Le confinement a apporté son lot de malheurs mais il a aussi permis de nous interroger sur nos modes de consommation et de production : a-t-on vraiment besoin d’acheter autant et de faire venir des produits de l’autre bout du monde ? Il nous faudrait trois planètes pour permettre à toute l’humanité de vivre comme nous, Européens. Nous ne les avons pas.
Parmi les nombreuses mesures qu’il nous faut prendre pour préserver notre planète, celles qui visent à allonger la durée de vie des produits ont également l’avantage de créer des emplois et d’améliorer le pouvoir d’achat des consommateurs.
Préserver la planète car chaque Français jette tous les ans plus de 20 kilos de déchets électroménagers. Cela représente 147 « Tour Eiffel ». Par exemple, pour fabriquer chaque smartphone, il faut extraire par des processus extrêmement polluants 70 kilogrammes de matières premières. Or, dans les trois-quarts des cas, un produit électroménager atterrit à la poubelle à cause d’un seul composant en panne. Des produits plus durables et réparables éviteraient des millions de tonnes de déchets tous les ans.
De plus, repenser la conception des produits et leur usage est une source formidable d’innovation, de croissance pour les entreprises et d’emplois dans les territoires. Tous les maillons de la chaîne de production et de distribution d’un produit doivent être revus pour optimiser l’utilisation des ressources : éco-conception, optimisation du design, usage de matériaux innovants, amélioration des performances techniques, passage d’une économie de la propriété à celle de l’usage, développement des activités de réparation et de réemploi. Cela permettrait, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, de créer jusqu’à 400 000 emplois supplémentaires, rien qu’en France.
Enfin, des produits durables et réparables coûtent parfois un peu plus cher à l’achat mais les consommateurs s’y retrouvent dans la durée car ils en rachètent moins souvent.
Alors comment favoriser des produits durables et réparables ou, autrement dit, comment lutter contre l’obsolescence programmée ? Mais avant, tentons de définir l’obsolescence programmée et ses causes.
L’obsolescence programmée : diminuer la durée d’un produit
Depuis 2015, l’obsolescence programmée est définie légalement : c’est un délit qui consiste à recourir « à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement. » (art. L441-2 du Code de la consommation). Il s’agit d’une définition restrictive qui rend ces pratiques difficiles à démontrer. Par exemple, le procureur de la République qui avait été saisi par l’association HOP d’une plainte pour obsolescence programmée à l’encontre d’Apple, pour avoir sciemment incité ses clients à télécharger une mise à jour qui diminuait la qualité de fonctionnement du téléphone, au moment même de la sortie d’un nouveau modèle, a préféré retenir le délit de pratiques commerciales trompeuses, plus simple à prouver. À ce jour, aucune pratique d’obsolescence programmée, au sens strict de la loi, n’a été retenue par les tribunaux.
Pour mieux apprécier le phénomène de l’obsolescence programmée, il faut donc privilégier une définition plus large. Celle que je propose est « l’ensemble des pratiques qui diminuent la durée de vie d’un produit ». Celles-ci incluent l’irréparabilité, la faible réparabilité ou la défaillance technique volontaire ou involontaire (obsolescence technique), les techniques marketing qui poussent un client à se débarrasser d’un appareil qui fonctionne pour en acheter un plus neuf (obsolescence culturelle), les logiciels qui ne sont plus mis à jour et rendent obsolète l’appareil (obsolescence logicielle).
Les mesures à apporter pour lutter contre ce phénomène sont donc multiples, complexes et vont bien au-delà de la simple sanction pénale. Avant de les aborder, essayons de comprendre pourquoi l’obsolescence programmée s’est progressivement installée dans notre société d’hyper-consommation. J’en propose trois raisons, non exhaustives.
Les causes de l’obsolescence programmée
Une première raison est la volonté du fabricant de garder le contrôle sur son écosystème, ses réparateurs agréés, ses pièces détachées, etc. en interdisant de façon technique ou contractuelle des réparations hors de ses circuits agréés avec ses pièces d’origine.
L’objectif est double :
D’une part, bénéficier du chiffre d’affaires sur ces services. Par exemple, on retrouve parfois ce type de pratique chez les constructeurs automobiles qui souhaitent conserver le juteux marché de l’ « after market » (réparation et pièces détachées) au détriment d’une concurrence libre, ce qui augmente artificiellement le prix de la réparation et décourage son recours.
D’autre part, garder la main sur ses clients afin de leur proposer plus facilement des programmes de remplacement ou des nouveaux produits. On l’a vu chez Apple où lorsqu’on changeait le bouton principal chez un réparateur non agréé, l’iPhone affichait l’erreur 53 et se bloquait. Une enquête menée par l’autorité de la concurrence italienne démontre que dans des marchés saturés comme le smartphone, « l’allongement de la durée de vie est présentée comme un danger pour les résultats commerciaux », et que « l’une des principales initiatives à prendre est la réduction du cycle de vie de l’iPhone », raison pour laquelle « Apple applique et favorise une politique de « reprise » des produits plutôt que leur simple réparation, en donnant même des instructions restrictives sur l’éligibilité à la réparation et sur les coûts à engager ».
Parfois, le fabricant diminue volontairement la durée de vie de son produit afin de forcer son client à en racheter plus souvent. C’est le cas d’Epson qui indique faussement via une puce que ses cartouches sont vides alors qu’elles ne le sont pas.
Une autre raison est que bien souvent dans l’entreprise, le designer a pris le dessus sur l’ingénieur. Alors que ce dernier va privilégier la fonctionnalité, le premier va privilégier l’esthétisme et le design. Souvent les arbitrages internes vont en sa faveur. C’est ainsi qu’on se retrouve avec des appareils conçus d’un seul tenant, certes très beaux mais au détriment de leur réparabilité. C’est le cas par exemple de la Surface Laptop de Microsoft, qualifiée par le site de tutoriels de réparation iFixit de « monstruosité remplie de colle« , et donc irréparable. En effet, elle ne peut « littéralement pas être ouverte sans être cassée« , car les composants sont « cachés sous des points de soudure adhésifs et plastiques« .
Mais surtout, les produits sont le plus souvent irréparables en raison du mouvement de fond de ces dernières décennies : la baisse du prix de l’électroménager et de l’ameublement sous la pression des consommateurs. En rognant sur les coûts de production (main d’œuvre, matériaux, circuit de pièces détachées, etc.), les industriels ont certes fabriqué des produits à bas coût et accessibles au plus grand nombre, mais ont, dans le même temps, réduit la qualité et la durabilité de ces produits. C’est par exemple le cas de nombreux lave-linge qui possèdent une cuve en résine thermo-soudée. Le remplacement de roulements et des joints de l’axe du tambour est donc impossible. Alors qu’il suffirait de changer un seul composant, parfois un simple joint : cela n’étant pas possible, la machine est bonne à jeter. Le bon côté, c’est que cela a permis d’équiper des familles entières à moindre prix, qui jusque-là n’en avaient pas forcément les moyens. Néanmoins, sur le long terme, cela représente un vrai coût pour la société : la qualité a baissé, on ne fabrique plus de pièces détachées, et on éco-conçoit mal le produit.
Depuis quelques années, l’obsolescence programmée est vue de manière bien plus critique par l’opinion et les pouvoirs publics (et parfois les fabricants) qui amorcent un virage culturel en faveur de l’éco-conception des produits. C’est-à-dire la façon dont un produit est pensé pour pouvoir durer le plus longtemps possible, être facilement réparable, modulable au fil du temps, d’un usage partageable entre plusieurs utilisateurs, et en dernier lieu aisément recyclable.
En France, la loi de février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire vient favoriser l’éco-conception (mais de façon trop timide à notre avis). L’Europe également avance dans cette direction à travers de nombreuses directives et règlements (le « paquet » économie circulaire).
Plutôt que de détailler l’ensemble des mesures, je proposerai plusieurs leviers de politiques publiques et les illustrerai par des exemples.
Les leviers de politiques publiques en faveur de l’allongement de la durée de vie des produits
Par l’information des consommateurs
Le consommateur est informé de certaines caractéristiques du bien avant l’acte d’achat. Il peut ainsi faire son choix en connaissance de cause et probablement opter pour le bien comprenant les meilleures garanties sur la qualité et la réparabilité. C’est le cas par exemple de l’obligation d’information sur la disponibilité ou non des pièces détachées de l’article L111-4 du Code de la consommation, ou alors l’information sur la réparabilité prévue par l’article 16 de la récente loi. Cela peut faire cesser une asymétrie d’information entre le consommateur et le fabricant. On peut logiquement supposer que la transparence incite ces premiers à acheter des produits de meilleure qualité, tirant ainsi vers le haut la concurrence entre fabricants.
Par la fiscalité comportementale
On peut guider les comportements des consommateurs et par là-même des producteurs par un système de bonus-malus qui récompense les biens durables et réparables en diminuant leur prix et à l’inverse qui renchérit les biens jetables et irréparables. Un embryon de ce mécanisme existe déjà via l’éco-contribution et sa modulation et il a été nettement amélioré par la récente loi sur l’économie circulaire (article 62).
Par la réglementation
La loi peut interdire. C’est le cas par exemple de l’interdiction de l’inamovibilité des batteries sauf exception (décret n° 2015-849 du 10 juillet 2015 de transposition) ou de l’interdiction récente de toute technique, y compris logicielle, par laquelle un fabricant vise à rendre impossible la réparation ou le reconditionnement d’un appareil hors de ses circuits agréés. La loi peut également imposer, comme elle le fait pour le vendeur qui doit garantir légalement pendant 2 ans les défauts de l’appareil (L217-4 du Code de la consommation) ou lorsqu’elle impose au fabricant de fournir les pièces détachées des appareils médicaux pendant au moins 5 ans (art. 19 de la loi économie circulaire).
Par la commande publique
La commande publique, du fait de son poids économique en France et en Europe (respectivement 10 % et 14 % du PIB) est un levier important mais pas suffisamment utilisé de la transformation écologique. En réservant les marchés de fourniture aux seuls biens éco-conçus ou du réemploi, les pouvoirs publics peuvent largement orienter l’offre. Par exemple, les achats de pneumatiques effectués par l’Etat, les collectivités territoriales et leurs opérateurs doivent porter sur des pneumatiques rechapés (réemployés) plutôt que sur du neuf (art. 60 de la loi économie circulaire). On pourrait aller beaucoup plus loin : véhicules, informatique, smartphones etc.
Par un changement de paradigme
L’économie de fonctionnalité dans laquelle le fabricant choisit de louer l’usage d’un bien plutôt que le vendre implique que celui-ci conserve la propriété (typiquement la location d’imprimante). Dès lors, il a tout intérêt à concevoir des biens les plus durables possibles. De plus en plus d’initiatives émergent, comme celle de Michelin qui commercialise, non pas des pneumatiques poids lourds mais des kilomètres parcourus, ou celle de la société Clarlight qui ne vend pas d’équipements d’éclairage mais la lumière que produisent ses propres équipements. L’économie de fonctionnalité est la grande absente des législations. A ma connaissance, il existe un seul dispositif pour l’encourager et encore s’agit-il d’une demande de rapport au gouvernement (Art. 70 de la transition énergétique)
Si nous pouvons nous réjouir que ces dernières années aient vu l’amorce d’un changement culturel en faveur des biens durables et réparables, ce doit être modestement. Nous ne sommes qu’au tout début d’un mouvement qui doit inverser 40 ans de société du jetable. Mais c’est un mouvement de fond, et sans doute irréversible, qui existe en Europe, aux États-Unis et en Asie. L’Europe en particulier est particulièrement ambitieuse sur le sujet. Les entreprises qui survivront au cours de la prochaine décennie seront celles qui auront su anticiper ce changement attendu par un nombre toujours plus important de consommateurs.
- Quelle politique publique contre l’obsolescence programmée ? - 11 juin 2020
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