Avez-vous entendu parler de Végéta ? Nom improbable qui, pourtant, si vous êtes un homme né entre 1970 et 2000 devrait vous être familier. Végéta est un personnage torturé qui, comme souvent dans la série Dragon Ball, commence par être un ennemi avant de devenir un allié et même, finalement, fusionner avec le héros, Son Goku, comme un double négatif qui nous améliore quand on l’accepte.

Vous me direz, ce sont des histoires pour enfants, caricaturales, simplistes, bêtes.

Je ne partage pas cette opinion mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’écris ces lignes. Le pinceau de l’auteur de Dragon Ball, décédé le 1er mars 2024, a donné naissance à certains des personnages qui ont le plus influencé l’identité des hommes de mon âge. Akira Toriyama a eu, à mon avis, une influence majeure sur la culture masculine française moderne.

GENÈSE

Entre 1984 et 1995, Dragonball est publié au Japon dans Shônen Jump, un magazine de manga pour adolescents extrêmement populaire. À partir de 1988 et jusqu’à 1996, le club Dorothée diffuse le dessin animé en France. Ce sera un des fers de lance de l’arrivée de la culture manga sur le territoire. Hypnotisant des millions de petites têtes blondes.

L’histoire, librement inspirée des “ Pérégrinations vers l’Ouest ” de Wu Cheng’en publié à la fin du XVIe siècle, raconte l’arrivée d’un enfant extraterrestre candide et surpuissant parmi les humains. Comme toujours dans les manga Shônen, c’est l’histoire d’une quête initiatique, d’adolescents qui trouvent l’amitié pour surmonter les épreuves. C’est un héros, Son Goku, inspiré du roi singe de Wu Cheng’en, qui avance dans sa quête : se dépasser pour être le plus fort afin de protéger ses amis. Malgré les échecs, Son Goku persévère, trompant la mort, se dotant à chaque fois de nouvelles transformations, le rendant plus puissant afin de terrasser l’adversité. Alliant action et comédie, l’auteur s’inspire des œuvres d’Osamu Tezuka (1928-1989) telles qu’Astro Boy, pour créer un ton unique.

Akira Toriyama vendra entre 250 et 300 millions de tomes de Dragon Ball dans le monde. Don Quichotte (1605), pour référence, a été diffusé à 500 millions d’exemplaires et les adaptations de Cervantes en dessin animé n’ont jamais réuni le quart de la moitié du millionième des armées pré-pubescentes qui se sont alignées devant leurs tubes cathodiques pour suivre l’évolution de la couleur des cheveux de Son Goku.

Akira Toriyama a influencé une nouvelle génération d’artistes, au Japon et partout dans le monde. Changeant visiblement la bande dessinée hexagonale[1].

HISTOIRES ET INFLUENCES

La principale thèse de “ Sapiens ” de Yuval Harari, est que les femmes et les hommes utilisent des fictions afin de coordonner leurs comportements et créer ainsi des symbioses, nos sociétés, dont le tout est plus efficace que la somme de ses parties, dotant notre espèce d’une efficacité particulière dans la grande course aux écosystèmes. Cette lecture, a peut-être amené certains à se poser la question : quelles sont les fictions qui constituent mon identité ?

Un soir, avec un ami parisien, d’origines différentes des miennes, nous parlions des histoires qui ont formé les hommes que nous sommes, et de notre identité commune, indéniable, en dépit de trajectoires familiales et des couleurs de peaux différentes. Et plus particulièrement, nous évoquions les “role models” que nous avons gardés comme références comportementales au fil des années.

Et je vous le donne en mille, Jésus, Mahomet, Bouddha, Moïse, Monte Cristo, Moulin, Robespierre, de Gaulle, Gavroche, Gandhi, Mandela, Raël, Bob Marley, Tarzan, Zorro, Babar, Batman, Superman, Tintin, Astérix… ?[2]

Non, c’est Végéta qui a été une inspiration, commune et accessible pour certains des jeunes hommes que nous étions. C’est lui que nous invoquons quand une de nos pulsions destructrices va à l’encontre de ce qui nous est cher. C’est ce symbole qui contient la colère, surmonte la frustration, nous aide à nous relever quand nous sommes blessés. Cet esprit chevaleresque qui s’exprime dans ce qui n’a pas besoin d’être dit. Ces valeurs communes aux personnages qui n’ont qu’à échanger un regard pour savoir ce qui est juste, pour agir parfois à l’encontre de leurs intérêts directs au bénéfice d’un destin commun. Une manière de gérer nos émotions quand l’idéal masculin est de ne pas en avoir.

Bref, notre Perceval s’appelle Végéta. C’est un monstre, un frère jaloux, cruel, assoiffé de sang et de pouvoirs, débordant d’égo et d’ambitions. Il est le numéro 2, presque le plus puissant. Il est sans cesse battu et humilié. Mais il sera sauvé par une femme qui l’aimera malgré son naturel violent et belliqueux, qui n’aura pas peur de lui et le changera, jusqu’à ce qu’il puisse faire partie de la communauté.

Jamais il n’admet son amour ou son attachement, ou bien même avoir l’envie de faire partie du groupe, mais ses actions parlent pour lui. Jamais il ne deviendra le chevalier blanc, comme Son Goku, il reste un personnage cynique et vaniteux. Son fils, Trunks, voyageant depuis le futur, se retient de terrasser l’ennemi de son père de peur de l’humilier, il attend que Végéta tombe dans le coma pour l’éliminer d’un seul coup.

QUAND ON ARRIVE EN VILLE

La population urbaine a explosé au XXe siècle. Avec cette affluence, la ville est devenue une plateforme culturelle. D’origines hétéroclites, les cultures se rencontrent et se transforment dans cette espace, comme un entonnoir à comportements.

Les filtres que l’évolution impose, qui décident de la pertinence d’un comportement, sont très différents à la ville et à la campagne, ne serait-ce qu’en raison de la densité de population. De fait, la ville force les communautés à redéfinir leurs carcans culturels.

En l’espace de quelques générations, des familles de nomades du Sahara, de marins de la mer du Nord, d’insulaires tropicaux…  se retrouvent projetés dans les mêmes kilomètres carrés de béton à vivre ensemble. Et si ils ont des valeurs communes, les histoires qu’ils ont utilisées au cours des âges pour les transmettre à travers leur cultures sont parfois différentes, créant des clivages.

Et c’est là que Végéta importe.

Comme le souligne le politologue Clément Viktorovitch que je paraphrase : “ si dans les années 90, t’arrives à la récré sans avoir vu l’épisode de la veille, tu ne comprends rien à la discussion du groupe, tu es culturellement ostracisé. ”[3]

C’est ainsi que le club Dorothée et les aventures de Son Goku, sont venus faire le liant entre les cultures qui se rencontrent à l’école. Les différences sociales et culturelles s’effacent un peu pour partager et revivre une histoire commune, des valeurs sur lesquelles le groupe naissant peut compter. Comme Zorro, Tarzan et bien d’autres l’ont fait avant lui.

MASCULINITÉ

La série a vieilli, et certaines blagues ne peuvent plus fonctionner, reflet d’une époque qui ne questionnait aucunement son sexisme et son patriarcalisme.

Il est intéressant de noter que Végéta comme je le décris plus haut est loin d’être un héros, c’est peut-être son ambivalence qui attire. Il pourrait être l’image d’une masculinité qui a besoin de se transformer afin de fonctionner dans le groupe. Cette identité à cheval entre des impulsions et ce qui est attendu ou nécessaire est, je crois, un filtre pertinent pour regarder une génération, en transition, dont certains héros deviennent des monstres[4], et dont ceux qui contiennent le monstre deviendront peut-être des héros.

MODÈLES ET IDENTITÉ

Je ne peux m’empêcher de repenser au ministère de l’identité nationale du Président Sarkozy, du coq à l’âne, vous me direz peut-être.

L’idée de discuter notre identité est loin d’être idiote, à moins que ce soit pour vouloir cristalliser des vieux clichés poussiéreux de peur de voir le fond de bouillon judéo-chrétien partir à vau l’eau ou encore vouloir réinstaurer l’uniforme.

Notre identité est la somme de nos cultures, les histoires que l’on apprend et qui nous guident, elles sont légions, différentes que l’on soit Normand, Alsacien ou Martiniquais. Que notre famille soit un cœur ou une diaspora, natifs ou migrants, que nous soyons aux champs, en mer ou en ville, nos histoires ont divergé. Et pourtant, ensemble, nous tentons de faire nation.

Vous voyez peut-être où je veux en venir, les conversations autour de l’identité s’attellent à discuter ce qui nous divise, à interdire ou à dénoncer : l’abaya, le passé colonialiste, des cousins génocidaires,..

Alors que des histoires, puissantes, nous rassemblent. L’histoire d’un groupe venu d’horizon diamétralement opposé qui se forme pour défendre leur vivre ensemble, et ce dans… Dragon Ball.

 

Mots-clés : Identité – Bande dessinée – Dessin animé – Héros – Modèle


[1] https://www.izneo.com/fr/universe/mangas-francais-77

[2] Comme on me l’a fait remarquer : “ Pas beaucoup de femmes ! ”. En effet, cela donne une idée du contexte androcentrique dans lequel mon ami parisien et moi avons grandi.

[3] https://youtu.be/tr8P-_m2PO0?si=OJH_sb0u2LxQqd_D  (à partir de 1:40:00)

[4] Depardieu pour n’en citer qu’un.

Antoine Minczeles