Dans son Rapport de fĂ©vrier 2023, le Conseil des prĂ©lĂšvements obligatoires (CPO) critique le recours Ă  des taux de TVA rĂ©duits Ă  des fins sociales, notamment pour soutenir le pouvoir d’achat des mĂ©nages modestes (voir ici une synthĂšse). Il indique prĂ©fĂ©rer le recours aux prestations sociales ou Ă  des transferts monĂ©taires ciblĂ©s comme instruments de politique redistributive. François Ecalle dans une note du site Fipeco abonde dans ce sens. L’idĂ©e dĂ©fendue ici est qu’on ne peut les ĂŽter de la panoplie d’un État providence.

La critique que fait le CPO Ă  la modulation des taux est double : les gouvernements successifs en ont abusé et c’est largement inefficace. Voyons cela.

L’abus, il serait difficile de le contester. Les taux rĂ©duits (10%, 5,5% et super-rĂ©duits Ă  2,1% et en dessous) concernent aujourd’hui un peu plus du tiers de l’assiette globale. Le manque Ă  gagner par rapport au taux normal Ă  20% (47 Md€ en 2020) reprĂ©sente, Ă  comportements inchangĂ©s, prĂšs du quart de la collecte totale. À la dĂ©charge de la classe politique, cette situation est pour partie un produit de l’histoire. Pour avoir Ă©tĂ© un des premiers pays Ă  mettre en place la TVA, la France manquait de recul et de prudence en la matiĂšre et a tolĂ©rĂ© une proportion de taux rĂ©duits parmi les plus importante en Europe.  Le retour en arriĂšre est difficile. La position du Danemark ou du Chili est plus commode : Ă  n’accepter aucun taux rĂ©duit, on rĂ©siste mieux aux lobbys venus plaider leur cause.

Sur l’efficacitĂ©, il est vrai que la baisse d’un taux de TVA ne permet pas de cibler de façon prĂ©cise les mĂ©nages modestes et que la baisse peut ĂȘtre facilement captĂ©e par le producteur (de mĂȘme qu’une hausse est partiellement rĂ©trocĂ©dĂ©e par le producteur). Les Ă©conomistes en font un principe gĂ©nĂ©ral : il est  prĂ©fĂ©rable de ne pas toucher aux prix relatifs entre les biens, parce qu’on fausse la mesure et donc l’usage des ressources  nĂ©cessaires pour les produire. Ils oublient au passage que la TVA distord l’arbitrage travail/ loisir. Si je choisis de travailler plus pour consommer plus, je suis taxĂ© sur la consommation, par rapport Ă  celui qui privilĂ©gie le loisir. De mĂȘme qu’on omet par lĂ  le taux nul dont bĂ©nĂ©ficie le secteur financier – sur lequel pĂšse des taxes en compensation –, les secteurs de la santĂ© et de l’éducation. Les loyers, un poste trĂšs important pour les mĂ©nages modestes, ne portent pas de TVA car il faudrait alors Ă©galement soumettre Ă  TVA les loyers imputĂ©s par les occupants propriĂ©taires de leur logement.

Utiliser l’outil lĂ  oĂč l’enjeu est grand

Mais faut-il aller jusqu’à l’abolition de toute modulation des taux ? Il faut ici se rappeler de la sage considĂ©ration que faisait l’économiste Paul Samuelson (My Life Philosophy) : une bonne cause justifie bien un peu d’inefficacitĂ©. L’outil peut ĂȘtre utilisĂ© lĂ  oĂč l’enjeu est grand, lĂ  oĂč on ne voit pas quel autre outil la politique publique pourrait ĂȘtre employĂ© et enfin lĂ  oĂč les effets de bord sont raisonnablement rĂ©duits.

Prenons le cas des produits alimentaires. On sait la TVA trĂšs rĂ©gressive en gĂ©nĂ©ral puisqu’elle reprĂ©sente 4,7% du revenu d’un mĂ©nage du dernier dĂ©cile, mais 12,5% pour le 1er dĂ©cile. Un taux unique de TVA pour l’alimentation serait a fortiori plus rĂ©gressif encore, puisque les mĂ©nages Ă  bas revenus consomment en proportion beaucoup plus les produits alimentaires que les autres biens. La TVA rĂ©duite sur ces biens (entre 5,5% et 10%, selon que le bien puisse ĂȘtre conservĂ© ou pas, pour un coĂ»t fiscal total de 20 Md€ Ă  comportements inchangĂ©s) corrige fortement cet effet. Une simulation faite par l’INSEE montre qu’avec les taux rĂ©duits pour ces produits, le mĂ©nage du 1er dĂ©cile connait une hausse de 1,5% de son revenu, quand elle n’est que marginale, 0,1%, pour le dernier dĂ©cile.

Mais soyons plus prĂ©cis encore en retenant, parmi les produits alimentaire, les seuls fruits et lĂ©gumes. Il y a ici un enjeu majeur de santĂ© publique sur lequel les diĂ©tĂ©ticiens s’accordent tous. La recommandation de l’OMS est de consommer au moins 400 grammes de fruits et lĂ©gumes chaque jour pour le bien-ĂȘtre physique et mental. On en est trĂšs loin pour les mĂ©nages les plus modestes. VoilĂ  un facteur de plus d’obĂ©sitĂ©, dont le taux de prĂ©valence dans la population (17%) a doublĂ© en 20 ans, avec un marqueur social Ă©vident.

Si l’on veut favoriser la consommation de ces produits, il n’y a guĂšre d’autre moyen Ă  disposition des autoritĂ©s que la modulation des taux, Ă  cĂŽtĂ© peut-ĂȘtre du contrĂŽle des menus dans les cantines scolaires ou d’entreprises. On ne peut user d’une « accise nĂ©gative » ni d’une prime attachĂ©e au bien comme on le fait pour aider l’achat de vĂ©hicules Ă©lectriques. Il ne s’agit pas non plus d’un bien, comme le carburant, consommĂ© plus que proportionnellement par les bas revenus et sur lequel la TVA Ă  un effet rĂ©gressif marquĂ©, d’autant qu’il s’agit d’une consommation « obligĂ©e ». Ici au contraire, les mĂ©nages modestes prĂ©fĂšrent substituer aux fruits et lĂ©gumes coĂ»teux des aliments industriels peu chers mais malsains s’ils sont leur unique consommation. Il faut donc encourager l’achat des fruits et lĂ©gumes, mĂȘme si une telle mesure doit profiter aussi aux mĂ©nages plus aisĂ©s. Et quand bien mĂȘme il y aurait une fuite vers l’amont de la filiĂšre, cela favoriserait des producteurs qui sont largement nationaux, Ă  condition de rĂ©glementer les marges de la grande distribution.

Par contre, certaines rĂ©ductions de TVA n’ont aucun effet progressif sur le revenu et amplifient mĂȘme la rĂ©gressivité : c’est le cas de beaucoup de biens bĂ©nĂ©ficiant d’un taux rĂ©duit Ă  10% :  services de transport et dĂ©penses d’amĂ©lioration du logement. S’agissant des carburants, dont la consommation dĂ©croit en proportion selon le niveau de revenu, le gouvernement a prĂ©fĂ©rĂ© mettre en place un « bouclier fiscal » plutĂŽt que de retenir une baisse de la TVA ou de la TICPE : l’économie aurait Ă©tĂ© diluĂ©e sur beaucoup de mĂ©nages sans vĂ©ritable contrainte budgĂ©taire. Le cas de la restauration est emblĂ©matique : le taux rĂ©duit Ă  10% coĂ»te 3 Md€ au TrĂ©sor et on estime que la rĂ©duction de taux n’a Ă©tĂ© transmise qu’à hauteur de 20% aux consommateurs.

Pour le moins peut-on conclure Ă  ce stade de ne pas rejeter a priori toute modulation de la TVA.

Aide sociale : par les revenus ou via des transferts silencieux, en nature ou via les prix ?

Je profite de cette discussion pour Ă©voquer un glissement dans la mission qu’on assigne Ă  l’État providence. Ceci sous l’influence d’un courant Ă©conomique dominant que François Ecalle, dans le document citĂ© plus haut, exprime parfaitement : « Le bon instrument de redistribution des revenus est la combinaison de prestations sociales sous conditions de ressources et de l’impĂŽt progressif sur le revenu. Avec cet outil, il est possible d’obtenir toute la redistribution souhaitĂ©e et il est donc inutile d’utiliser les taux rĂ©duits de TVA. »

En clair, s’il faut redistribuer, procĂ©dons par des transferts de revenus, plus efficaces, moins perturbateurs et qui donnent de plus Ă  la personne aidĂ©e le libre choix de l’emploi qu’elle fera de l’aide.

De fait, les simulations montrent qu’on intervient plus « efficacement » en ciblant Ă©troitement par voie de transfert monĂ©taire. Le graphique qui suit fait figurer sur le revenu du mĂ©nage selon son dĂ©cile de revenu l’effet de trois mesures ayant le mĂȘme coĂ»t budgĂ©taire : – un chĂšque Ă©nergie de 1.620€ sur une annĂ©e pour les mĂ©nages Ă©ligibles ; – une prime individuelle pour l’annĂ©e de 250€ des mĂ©nages gagnant moins de 2.000€ par mois ; et – une TVA Ă  0% (contre essentiellement 5,5%) sur les produits alimentaires.

Variation du niveau de vie pour plusieurs mesures de soutien au pouvoir d’achat (en % du niveau de vie)

La photo est claire. Et pourtant, il y a une dimension de nature psychologique et mĂȘme Ă©thique qui peut donner prĂ©fĂ©rence Ă  l’option d’une TVA diffĂ©renciĂ©e  La redistribution par intervention sur les prix relatifs a l’avantage d’ĂȘtre silencieuse, non discriminante : personne n’objecte Ă  l’effet redistributif parce qu’il ne se voit pas et qu’il est universel ; tandis qu’une prestation monĂ©taire (une de plus !) a quelque part un aspect offensant, surtout si on la conditionne et la cible sur un produit spĂ©cifique : elle fait du bĂ©nĂ©ficiaire un assistĂ©.

Tout ne doit pas ĂȘtre subreptice dans une dĂ©mocratie, mais les efforts de redistribution, ce qu’on appelle dĂ©sormais la post-distribution par opposition Ă  la prĂ©-distribution qui agit en amont sur les revenus primaires, n’ont pas nĂ©cessairement Ă  ĂȘtre mis sur la table en clair, susceptibles d’ĂȘtre montrĂ©s du doigt et donc possiblement stigmatisants. Un merveilleux outil de redistribution en France est l’assurance santĂ©, qui est loin d’ĂȘtre actuariellement juste puisqu’on cotise selon sa capacitĂ© contributive alors qu’on perçoit selon son Ă©tat de santĂ©. L’impact redistributif est trĂšs important (j’y viens dans une minute) et peu de gens pourtant s’avisent de remettre en cause cette caractĂ©ristique de notre pacte social et de traiter d’assistĂ© la personne Ă  salaire modeste qui en profite. Cet avantage se mesure en termes d’inclusion sociale et en renfort de la citoyennetĂ©. On peut sur cette base tolĂ©rer certains effets nĂ©gatifs associĂ©s de la perturbation des prix relatifs, comme le montre l’économiste James Tobin dans un article cĂ©lĂ©bré : On Limiting the Domain of Inequality.

Ce second graphique illustre bien l’importance qu’a en France la redistribution par transfert non monĂ©taire (ceci incluant la modulation des prix par les taxes et les transferts en nature).

Les transferts en nature, essentiellement l’éducation gratuite et la santĂ© avec couverture universelle, ont un impact plus important en matiĂšre de rĂ©duction du Gini (13,1 points sur une Ă©chelle de 100) que les transferts monĂ©taires (9,8 points). Je ne sais pas si dans ces chiffres figure la modulation des taux de TVA (dont une partie seulement est prise comme « dĂ©penses fiscales » par la comptabilitĂ© publique). Et pour forcer encore la comparaison, il faut noter que les transferts monĂ©taires comprennent pour une grande part les prestations de retraites qui incorporent « subrepticement » mais avec l’accord de tous, les Ă©lĂ©ments de solidaritĂ© inscrits dans le calcul des retraites. Ce poids du non monĂ©taire fait sans doute partie des atouts de notre pacte social.

On peut donc utiliser la modulation de la TVA Ă  des fins sociales, avec toute la mesure requise. Elle peut ĂȘtre efficace ; elle peut ĂȘtre respectueuse des gens.

 

Mots-clĂ©s : TVA – Taux – Fruits et lĂ©gumes – Alimentation

François Meunier