Il y a quelques jours, autour d’un repas, un convive raconte une scène à laquelle il a assisté.

Chez le médecin, assis dans la salle d’attente, patientent un homme d’un certain âge accompagné de qui pourraient être sa femme et sa fille. En face, un homme, d’une soixantaine d’années ; il sort un carnet et se met à gribouiller. Après un moment, l’homme accompagné de sa famille réalise que le dessinateur est en train de croquer sa fille et sa femme sur son cahier. L’homme s’insurge : dessiner quelqu’un sans son autorisation, en particulier dans la salle d’attente d’un médecin, n’est pas acceptable. C’est une invasion de leur intimité, une exploitation de leur image dans un moment de vulnérabilité.

Le croqueur s’excuse et déchire le dessin.

Le convive ayant fini de narrer l’épisode, mon sang de rebelle ne fait qu’un tour et je commente : « Ils sont complètement fous ». Ayant moi-même un passif de coucheur d’image à la sauvette, je suis invité à partager la réflexion qui m’oppose à cette réaction, pourtant si naturelle pour tous. Je suis le seul, autour de la table, à remettre en cause la légitimité de ce sentiment.

JUSTE UN DESSIN

Tout d’abord, qu’est-ce que représente un peintre ou un dessinateur ?

Lorsqu’on apprend le dessin, la première étape est de décomposer ce que l’on observe en formes simples et en lignes directrices. Ces formes et ces lignes peuvent être inspirées par la silhouette du modèle, la découpe d’un vêtement ou par la lumière qui s’applique sur son volume… À l’aide de ces formes simples, l’artiste reconstitue sur le papier une illusion qui va permettre à un observateur de reconnaître la nature du modèle, mort ou vif.

Et au-delà du dessin ou de la peinture, si parfois ce sont les traits de quelqu’un que l’artiste souhaite représenter, il se peut aussi que ce soit une forme, une lumière, une interaction, un mouvement ou une émotion… qu’il veut capturer, le modèle devenant un moyen pour le propos de l’artiste.

Ce processus de symbolisation[1] est à mon avis déjà suffisant pour questionner le droit de regard d’un modèle ou de l’agora sur le processus de création d’un artiste. De fait, si l’on suit la logique que chacun est propriétaire exclusif de son image, l’artiste devrait demander le consentement de toutes les personnes qui entrent dans son champ de vision, car qui sait ce qui l’inspirera une fois rentré chez lui : il pourrait vous emprunter votre nez pour en faire une péninsule !

Est-il vraiment éthique de vouloir empêcher quelqu’un de regarder dans la direction qu’il souhaite et de s’inspirer de ce qu’il y voit ?

DESSIN + DESSIN = CULTURE

Au-delà de cette micro-situation, il semble important d’extrapoler cette problématique à un niveau sociétal. D’une manière ou d’une autre, un des rôles de l’art et plus largement de la culture est de transmettre du savoir et créer du groupe ( https://www.actu-juridique.fr/culture/quel-role-a-lart-dans-une-societe/ et  https://www.artxterra.com/quest-ce-que-lart-et-a-quoi-ca-sert%E2%80%89/ ). Certaines images ont été fondatrices de notre société et de nos valeurs, il aurait été regrettable qu’elles n’eussent pas pu exister à cause de modèles récalcitrants.

Cette situation rappelle la fameuse histoire du cuisinier, du clochard et du juge. Le cuisinier va voir le juge pour réclamer que le clochard le paye car il est installé sur son porche et profite des effluves de ses bons petits plats. Le juge demande une pièce au clochard, qui s’exécute, fait sonner la pièce contre la table avant de la rendre au clochard, puis s’adresse au cuisinier : « vous avez entendu le son de sa pièce, cela vaut pour l’odeur de votre nourriture, vous avez été payé. »

La nourriture et l’argent sont  « soustractibles », leurs transactions ôtent le produit au vendeur pour le transférer à l’acheteur. L’odeur, le son et… l’image sont multipliables, leur consommation n’entraîne pas la disparition du produit.

Il n’a toujours pas été prouvé que l’image volait l’âme de son modèle. On peut, je crois, estimer que le modèle ne subit aucune perte à être dessiné.

IMAGE D’UN PRÉJUDICE

Alors pourquoi se sent-on violé par un croquis ? Comment se fait-il qu’on se sente le droit de vouloir contrôler ce qui se passe dans la tête de quelqu’un ou les formes que cette personne veut coucher sur le papier quand notre image est impliquée ? Quel préjudice a été subi ?

Si le dessin n’est pas joli, il ne sortira sans doute pas du carnet. C’est un dessin, donc pas moyen d’identifier formellement ou de localiser le modèle, il est peu probable que ce soit une preuve recevable devant un tribunal. Quand bien même cela serait une photo ou une vidéo, le préjudice serait conditionné à un usage malveillant qui est à mon avis l’exception[2].

Le regard insistant de l’artiste est dérangeant ? Peut-être… Dans mon expérience, le regard de l’artiste est un exercice d’équilibriste entre la pudeur de regarder et celle de créer, cela nécessite une bonne dose de courage que d’invoquer du néant des formes que l’on espère esthétiques et évocatrices. Les yeux du dessinateur oscillent constamment du modèle vers le papier, fuyant pour essayer de transférer la magie devant lui sur le support, en dérangeant le moins possible la scène, pour une raison simple : si ça bouge, que se soit un modèle, un paysage, de l’eau, des cheveux, un arbre…, c’est plus difficile à dessiner.

Mon impression est qu’il n’y a pas vraiment de préjudice subi, mais il y en a un de ressenti, peut-être l’exposition d’une vulnérabilité qu’il est devenu inadéquate de montrer ou de regarder, un regard intime qui voit quelque chose que nous-mêmes ne savons voir et nous place au cœur du monde sans nous demander notre avis.

LA SOCIÉTÉ DU RESSENTI

Le préjudice ressenti est-il un phénomène individuel, ou est-ce la part d’un tout ? Le contexte dans lequel ces moments existent a sans aucun doute une influence sur la manière dont nous ressentons ces interactions sociales.

Il est peut-être pertinent de faire un parallèle avec un phénomène qui traverse notre société : le populisme. La rhétorique d’un Trump s’adresse assez peu aux capacités d’analyse de son auditoire, mais bien davantage à ses émotions, à son ressenti. Ce qui apparaît juste, naturellement. Ce qui ne nécessite pas d’explication.

Son auditoire, l’homme blanc, s’il reste, en Amérique du nord, le groupe ethnique le plus privilégié, a connu ces dernières décennies, la plus sévère détérioration de ses conditions économiques comparées au reste de la société. Touchant tout particulièrement les hommes blancs les plus pauvres. (source : https://youtube.com/playlist?list=PLOLArO56vjuoeaIPzKQibBDbx2m_Rfsit&si=jOji27KxlM__rMcR ) Quand notre situation se détériore alors que celles des autres s’améliorent, peut-on s’empêcher de se sentir lésés ?

Nous ne sommes pas tous transformés en insurgé ébouriffé, mais peut-être que l’omniprésence de cette ligne d’argumentation l’a rendu pour chacun d’entre nous plus tolérable. Déplaçant la légitimité du ressenti à l’intérieur de la fenêtre d’Overton de notre Zeitgeist; entre les plots qui délimitent l’espace des idées acceptables par l’inconscient collectif que l’on pourrait appeler l’air du temps, rendant ces valeurs plus tolérables pour nous tous.

D’un autre côté, subjectivement plus positif, mais non moins clivant, le mouvement woke crée peut-être une pression culturelle pour donner une voix au ressenti de populations qui ont longtemps été occultées dans le débat public et les représentations, et pour être perçu par le groupe afin de rééquilibrer des injustices structurelles.

Dans un discours macro-politique devenu extrêmement technique et des problématiques qui semblent de plus en plus éloignées du quotidien, le discours électoral a pris le tournant de l’émotion.

PROPRIÉTÉ IMAGINAIRE

Si dans notre société européenne on ne conteste plus beaucoup la propriété de nos propres corps, qu’en est-il de notre image ? Notre image est l’impression des informations de formes et de couleurs qui évoquent notre identité. Le support peut être du papier, un écran ou bien même le cortex visuel dans le cerveau de celui qui nous regarde. De fait, on peut argumenter que l’artiste ne représente pas le modèle, mais l’impression du modèle sur son propre cortex visuel.

À moins que vous soyez accro au miroir ou au selfie, vous n’êtes pas le principal usager de votre propre image. Notre entourage est bien plus exposé à notre forme que nous ne le sommes. Nos proches pourraient donc avoir légitimement leur mot à dire sur nos apparences (ce dont certains ne se privent pas).

Dans un contexte de photographie commerciale ou journalistique, le droit à l’image est dûment formaté. Le modèle doit être rétribué et consentant, ou l’image doit avoir une utilité publique.

La multiplication des objets de captation et l’avènement de l’ère des réseaux sociaux a sans doute modifié notre relation à notre image. Ayant perdu le contrôle sur la diffusion des contenus, nous sommes plus soucieux de l’utilisation qui pourra en être faite, plus anxieux des conséquences. Face aux armées de trolls[3], nous avons peut-être moins foi en la bienveillance d’autrui.

Avant l’ère de l’information, l’attention d’un artiste était communément considérée comme un cadeau. Aujourd’hui, la société de contenus a transformé cette perception et l’artiste est perçu comme empruntant à son modèle.

COMPORTEMENTS ET CULTURES

Pour revenir à mes mots : “ Ils sont complètement fous “, je pense que la consécration de l’individualisme et le manque de confiance en nos prochains ont fait enfler le sens de soi dans l’inconscient collectif, pour déborder sur des espaces d’utilités publiques, comme l’art. Jusqu’à produire des comportements, non seulement irrationnels mais aussi dommageables pour l’individu et pour le groupe, ce qui est je crois une définition de la folie.

La réaction de cet homme protégeant l’image de ces femmes, bien que je ne doute pas de ses bonnes intentions[4], a envahi l’espace de création de cet artiste et leurs remarques ont peut-être avorté la naissance d’une œuvre qui aurait pu être un bénéfice culturel pour tous.

Peut-être y a-t-il des sanctuaires dans lesquels chacun devrait être à l’abri du regard de l’artiste, une salle d’attente ou les urgences d’un hôpital ? Personne n’a envie d’être dessiné ou photographié dans ces moments d’angoisse, de souffrance et de vulnérabilité. Pourtant l’existence de ces images est primordiale. Empêcher la représentation de ces moments et de ces émotions d’exister, c’est plonger ces endroits dans l’obscurité culturelle, les occulter du regard du monde et prendre le risque que ce qu’il s’y déroule ne soit passé sous silence.

J’entends que l’on puisse penser que je défends une caste d’artistes intouchables dont le travail devrait être sanctifié. C’est pour cette raison que je me dois de mentionner une des limites de ce propos : la position d’artiste a été maintes fois utilisée par des hommes afin d’abuser sexuellement de leurs modèles.

CONCLUSION

Finalement, je ne peux m’empêcher d’imaginer que si nous sommes si pressés de reprocher à un artiste de vouloir saisir un instant qui semble nous appartenir, nous ne ressentons pas la même révolte lorsque nous cochons la case qui permettra à de parfaits inconnus d’utiliser nos données, de manière intéressée, bien plus invasives et intimes, sans aucune compassion pour le lieu dans lequel nous nous tenons ni l’émotion que nous ressentons, à seule fin de nous présenter des contenus publicitaires.

Si un jour vous avez la chance d’être choisi pour modèle par un artiste ambulant et que, malgré tout, son attention vous gêne, essayez peut-être de vous convaincre que ce n’est pas vous qu’il dessine mais le monde et ce qu’il contient de beau. Que son regard sur le monde s’est arrêté un instant sur votre forme et y a ressenti quelque chose qui mérite peut-être de faire écho dans notre culture.

 

Mots-clés : Droit à l’image – Art – Dessin – Folie


[1] L’origine du processus qui permet à un être humain de créer un symbole en deux dimensions évocateur d’un concept précis est très mystérieuse. Quand on interroge les quelques tribus qui produisent encore des fresques similaires aux peintures des hommes des cavernes, ces derniers relatent que ces dessins ne sont pas une représentation de leur vie mais une illustration de leurs rêves. ( https://en.m.wikipedia.org/wiki/Indigenous_Australian_art )

[2] Si vous avez un doute, arrêtez de regarder les nouvelles et lisez Rutger Bregman, Humanité, une histoire optimiste.

[3] Troll : (n.m) : Créature monstrueuse vivant dans une caverne et/ou déversoir à haine connecté à internet. Exemple : “Ce troll m’a encore rickrolled

[4] Un fait assez fascinant est que l’empathie et la xénophobie sont émulées par la même partie de notre cerveau : les deux émotions sont intimement liées. Ainsi il est fort probable que le ressentiment à l’égard des actions de l’artiste ait été proportionnel à la sympathie pour ces dames. ( https://youtube.com/playlist?list=PL848F2368C90DDC3D&si= )

Antoine Minczeles