es chrĂ©tiennes et incapable du moindre apport scientifique. Un seul est Ă©pargnĂ© : Saint-Simon, aussi admirable comme homme que comme penseur. Quelles idĂ©es reprend-elle du grand homme ? L’importance du progrĂšs d’abord, associĂ© Ă  l’industrie, Ă  la Raison et Ă  la science ; et la division de la sociĂ©tĂ© en deux classes opposĂ©es, celle des oisifs et celle des actifs ; la Raison et la justice commandent de promouvoir les seconds au dĂ©triment des premiers. Tous les individus doivent ĂȘtre jugĂ©s et rĂ©compensĂ©s selon leurs mĂ©rites individuels et selon leurs apports Ă  la civilisation. Le pouvoir politique devrait appartenir Ă  une « aristocratie intellectuelle », pas forcĂ©ment Ă  ceux que la concurrence Ă©conomique placerait spontanĂ©ment au sommet. De mĂȘme, Royer se mĂ©fiera de la dĂ©magogie et de l’incompĂ©tence des assemblĂ©es Ă©lues au suffrage universel.

La RĂ©volution a heureusement dĂ©truit les anciennes castes privilĂ©giĂ©es, mais elle aurait eu tort de le faire au nom de l’égalitĂ© et non du mĂ©rite. Elle n’aurait fait que reprendre une erreur bien plus ancienne. L’Évangile aurait en effet enseignĂ© cette « doctrine invraisemblable » de la supĂ©rioritĂ© morale des classes infĂ©rieures.

La population

ClĂ©mence Royer admire Malthus et admet ses lois, mais elle raisonne dans une autre perspective, avec deux motifs d’inquiĂ©tude trĂšs banals Ă  la fin du siĂšcle. Elle craint d’abord que les « races infĂ©rieures » l’emportent en nombre, en particulier avec les Asiatiques, si industrieux, si prolifiques et si frugaux ; elle craint ensuite, au sein d’une nation Ă©voluĂ©e comme la France, la moindre fĂ©conditĂ© des classes riches. Elle prĂŽne donc le dĂ©veloppement de la population française, et en particulier celui de sa partie Ă©duquĂ©e. Contre toute vraisemblance, elle accuse l’Église de freiner la natalitĂ©, certes moins maintenant qu’hier, en mettant en avant la chastetĂ© et la vie monacale.

Royer explique la fĂ©conditĂ© par la volontĂ© des familles :  celles-ci rĂšgleraient le nombre de leurs enfants sur la prĂ©vision de leurs situations futures et sur le coĂ»t de leur Ă©ducation. Or, une famille pauvre pourrait avoir plusieurs enfants sans un coĂ»t excessif pour les nourrir, et aucun d’eux ne sera plus pauvre que ses parents. Alors qu’une famille riche chercherait par exemple Ă  loger chaque enfant dans une chambre sĂ©parĂ©e, et que le modeste capital initial de chaque enfant ne se multipliera pas aussi aisĂ©ment que celui de leur pĂšre.

A cĂŽtĂ© du coĂ»t des enfants et du souci de leur avenir, Royer impute la baisse de la natalitĂ© Ă  la structure familiale de son temps. Ses arguments concernent implicitement les familles de la grande bourgeoisie. Elle souligne la dĂ©gradation des mƓurs de son Ă©poque, comme beaucoup d’autres aprĂšs 1870, mais en l’associant Ă  une structure familiale prĂ©cise :

« La famille fermĂ©e, Ă©troite, composĂ©e exclusivement d’un couple et de leurs enfants, telle qu’elle est constituĂ©e de nos jours, c’est la mort de la sociĂ©tĂ© dans l’individualisme Ă©goĂŻste ; c’est aussi la dĂ©population, car elle entraĂźne les mariages tardifs. »

Royer dĂ©nonce l’égoĂŻsme de l’épouse moderne. Les femmes devraient plutĂŽt se mettre au service, surtout pas de leurs Ă©poux, mais de l’espĂšce humaine ; et la sociĂ©tĂ© devrait leur en donner les moyens, juridiques et matĂ©riels :

« Il faut enfin que la femme, dans le mariage comme dans l’amour, cesse de voir un commerce plus ou moins agrĂ©able ou plus ou moins lucratif ; qu’elle comprenne que le mariage n’a pas pour but de lui fournir occasion de paraĂźtre en voile blanc et couronnĂ©e de fleurs, d’effacer par sa toilette du lendemain ses compagnes de la veille ou mĂȘme de faire promener un poupon dans les promenades au bras d’une nourrice enrubannĂ©e ; mais de donner Ă  l’État des citoyens pour le dĂ©fendre, de les Ă©lever sĂ©rieusement, fortement, avec raison autant qu’avec cƓur, de s’affranchir elle-mĂȘme des prĂ©jugĂ©s sĂ©culaires, au lieu de les leur inculquer, et de s’instruire pour diriger leur instruction. Il faut qu’elle comprenne que la maternitĂ© est pour la femme l’Ă©quivalant du service militaire, qu’elle a comme ce dernier des pĂ©rils et des privations qui doivent ĂȘtre supportĂ©s avec courage. Il faut qu’elle se dise qu’elle doit Ă  la race des reprĂ©sentants intelligents et robustes, audacieux et sains pour aller un jour disputer de nouvelles terres Ă  d’autres races infĂ©rieures, et ces pionniers de la civilisation auront Ă  payer aux climats contraires de non moins rudes tributs que ceux que la guerre continuera Ă  lever sur eux ».

En 1890, ClĂ©mence Royer propose « la dĂ©population de la France » comme thĂšme de dĂ©bat Ă  la sociĂ©tĂ© d’anthropologie de Paris. Elle incrimine surtout l’accaparement excessif des jeunes mĂšres par leurs enfants, d’oĂč le sentiment des maris d’ĂȘtre dĂ©laissĂ©s, d’oĂč le recours Ă  la prostitution. Les mĂšres produiraient « des enfants gĂątĂ©s, de petits monstres de perversitĂ© : des paquets de nerfs irritables et sans cesse irritĂ©s, secouĂ©s Ă  tout propos de convoitises, d’envie et d’accĂšs de colĂšre, qui auront grande chance, aprĂšs avoir Ă©tĂ© des enfants insupportables de devenir des adultes Ă©goĂŻstes ». La faute Ă  Rousseau, une de ses bĂȘtes noires, et Ă  ses « principes pĂ©dagogiques ».

Progressiste ou conservatrice ?

Les analyses et les préconisations sociales et politiques de Clémence Royer constituent un systÚme grandiose et cohérent. Demandons-nous, de façon résolument anachronique, si Clémence Royer serait jugée progressiste ou conservatrice selon le sens courant de ces deux mots en 2024. Deux réponses peuvent convenir :

— ClĂ©mence Royer est progressiste parce que rĂ©publicaine, anticlĂ©ricale, dreyfusarde ; pacifiste, favorable Ă  l’instruction populaire publique, fĂ©ministe radicale ; la science est son seul guide, elle est hostile aux privilĂšges de la naissance, elle rĂ©clame que la richesse ne rĂ©compense que le talent et la vertu ; elle croit que les marchĂ©s, dans des cas importants, s’opposent Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et que l’État devrait lĂ©gitimement intervenir.

— ClĂ©mence Royer est conservatrice parce qu’elle croit que les inĂ©galitĂ©s sociales reflĂštent dĂ©sormais les inĂ©galitĂ©s de talents, elle vante la concurrence qui promeut les meilleurs et stimule l’activitĂ© gĂ©nĂ©rale, elle est Ă©litiste, elle dĂ©teste l’égalitarisme et les utopies socialistes, elle oppose « les races infĂ©rieures » Ă  celles des occidentaux, elle veut interdire aux individus les moins qualifiĂ©s de se marier et suggĂšre de tuer les enfants qu’ils pourraient engendrer, elle dĂ©nonce l’éducation permissive dispensĂ©e par des mĂšres trop modernes et l’égoĂŻsme des parents qui ne veulent pas s’encombrer de nombreux enfants.

Ces deux façons anachroniques de qualifier Clémence Royer sont à la fois vraies et fausses. Parce que les schémas politiques du XIXe siÚcle ne sont plus tout à fait les nÎtres.

 

Mots-clĂ©s : Royer – Sociobiologie – ImpĂŽt – LibĂ©ralisme – FĂ©minisme


[1] Le divorce reste interdit en France jusqu’en 1884. C’est sans doute pourquoi Royer n’a pas Ă©pousĂ© l’homme avec lequel elle vivait.

François Etner & Claire Silvant
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