Fin 2012, une loi a fait franchir un cap décisif dans le pilotage par l’Etat de ses investissements, en imposant au porteur d’un projet d’en réaliser systématiquement l’évaluation socio-économique préalable, comme cela était déjà pratiqué dans le secteur des transports[1]. Le décret d’application[2] en confie la procédure au SGPI (Secrétariat général pour l’investissement), qui doit réaliser un recensement annuel de tous les projets à l’étude pour lesquels le financement de l’Etat dépasserait le seuil de 20 M€. Par ailleurs, pour tout projet dont ce financement dépasse 100 M€, le SGPI organise une contre-expertise indépendante du dossier de son évaluation socio-économique et rend un avis.
Qu’est-ce qu’une évaluation socio-économique ?
L’évaluation socio-économique (ESE) cherche à mesurer la valeur d’un projet pour la collectivité. Elle oblige donc le porteur du projet à étendre l’analyse de sa rentabilité et des risques au-delà de son seul périmètre en intégrant les coûts et bénéfices de l’ensemble des parties prenantes, et à établir ainsi un bilan global à partir des bilans de chacune d’elles.
Point décisif, cette approche dépasse la seule analyse financière, budgétaire et technique pour prendre en considération les dimensions sociales, sociétales, économiques et environnementales. Elle vise, dans la mesure du possible, non seulement l’appréciation quantifiée des différents impacts (coûts et bénéfices) mais cherche à en donner une traduction monétaire pour appréhender le bénéfice global que la collectivité retirera du projet. La Valeur Actuelle Nette (VAN) ainsi calculée permet d’alimenter le débat public sur le rendement social de l’investissement envisagé.
Il est à noter que la valeur d’un projet n’est pas mesurée dans l’absolu mais en comparaison avec une option de référence, qui sert de contrefactuel (ce qui se passerait si on ne faisait pas le projet). Les calculs envisagés ne peuvent faire l’économie d’un véritable exercice de prospective, car cette situation de référence est, la plupart du temps, assez loin d’un maintien à l’identique.
Les hypothèses décrivant le contexte dans lequel le projet se développera doivent être explicitées. Certaines valeurs utiles pour ces calculs sont normées, de façon à assurer la cohérence du cadre d’analyse entre différents projets : les hypothèses de croissance économique sur le long terme, la valeur du taux d’actualisation et de son usage en fonction du risque macroéconomique, des valeurs tutélaires, comme celle du temps, celle de la vie humaine[3] ou celle du carbone. France stratégie, service d’études rattaché au Premier ministre, maintient ces données à disposition des porteurs de projet. Mais ce sont aussi des cadrages plus généraux sur ce que seront, par exemple, la mobilité dans 50 ans, les pratiques médicales, d’enseignement… La prospective touche tout à la fois les éléments de la demande et la nature de l’offre.
La bonne compréhension de l’exercice
Cet exercice reste encore mal compris. Il arrive tard dans le processus – le projet a été décidé, les financements sont trouvés. Souvent d’ailleurs, le dossier d’évaluation n’est réalisé sérieusement que parce qu’il existe une contre-expertise, alors que la loi l’exige au premier euro. Même l’inventaire, pour lequel sont sollicités directement les Ministres n’est pas à ce jour exhaustif. Le caractère quelque peu intrusif de la procédure ne facilite pas son appropriation.
Ce regard méfiant des porteurs de projets sur la procédure, vue comme une lourdeur administrative supplémentaire, se renforce face aux difficultés que pose l’évaluation : chacun est en mesure d’expliquer pourquoi il promeut un projet de prison, d’hôpital ou d’une grande infrastructure de recherche mais ne voit pas bien comment il est possible d’en donner une valeur. L’obligation de présenter cette évaluation le cas échéant dans l’enquête publique associée au projet a été désormais repérée comme un risque juridique qui incite à ne pas y déroger. Il reste parfois à en faire une pièce véritablement utile au débat public.
La direction du SGPI en charge de la procédure dégage le temps qu’elle peut pour accompagner en amont les ministères afin qu’ils reconsidèrent cette procédure et qu’ils y voient un progrès plus qu’un tampon de validation administrative et pour travailler avec eux sur les thématiques importantes de leur secteur et les questions méthodologiques afférentes. L’exercice de contre-expertise est aussi l’occasion d’approfondir ces approches. Par exemple, sur le volet pénitentiaire, il a été possible de montrer combien l’amélioration des conditions de détention pouvait se traduire en réduction de la récidive, et qu’il était possible assez simplement d’y attacher une valeur économique. Les directions immobilières de certains ministères ont par ailleurs perçu le profit qu’elles pouvaient tirer d’une analyse permettant de démontrer qu’un bâtiment ne se résume pas à des coûts et du béton mais qu’il trouve bien toute sa valeur dans les différents usages qu’il autorise ou pas.
L’inventaire
L’inventaire annuel offre à l’État et au Parlement une cartographie assez unique des projets d’investissement public. Il repose sur une démarche déclarative, et s’il est, aujourd’hui encore, loin d’atteindre l’exhaustivité, des progrès sont constatés chaque année dans la compréhension de l’esprit de la loi (même si des interprétations du décret peuvent conduire à écarter indument certains projets : statut de certains organismes, montages financiers complexes).
Depuis 2013, 1 170 projets ont été recensés avant leur validation pour un montant de 378 Md€.
Graphique 1 : Nombre et montant (en Mds d’euros) des projets recensés dans l’inventaire
(source SGPI)
Les secteurs et les ministères contribuant à la démarche de l’inventaire sont de plus en plus nombreux, là où le transport puis les hôpitaux faisaient auparavant figure de pionniers. L’inventaire 2019 contient 497 projets pour un coût global de 149 Md€. Il regroupe essentiellement :
- des projets immobiliers : des projets classiques de production de bureaux ou de logements administratifs, mais aussi les projets de rénovation urbaine et des projets immobiliers plus spécialisés : hôpitaux, opérations universitaires, collèges et lycées, institutions culturelles, établissements pénitentiaires ou judiciaires ;
- des infrastructures : des projets de transport, mais aussi les nombreuses opérations de couverture des territoires en très haut débit auxquelles s’ajoutent des équipements en matière de recherche, d’énergie, etc. ; mais aussi des projets de recherche (et non plus seulement d’infrastructure de recherche), des projets de modernisation de l’État (numérique).
L’inventaire annuel donne un bon aperçu de la dynamique d’investissement, entre les projets nouveaux (32 % en 2019), ceux qui font l’objet de décision, ceux dont les travaux s’engagent, ceux qui sont abandonnés ou réorientés.
Bien que reposant sur un questionnaire léger, il offre une vision assez fine de l’engagement de l’Etat qui peut se décliner par ministère, par région, par thème d’investissement et par mode de réalisation, dressant une cartographie susceptible d’aider l’Etat dans un pilotage global[4]. Les éléments de calendrier mobilisés autorisent une lecture temporelle en termes de besoins de financement, même si, pour une partie non négligeable des projets, la date de démarrage espérée n’est pas encore connue.
Les contre-expertises des évaluations socio-économiques des projets
Les contre-expertises ne concernent qu’un petit nombre de projets au regard de l’inventaire, mais elles constituent un levier considérable pour changer les pratiques et imposer une culture de l’évaluation. En six ans, ce sont 70 projets dont les dossiers ont fait l’objet d’une contre-expertise indépendante[5], ce qui correspond à plus de 61 Md€ d’investissement (dont plus de 47 Md financés par l’Etat ou par ses établissements (graphique 2). Une douzaine de projets pour 10 Mds de plus devraient venir s’y ajouter en 2020. Plus d’une centaine de projets pour 107 M€ pourraient être concernés dans les années qui viennent.
Graphique 2 : contre-expertises (en cumulé 2014-2019)
(source SGPI)
Si le nombre de contre-expertises varie d’une année sur l’autre, on observe une montée générale du nombre de projets et une diversification des secteurs qui démontrent que la procédure est mieux appréciée, mieux comprise et qu’elle sort des secteurs où ses pratiques étaient traditionnelles. Le pic des années 2014-2015 s’explique par le traitement de 8 projets de l’enseignement supérieur et de la recherche essentiellement liés à l’opération emblématique de Saclay qui concerne de nombreuses opérations et les différentes lignes de métro du Grand Paris Express. Le secteur des transports (17 sur la période) reste celui dont les montants sont les plus élevés, le secteur des hôpitaux est celui qui concerne, et de très loin, le plus de projets qui arrivent de manière très régulière (24 sur la période). Les autres secteurs (Culture, Espace, Immobilier de l’État, Justice, Numérique, Aménagement…) voient leur nombre de dossiers croître. Les contre-expertises traitent des dossiers de plus en plus larges et de nature plus complexe dont les bénéfices sont plus délicats à appréhender.
Les avis rendus par le SGPI (67 depuis 2013), même lorsqu’ils sont favorables (28 depuis 2013), sont le plus souvent assortis de recommandations issues de la contre-expertise. Quelques avis défavorables ont été rendus. Lorsque le dossier d’évaluation du porteur de projet s’avère peu convaincant, le SGPI formule dans son avis des réserves (26 avis réservés depuis 2013) qui conduisent à la reconfiguration de certains projets. Parfois, la contre-expertise menée à la demande du porteur du projet, alors qu’elle n’était pas obligatoire, n’a pas été suivie d’un avis formel du SGPI mais d’une simple lettre d’accompagnement.
Le rapport de contre-expertise et l’avis du SGPI sont transmis au Premier ministre et au Parlement, ainsi qu’au porteur de projet qui doit les joindre au dossier en cas de DUP. Ils sont disponibles sur le site du SGPI (http://www.gouvernement.fr/ESE).
L’élargissement des thématiques
Chaque contre-expertise est une opportunité de questionnement, d’approfondissement des méthodes ou de pistes de réflexion pour un travail de recherche. Jusqu’à présent, dans les dossiers des projets présentés seuls certains effets spécifiques ont été valorisés : l’amélioration de l’habitat et des espaces verts pour l’ORCOD IN[6] de Clichy-sous-Bois et pour les projets liés aux Jeux olympiques ; le gain de temps de confort pour les usagers et l’amélioration de l’environnement pour l’extension du métro de la ligne 11 à Paris et pour la création d’une nouvelle ligne de métro à Toulouse, etc., et parfois sur la base de méthodologies fragiles.
La prise en compte des effets urbains notamment, alors qu’il s’agit là d’une préoccupation majeure dans les débats publics, reste insuffisante, faute de disposer d’une méthodologie opérationnelle pour leur valorisation. Or, de nombreux projets (hôpitaux, campus universitaires, prisons, etc.) comportent une telle dimension urbaine dans leurs enjeux. Les grands projets d’aménagement urbains sont de puissants transformateurs des territoires et génèrent de nombreux impacts positifs et négatifs, sociaux, économiques et environnementaux qu’il convient d’éclairer.
Il en est de même sur le volet sanitaire des projets (bénéfice santé et coûts sanitaires – on peut évoquer les coûts sociaux des chantiers, les risques psychologiques liés aux crises et aux ruptures, à l’activité physique…) qui sont souvent évoqués et non traités.
Le SGPI vient de lancer sur ces sujets avec France stratégie des travaux permettant d’établir quelques éléments de doctrine en la matière, en mobilisant le plus possible les ministères concernés et les professionnels de ces secteurs.
Certaines contre-expertises ont mis en lumière d’autres questions importantes sur lesquelles il conviendra de se positionner. C’est le cas récemment d’une contre-expertise concernant un projet judiciaire et pénitentiaire en Guyane, dont les bénéfices ne peuvent être appréhendés qu’à l’aune du plan Guyane dans son ensemble, du fait d’une complémentarité des différents projets. C’est le cas également des très grandes infrastructures de recherche et des projets de recherche eux-mêmes lorsqu’ils se situent très en amont.
Le groupe d’experts installé par France stratégie et le SGPI et aujourd’hui présidé par Roger Guesnerie s’attache à valider certaines des avancées méthodologiques ou à en susciter d’autres. France stratégie a la mission de faire vivre ce dispositif qui vient en soutien des porteurs de projets en matière d’évaluation socio-économique.
Une logique d’accompagnement
Au total, le rôle du SGPI dans l’ensemble de ce dispositif est d’aider l’État à mieux piloter ses investissements. Il ne s’agit pas d’ajouter des coûts et des délais aux projets, mais d’amener le porteur de projet à objectiver ses motivations en l’accompagnant dans un travail d’analyse des coûts et des bénéfices non seulement à l’aune de son projet, mais aussi et surtout pour l’ensemble de la collectivité. Dans les faits, les porteurs de projet trouvent dans l’évaluation socio-économique (renforcée par la contre-expertise) des éléments de communication le plus souvent valorisants pour leur investissement. La procédure s’intègre progressivement dans les processus de pilotage des investissements au sein même des ministères (quelques succès se matérialisent dans des circulaires sectorielles (hôpitaux, immobilier des universités, culture…) Mais plus encore, c’est bien l’esprit de la démarche qui commence à se manifester : la volonté de pouvoir mieux objectiver les raisons pour lesquelles la puissance publique investit. Dans une période comme celle que nous vivons, de tels outils ne peuvent qu’aider l’Etat à allouer ses ressources pour la sortie de crise.
En ce sens, ce dispositif rejoint la mission centrale du SGPI qui est d’assurer la cohérence des investissements de l’Etat, et d’apporter à l’Etat investisseur des pratiques raisonnées mais exigeantes.
Mots-clefs : calcul économique – analyse coût-bénéfice – investissement public – évaluation socio-économique – évaluation ex-ante
Pour en savoir plus :
consulter http://www.gouvernement.fr/ESE
Lien pour les documents :
Décret : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028379985
Jaune Budgétaire 2019 : https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/sites/performance_publique/files/files/documents/jaunes-2019/jaune2019_investissements_publics.pdf
[1] L’article 17 de la loi n°2012-1558 du 31 décembre 2012 de programmation des finances publiques pour les années 2012 à 2017
[2] Décret n°2013-1211 du 23 décembre 2013.
[3] Thème qui réclamera un article à part entière, compte tenu des débats liés à la crise actuelle.
[4] Voir le « jaune » présenté chaque année au Parlement en annexe à la Loi de finance.
[5] Pour chaque projet, le SGPI mobilise (en général) 3 contre-experts indépendants pour la production d’un rapport conjoint.
[6] Opération de réhabilitation des copropriétés dégradées d’intérêt national.
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