Cet article a initialement été publié sur le site Telos, le 12 novembre 2018.


On relĂšve ici un fait absent Ă  ma connaissance des innombrables considĂ©rations que le projet de revenu de base universel (RBU) a dĂ©clenchĂ©es depuis son entrĂ©e dans le dĂ©bat politique : il est distribuĂ© sous forme de revenu pĂ©cuniaire, c’est-Ă -dire en cash. Or on pourrait imaginer qu’il soit versĂ© d’une autre façon, par exemple sous forme d’un panier de biens de base, c’est-Ă -dire en nature. Pourquoi ne s’agirait-il pas d’une « consommation de base universelle », d’une CBU, gardant la propriĂ©tĂ© de base du RBU qui est de ne pas poser de conditions prĂ©alables sur la personne qui le reçoit[1] ?

La surprise, quand on pose cette question, est de s’apercevoir immĂ©diatement qu’un tel panier existe dĂ©jĂ , et qu’il reprĂ©sente d’ailleurs une proportion trĂšs importante du revenu national dans les grands pays dĂ©veloppĂ©s. Par exemple, riches comme pauvres ont accĂšs Ă  l’école publique gratuite pour leurs enfants. De mĂȘme, dans certains pays, dont la France, l’accĂšs Ă  la santĂ© est « universel ». Voici, rien qu’avec la santĂ© et l’éducation, respectivement 15% et 10% du revenu des mĂ©nages prĂ©emptĂ© pour une distribution « universelle ». En quelque sorte, le RBU existe dĂ©jĂ , mais il est payĂ© en nature.

Il faut ajouter à cela les biens qui ne sont pas gratuits, mais subventionnés, de sorte que leur répartition est moins inégalitaire que le voudrait la capacité à les payer ou, plus précisément, telle que le marché les distribuerait sur la base de revenus inégaux. On trouve parmi eux le logement, le transport, certains loisirs, les cantines scolaires, etc., certes souvent sous condition de ressources. La TVA joue également ce rÎle, quand elle est à taux réduit sur certains biens jugés nécessaires, sans conditionnalité sur la personne qui les consomme.

C’est donc tout un continent qu’explorent insuffisamment les tenants d’une redistribution par un RBU. Les deux canaux, revenu et consommation, doivent ĂȘtre vus en parallĂšle, tant du point de vue de la justice distributive que d’une approche par les droits. À oublier l’importance du socle redistributif Ă  partir de la seule consommation, les promoteurs du RBU rencontrent de grandes difficultĂ©s quand ils cherchent Ă  Ă©talonner son niveau et son champ d’application. Sauf Ă  le limiter Ă  un filet d’eau ou Ă  rĂ©introduire fortement de la conditionnalitĂ©, ajouter sans rĂ©flexion un RBU Ă  l’existant implique des masses budgĂ©taires considĂ©rables, avec les questions d’acceptabilitĂ© sociale et d’incitations adverses qui s’ensuivent. D’autant plus qu’il faudra toujours, RBU ou pas, une couche supplĂ©mentaire de solidaritĂ© pour protĂ©ger des situations de dĂ©tresse. Qui refusera d’aider la personne dĂ©munie qui aurait dilapidĂ© son RBU dĂšs le dĂ©but du mois ?

La redistribution passe-t-elle par les biens ou par le revenu ?

Cette question taraude depuis longtemps les Ă©conomistes et les philosophes. Sous plusieurs angles. L’accĂšs, gratuit ou payant, Ă  l’enseignement supĂ©rieur est une bonne façon d’illustrer le dilemme, en supposant que le choix politique du pays est de favoriser une large ouverture. Les opposants Ă  la gratuitĂ© usent d’un argument qui se veut de bon sens : la gratuitĂ© est injuste parce qu’elle consiste, dans son universalitĂ©, Ă  subventionner les Ă©tudes des enfants des gens riches, qui n’en ont pas besoin (puisqu’ils s’accommodent souvent du paiement privĂ©) alors qu’ils sont de loin les plus nombreux en proportion Ă  suivre des Ă©tudes universitaires. Voici un systĂšme de redistribution rĂ©gressif, et donc Ă  condamner.

L’argument est incomplet et donc hypocrite. On ne l’entend pas par exemple Ă  propos de l’enseignement secondaire, certes rendu obligatoire par la loi. Parce que si redistribution il y a, c’est aussi et surtout par le systĂšme fiscal qu’elle s’opĂšre. Ceci permet de voir un premier parallĂ©lisme frappant, tant Ă©conomique qu’éthique, entre le RBU et la CBU : riches et pauvres en bĂ©nĂ©ficient, mais le riche finance plus fortement. La fiscalitĂ© n’a mĂȘme pas Ă  ĂȘtre progressive pour cela : l’enfant de pauvre vaut l’enfant de riche Ă  la porte de son universitĂ©, alors que le revenu du riche – et donc normalement son impĂŽt – est bien supĂ©rieur Ă  celui du pauvre. Le problĂšme vient plutĂŽt de l’incapacitĂ© politique de l’État Ă  faire accepter la redistribution par l’impĂŽt et d’une certaine trahison des Ă©lites Ă  cet endroit. Si les niveaux de revenu Ă©taient moins inĂ©gaux dans la population, alors oui, il serait envisageable de ne faire payer que ceux (ou leurs parents) qui choisissent de faire des Ă©tudes supĂ©rieures. Mais voici qui rendrait inutile le RBU comme la CBU.

Cela rappelle un dĂ©bat de l’aprĂšs-guerre un peu oubliĂ©, celui du « socialisme rĂ©el », stimulĂ© par l’exemple des pays du bloc communiste ou celui des kibboutz qui avaient poussĂ© trĂšs loin la redistribution par gratuitĂ© des biens de base. Dans ces deux expĂ©riences, cela ne tenait pas tant Ă  une tradition marxiste (qui voyait le nouvel ordre social plutĂŽt du cĂŽtĂ© de la production, par mise sous propriĂ©tĂ© collective de l’outil industriel et agricole, que de la redistribution), si ce n’est peut-ĂȘtre la dĂ©fiance vis-Ă -vis du marchĂ© comme principe de distribution des biens. Ce sont plutĂŽt les expĂ©riences de contrĂŽles quantitatifs sur la consommation dans le cadre des Ă©conomies de guerre qui ont jouĂ©, notamment suite Ă  la guerre civile en URSS. On peut faire l’hypothĂšse que ces mĂȘmes rationnements liĂ©s Ă  la guerre ont aidĂ© les pays d’Europe de l’ouest Ă  la mise en place d’un socle important d’accĂšs libre Ă  des biens de base, avec une forte adhĂ©sion de la population.

Le dĂ©bat se dĂ©ploie diffĂ©remment chez les Ă©conomistes. FidĂšles Ă  leur tradition utilitariste, ils disent en gĂ©nĂ©ral qu’il est prĂ©fĂ©rable de distribuer sous forme de revenu que de consommation flĂ©chĂ©e : les Ă©changes libres Ă  partir d’un revenu donnĂ© permettent Ă  chacun d’amĂ©liorer sa position, ou du moins de ne pas la dĂ©grader. Ne pas toucher au systĂšme des prix permet aussi une meilleure prise en compte du coĂ»t Ă©conomique des biens. Et dans sa fibre morale, l’économiste ajoute parfois l’argument du paternalisme : les gens peuvent prĂ©fĂ©rer disposer de l’argent et le dĂ©penser selon leurs choix. D’un point de vue trĂšs pratique, un taux de TVA allĂ©gĂ© sur certains biens – une modalitĂ© particuliĂšre de redistribution par les prix – peut ĂȘtre vu, de l’autre bout de la lorgnette, comme un obstacle supplĂ©mentaire Ă  franchir pour le bas-revenu souhaitant accĂ©der au bien supĂ©rieur plus fortement taxĂ© (par exemple le tourisme).

On sait ces arguments fragiles. CĂŽtĂ© Ă©conomique, distribuer du revenu sans contrepartie interfĂšre inĂ©vitablement avec le systĂšme des prix, et mĂȘme sur un des prix les plus importants dans une Ă©conomie, Ă  savoir celui du travail par rapport Ă  celui du loisir (ou des biens permis par le loisir). Ce point rejoint une critique habituelle faite au RBU – que recevrait peut-ĂȘtre moins la CBU –, celle d’avoir un effet dĂ©sincitatif sur le travail, sujet qui relĂšve d’un examen empirique et sort du cadre de cet article.

James Tobin et James Meade, deux prix Nobel d’économie, avaient remis en cause le dogme de la redistribution par l’unique canal du revenu. Tobin, dans un article cĂ©lĂšbre[2], mesure les avantages de ce qu’il appelle l’égalitarisme spĂ©cifique, sous la forme d’une consommation subventionnĂ©e ou gratuite. Il y voit tout d’abord un avantage de coĂ»t d’information et de surveillance. L’aide parvient de façon moins visible, plus cachĂ©e, Ă  celui qui en a besoin, parce que tous en profitent. Elle est par lĂ  moins stigmatisante et mieux tolĂ©rĂ©e par le corps social. Le citoyen sera davantage choquĂ© par une distribution inĂ©gale des services de santĂ© ou d’éducation qu’il le serait des voyages en avion ou des loisirs
 Voici deux avantages que revendique aussi le RBU, mais Ă  titre de projet quand la CBU le fait tous les jours. Et Ă  la diffĂ©rence de cette derniĂšre, il faudrait une trĂšs forte redistribution du revenu, Ă  des niveaux bien plus Ă©levĂ©s que ce qu’envisagent aujourd’hui les tenants du RBU, pour que les consommations des biens de base atteignent les niveaux qui soient socialement acceptables.

John Rawls s’inscrit dans cette perspective et affiche d’ailleurs sa mĂ©fiance face au RBU. S’il donne la prioritĂ© au principe de libertĂ©, c’est-Ă -dire Ă  l’accĂšs de tous aux droits de base (dans la limite des mĂȘmes droits pour les autres), il met en clair second le principe de rĂ©ciprocitĂ© qu’il exprime sous la forme d’un accĂšs Ă©gal Ă  ce qu’il appelle les biens de base, une notion quelque peu diffĂ©rente de celles de biens allouĂ©s gratuitement par aide publique. Il exprime une mĂ©fiance pour un État qui ne conduirait sa politique de redistribution que pour Ă©viter d’avoir Ă  poser la question plus ardue des droits politiques au sens d’un accĂšs de tous Ă  des libertĂ©s et Ă  des biens de base.

Thomas Nagel et Liam Murphy, lors de leur rĂ©flexion conjointe sur le systĂšme fiscal du point de vue de la justice[3], relĂšvent les avantages Ă©thiques de la taxation sur la consommation par rapport Ă  la taxation sur le revenu. Cela permet d’établir un second parallĂ©lisme important entre RBU et CBU : le RBU est cohĂ©rent avec un impĂŽt sur le revenu, ne serait-ce que pour le financer. De la mĂȘme façon, la consommation universelle serait en cohĂ©rence avec une fiscalitĂ© sur la consommation ou sur la dĂ©pense. Un grand Ă©conomiste (de gauche) comme Nicholas Kaldor proposait dans les annĂ©es 50 de ne taxer que la consommation, une rĂ©flexion redevenue d’actualitĂ© sachant la porositĂ© croissante des impĂŽts sur le revenu dans un contexte d’ouverture des frontiĂšres et d’inventivitĂ© financiĂšre. Comme les hauts-revenus Ă©pargnent davantage que les bas-revenus, n’est-ce pas injuste ? Pas forcĂ©ment, si l’on met en place un impĂŽt sur la consommation qui soit progressif (ce que fait assez difficilement la TVA, il faut le reconnaĂźtre)[4].

Puisqu’il y a des impĂŽts diffĂ©renciĂ©s selon la nature du revenu, pourquoi n’y aurait-il pas – et il y a dĂ©jĂ  – des taux d’impĂŽt diffĂ©renciĂ©s sur la dĂ©pense, voire nĂ©gatifs dans certains cas, dans un objectif de redistribution sociale ou pour dissuader les consommations dites toxiques ou destructrices de l’environnement ?  Pour prendre un exemple, les dĂ©gĂąts sur la santĂ© humaine d’une nourriture peu diversifiĂ©e et trop riche en glucides sont dĂ©sormais bien identifiĂ©s. Y Ă©chapper suppose que les mĂ©nages Ă  bas revenu consacrent un budget hors de leur portĂ©e sur la seule alimentation, un manque qu’ils paient de leur santĂ© et avec un coĂ»t collectif assumĂ© par tous. Est-ce par force ? par libre choix ? On sent le ridicule de la question, de sorte qu’il est fondĂ©, Ă©conomiquement et Ă©thiquement, que la politique publique intervienne sur le systĂšme des prix, par exemple par une modulation de la TVA ou par des taxes spĂ©cifiques, comme on le fait sur les boissons alcoolisĂ©es ou sur le tabac. On a ainsi les mĂ©rites de l’universalitĂ© qui satisfait le philosophe et un ciblage plus Ă©troit de la solidaritĂ© sociale.

Une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique a toute lĂ©gitimitĂ© pour utiliser, aux cĂŽtĂ©s des aides pĂ©cuniaires, le systĂšme des prix et de la taxation sur les biens et services pour atteindre un objectif donnĂ© en matiĂšre d’aide sociale. Le tabou traditionnel que posent certains Ă©conomistes sur la redistribution par les biens plutĂŽt que par les revenus ne tient pas quand on met dans la balance les coĂ»ts associĂ©s Ă  la prestation pĂ©cuniaire et le ciblage plus fin que permet l’instrument prix. Une rĂ©flexion plus poussĂ©e sur la redistribution par la consommation rend beaucoup moins urgent sinon inutile la mise en place d’un RBU.


[1] Dans un article paru dans la revue Esprit, j’ai fortement mis en doute qu’on puisse Ă©viter toute conditionnalitĂ© au RBU. Voir « Le revenu de base peut-il ĂȘtre universel ? », Esprit, janvier 2017.

[2] Tobin, James, 1970, “On Limiting the Domain of Inequality”, Journal of Law and Economics, Vol. 13, No. 2, Oct.

[3] Murphy, Liam and Thomas Nagel, The Myth of Ownership: Taxes and Justice, Oxford University Press, 2002.

[4] La consommation serait dĂ©terminĂ©e comme le revenu moins les placements nets d’épargne du mĂ©nage, une donnĂ©e que les services fiscaux connaissent de mieux en mieux, de par les relevĂ©s des banques. Cette progressivitĂ© aurait de surcroĂźt l’avantage de limiter la consommation somptuaire des hauts-revenus, sans aller dans un dĂ©tail intrusif de ce qui est somptuaire ou pas, le yacht ou le mariage luxueux de son enfant. Voir lĂ -dessus le livre passionnant de Robert H. Frank (The Darwin Economy: Liberty, Competition, and the Common Good, Princeton University Press, 2012).