Les situations de handicap concernent heureusement très peu de personnes, mais sont extrêmement diversifiées. L’Insee a relevé le défi d’enquêter ces personnes au prix de prouesses méthodologiques. En prime, étudier la dépendance, sujet d’avenir s’il en est, se fait maintenant dans un cadre éprouvé.

L’Insee a conçu et réalisé les enquêtes décennales « santé » de 1960 au début des années 2000. Au courant des années 1990, le CNIS (Conseil national de l’information statistique) notamment, constate des besoins d’information sur le handicap. L’Insee se lance alors dans un vaste projet d’enquêtes. Il en résultera deux opérations : HID, de 1998 à 2002, puis HS en 2008 et 2009. Par la suite, les enquêtes santé ou handicap seront menées par le service statistique ministériel de la santé (la DREES). Ces opérations ont démontré, une fois de plus, la capacité de l’Insee à concevoir et réaliser des opérations statistiques complexes.

Santé, handicap, dépendance : des domaines liés mais distincts

Les enquêtes santé s’appuient sur un cadre théorique fixé par la CIM, classification internationale des maladies. Cette CIM existe (et a évolué) depuis le début du XXème siècle. Il faut attendre les années 1980 pour qu’un cadre conceptuel du handicap se développe. Il s’agit de la CIH (classification internationale du handicap), qui deviendra la CIF (F pour fonctionnement) au tournant des années 2000. La CIH se base sur une séquence, dite de Wood (concepteur de la CIH), qui relie linéairement maladies (ou traumatismes), déficiences, incapacités et désavantages. Ainsi une maladie non soignée peut être cause de déficiences. Les déficiences non compensées (par exemple par une prothèse) sont la cause d’incapacités. Sauf environnement favorable, ces incapacités se traduisent par des désavantages (sociaux).

Construire des grilles d’analyses communes pour des sujets multidimensionnels

Du fait d’assez nombreux acteurs (institutions, associations, organismes de recherche) et de l’existence de divers dispositifs ou politiques visant à compenser le handicap et la dépendance, il existe une information abondante. Cependant, le constat est fait qu’il manque une grille de lecture commune et que les conséquences sociales du handicap ou de la dépendance sont mal évaluées. L’Insee (en fédérant de nombreux partenaires parmi les acteurs cités) décide alors de mener une série d’enquêtes, dites « HID » (pour handicap, incapacité, dépendance) de 1998 à 2002. L’opération est complexe et originale. Son originalité tient d’abord au sujet, la statistique publique se saisissant pour la première fois des problématiques de handicap et de dépendance. Sur le plan de la méthodologie d’enquête également, l’Insee fera la preuve de sa grande compétence et de sa capacité d’innovation.

HID ou l’innovation sous contrainte

Ainsi, les personnes handicapées ou dépendantes vivent aussi bien en ménage qu’en institution, elles constituent des populations rares, et, bien sûr (!), il n’y a pas de base de sondage, un registre de ces personnes par exemple, qui faciliterait la mise en place d’une enquête. Les objectifs sont d’abord de décrire et de dénombrer les personnes handicapées et / ou dépendantes, et de connaître leurs conditions de vie. S’ajoute l’objectif de mesurer les évolutions de situation. Il convient donc de « suivre » les personnes interrogées. Le choix sera fait d’interroger deux fois, à deux ans d’intervalle, les personnes échantillonnées. Cela supposera des méthodes de suivi, d’autant que la transition « ménage → institution » est possible et même à observer en priorité. La transition inverse est également possible, quoique moins fréquente. Un suivi de mortalité sera mis en place. Un quatrième et dernier objectif est de recueillir une information locale. Cela sera fait au moyen de quelques extensions départementales, puis un travail d’estimations par méthodes de petits domaines.

Six enquêtes et un appariement pour le prix d’une

Pour résoudre le problème de la base de sondage et de la rareté de la population « d’intérêt », une enquête filtre est réalisée. Elle s’appuie sur le recensement (ce sera celui de 1999) et comporte un court questionnaire (20 questions) qui permet de classer les répondants en six groupes. Le premier rassemble la majorité des personnes peu ou pas handicapées et non dépendantes, le dernier des personnes très handicapées ou très dépendantes. On applique des taux de sondage adaptés (très faible dans le premier groupe, exhaustif dans le dernier) pour construire un échantillon de personnes dans des situations variées, le premier groupe servant de groupe « témoin », pour les comparaisons. La contrainte est bien sûr en termes du nombre total de personnes interrogées (environ 20 000). Ainsi, en ménages, trois enquêtes auront lieu : l’enquête filtre début 1999, la première vague d’enquête en ménages fin 1999 et la seconde vague en 2001. L’organisation est plus simple pour les personnes en institutions : il existe une base de sondage des institutions. Une méthode de sondage à deux degrés est alors employée : sélection d’institutions puis sélection d’individus vivant dans ces institutions. L’opération a lieu en 1998 (première vague) puis en 2000. S’adosse à ce dispositif le suivi de mortalité : à partir des informations d’état civil des personnes interrogées, on recherchera leur numéro d’identifiant dans le répertoire national des personnes physiques, leur état vital étant enregistré (tant que la personne est vivante) chaque année après la première vague. Enfin, mais cette opération est pilotée par l’Ined, un échantillon de personnes en prison seront interrogées avec le même questionnaire (en 2002).

D’HID à HS : permanences et adaptations

Même si tous les objectifs ne sont pas totalement atteints, l’opération est un grand succès. De très nombreuses publications de type académique se baseront sur les données d’HID. Elles paraîtront tout au long de la décennie 2000-2009. L’Insee prend sa part, des publications montrent qu’en effet des approches multiples sont indispensables pour dénombrer, décrire et apprécier les conditions de vie des personnes handicapées. L’approche sociale s’avère pertinente, le handicap concerne davantage les ouvriers que les cadres. Dès 2005, il apparaît qu’une reconduction de l’opération est souhaitable et l’Insee s’engage à mener avant la fin de la décennie une nouvelle vague d’enquêtes : ce sera l’opération HS. Le contexte a changé : le principe est bien de reconduire pour l’essentiel l’opération HID, mais des adaptations sont indispensables.

Mieux prendre en compte « la situation de handicap »

Le cadre conceptuel a évolué. D’une part, la CIH s’est transformée en CIF. L’enchaînement linéaire et causal de la séquence de Wood est complexifié en un ensemble d’interactions d’une part. D’autre part, émerge la notion de « situation de handicap », mieux à même de cadrer les analyses relatives aux personnes en situation de handicap ou dépendantes. L’aspect « environnement social » est particulièrement développé. La situation de handicap résulte d’une interaction entre l’état fonctionnel (maladies, déficiences, limitations fonctionnelles (ou incapacités)) de la personne, des aides techniques personnelles ou globales dont elle peut disposer, qui compenseraient son état fonctionnel imparfait, et sa capacité réelle à participer à la vie sociale, comme toute autre personne.

Adapter le dispositif d’enquêtes aux évolutions institutionnelles

Ce cadre conceptuel est pris en compte dans la grande loi (de février 2005) qui porte les dispositions utiles en matière de handicap. Ajoutons à ce contexte juridique une loi sur la santé en 2004, une loi sur l’information statistique de la même année et une contrainte européenne accrue en termes de fourniture de données relatives à la santé. L’idée retenue est de mener des opérations tous les cinq ans environ, pour rassembler l’information utile pour les problématiques de santé et de handicap. Alternativement, l’opération sera plutôt centrée sur le handicap puis sur la santé. L’opération de 2008 est programmée et dénommée HS (pour handicap santé), une opération pour 2014 envisagée, qui serait plus proche des enquêtes décennales santé dont la dernière a eu lieu en 2002-2003. Un changement organisationnel important est encore acté : si l’Insee reste maître d’œuvre, il partage la maîtrise d’ouvrage avec la DREES (le service statistique ministériel de la santé). L’Insee fédérera à nouveau une douzaine d’acteurs comme en 1998-2002.

Identifier les « aidants », utiliser l’information administrative existante

Les principes de l’enquête filtre, d’enquêtes en ménages et en institutions, du suivi de mortalité, sont conservés. En revanche, l’exploitation, complexe et peu avancée, des données de deuxième vague incite à ne pas reproduire cette partie du dispositif. Cependant, deux autres « volets » sont ajoutés : une enquête sur les « aidants » est mise en place. Il s’agit de repérer dans l’enquête ménage les identifiants de personnes qui aident la personne en situation de handicap ou de dépendance, puis de recueillir des informations sur la nature de l’aide, les conditions de vie des aidants, … auprès de ces derniers. Enfin, se met en place un appariement entre données d’enquêtes et données de consommations médicales, telles qu’on peut les obtenir via les données administratives de la CNAM.

Ce dernier dispositif a donné du fil à retordre aux statisticiens de l’Insee et de la DREES. Il suppose de recueillir dans l’enquête le numéro de sécurité sociale. Cette pratique, hautement encadrée mais validée par le CNIS, la CNIL et le Conseil d’Etat (qui avait à se prononcer en vertu de la nouvelle loi sur la santé de 2004) n’est pas allée sans mal, des difficultés techniques s’ajoutant aux contraintes (légitimes) de protection des données individuelles.

HS : des collectes rondement menées, …

En 2007 a lieu une enquête filtre pour le volet ménage. Elle ne peut s’adosser au recensement (le dernier a eu lieu en 1999, le suivant ne sera finalisé qu’avec les collectes de 2008). La base de sondage est constituée par une autre enquête : l’enquête annuelle de recensement (EAR) de 2006. L’enquête filtre comporte un peu plus de questions (26) que celle de 1999. Cela permet de mieux cerner certains handicaps (psychiques et cognitifs). La répartition en groupes (pour le tirage inégal de l’échantillon) est simplifié en 4 groupes, en veillant à ce que le groupe des personnes « normales » soit suffisant. On y reviendra. L’enquête ménage est menée courant 2008. On relève encore qu’elle a lieu en métropole mais aussi dans les quatre (à l’époque) départements d’outre-mer. Elle permet de construire la base de sondage de l’enquête « aidants », avec interrogation quasi dans la foulée, cette enquête ayant eu lieu au deuxième semestre 2008. L’enquête en institution est menée en 2009. Il y a assez peu de publications jusqu’en 2011.

une montée en charge progressive des analyses

Cependant l’Insee publie deux dossiers dans France portrait social et un Insee première entre 2009 et 2011. Les dossiers montrent, d’une part la gradation et la fréquence des limitations fonctionnelles, physiques ou cognitives, en population vivant en ménages, d’autre part l’institutionnalisation, seulement à des âges très avancés, de personnes très dépendantes fonctionnellement mais aussi isolées socialement. L’Insee première montre l’ampleur des discriminations ressenties par les personnes en situation de handicap, notamment les plus jeunes. La DREES s’associe à l’institut français de recherche sur le handicap (IFRH) pour organiser un séminaire à partir de 2011, où sont présentés les travaux s’appuyant sur les données d’HS. Un colloque aura lieu en 2013, montrant la richesse et la diversité des rapports d’HS.

Le cauchemar de Pierre Mormiche : les faux négatifs

Pierre Mormiche a joué un rôle clef et protéiforme dans les projets HID et jusqu’au début d’HS. Il avait averti sur le danger des faux négatifs. Ici, un faux négatif est une personne détectée dans l’enquête filtre comme « en bonne santé », mais qui s’avère avoir telle ou telle déficience grave (aveugle par exemple). La méthodologie d’enquête conduit à attribuer un poids très élevé à cette personne, ce qui entache d’un doute l’estimation d’indicateurs liés à la déficience étudiée. Les enquêtes HS se sont révélées comme un paradis des méthodologues de l’Insee. Elles ont montré que le nombre de faux négatifs est peu élevé, et qu’il ne fausse (au pire) que très peu les principaux indicateurs. Mais la recommandation de Pierre Mormiche, garder un groupe de personnes « en bonne santé », suffisamment important dans l’échantillon, reste très pertinente.

L’héritage

Le schéma envisagé à la fin des années 2010 : alternance quinquennale d’enquêtes à prépondérance santé et handicap, combinant les deux thèmes, ne s’est pas réalisé. L’Insee n’assure plus la maîtrise d’ouvrage de ces dispositifs. Toutefois, les expériences HID et HS fondent très largement le dispositif d’observation au moins pour la dépendance. La Drees a ainsi pris en charge l’opération « Care » (Capacités, Aides et Ressources des seniors), qui a été conduite entre 2014 et 2016. L’Insee reste maître d’œuvre (appui pour l’échantillonnage et la collecte). Le schéma général de Care est très proche de celui d’HS. Ainsi, le dispositif comprend une enquête en ménages et une enquête en institutions. La première est construite après une enquête filtre, permettant d’échantillonner des personnes peu ou pas dépendantes, aussi bien que des personnes très dépendantes (qui sont alors surreprésentées). Le dispositif développe un volet « aidants », ces derniers étant repérés et enquêtés, qu’ils aident une personne en ménage ou en institution. Le suivi de mortalité et l’appariement avec les données administratives est également maintenu. L’Insee a donc mis en place une méthodologie performante pour observer la dépendance, phénomène d’importance majeure dans une société où l’espérance de vie et la part des personnes ayant terminé leur vie active augmentent régulièrement.