Petit coup de blues nostalgique en refermant ce livre dévoré comme un roman. Trente-cinq ans ont passé et pourtant le souvenir reste toujours vivace du premier cours de l’année du Professeur Lions, en cette rentrée à Dauphine : physique de surfeur californien, à peine plus âgé que ses étudiants, mais déjà une star de sa discipline (les Equations aux Dérivées Partielles, pas le surf) avec ses solutions de viscosité.

Cet ouvrage à caractère autobiographique évoque, selon un fil chronologique, la jeunesse et les quatre dernières décennies de carrière de l’auteur, avec au passage l’expression d’opinions et de positions affirmées sur divers sujets, notamment en matière d’enseignement supérieur et de recherche ; quelques piques aussi çà et là (les classes prépa, les classements internationaux, les responsables (?) politiques, le grand patronat, la presse, …).

Vu le parcours d’exception dont il est question, certains pourraient trouver tout cela bien égocentrique, avec parfois une pointe d’arrogance. Comme remède, il peut être avisé de commencer la lecture par la postface du livre ! D’ailleurs, en fin connaisseur de la programmation dynamique, le mathématicien énonce « c’est par la ligne d’arrivée que tout commence ».

Le ton général est plutôt décontracté, peu avare d’anecdotes personnelles et empreint d’une bonne dose d’humour et d’autodérision – voir les titres de chapitres à double sens. D’une éducation aux principes stricts (« Racines carrées ») à quarante ans de sollicitations politiques et autant de propositions restées sans suite (« Zéro pointé »), l’auteur s’attache régulièrement à démonter les mythes et clichés tenaces associés couramment aux mathématiques et aux mathématiciens. A la lecture des détails distillés çà et là sur ses passions, du rugby au rock, sur ses goûts éclectiques en littérature et en musique, on est bien loin de l’image du savant fou asocial.

Un des aspects captivants de ce témoignage est sans trop de surprise le récit d’une passion pour les mathématiques et leurs applications tous azimuts. Pierre-Louis Lions y exprime avec conviction sa vision souvent anticonformiste et une inclination personnelle vers les questions en prise avec le réel et le concret. Un cocktail l’ayant mené aux situations les plus contrastées, voire improbables. Au milieu du livre, pour clore en quelque sorte la période pré-médaille Fields, un chapitre expose un tel épisode : comment une collaboration avec des collègues californiens sur des algorithmes de traitement d’images l’a amené dans un premier temps au milieu d’une guérilla urbaine, lors des émeutes de 1992 à Los Angeles. Puis, dans un second temps, à déposer comme expert auprès de la Cour Suprême californienne et à confondre un coupable, à l’appui des mêmes algorithmes.

La reconnaissance de la médaille Fields

Sans transition, vient ensuite le parcours d’un médaillé Fields. Inutile dans ces lignes de s’appesantir sur le prestige et l’importance d’une telle distinction dans une carrière, Pierre-Louis Lions relate par le vécu l’avant et l’après : le triptyque récompensé (solutions de viscosité, principe de concentration-compacité, équation de Boltzmann – voir plus bas), l’approche de l’annonce, le secret des derniers mois avant le Congrès international des mathématiciens (celui de Zürich en 1994), le retour rapide à la vie « normale » après les sollicitations de circonstance.

Dans un registre un peu plus aride, l’auteur synthétise sans entrer dans la technique l’esprit des sujets sur lesquels il a travaillé, par le biais d’exemples d’application de ses travaux théoriques. Pour le lecteur peu averti, il prend auparavant soin de donner une idée intuitive des équations aux dérivées partielles et du contrôle optimal, ainsi qu’un aperçu du large spectre de leur utilisation pratique. L’exercice est d’autant moins artificiel que dès le début de sa carrière se manifeste une rare capacité de création et de circulation, aussi bien dans les outils les plus abstraits que dans les applications industrielles. Ses collaborations avec le monde de l’entreprise sont restées par la suite nombreuses et variées en tant que conseiller scientifique, administrateur de sociétés, responsable de contrats de recherche ou d’actions de mécénat, fondateur de start-up.

Sur le plan académique, les premiers travaux sont déjà révélateurs du rôle joué par quelques ingrédients clés, soulignés ici en écho à bien d’autres témoignages [1] : le travail collaboratif, les emprunts d’idées, d’outils et les ponts établis entre domaines a priori éloignés, et ce qu’on qualifiera, faute de mieux, de hasard ou de chance. De multiples passages du livre sont instructifs pour qui veut entrer dans les coulisses d’une carrière de mathématicien. L’auteur y partage en particulier sa routine et sa pratique quotidiennes, ses stratégies d’attaque d’un problème à résoudre.

Pierre-Louis Lions a introduit au début des années 80 avec Michael Crandall la notion de solutions de viscosité [2], à l’origine pour résoudre des problèmes posés par les équations de Hamilton-Jacobi d’ordre un en contrôle optimal déterministe et dans les jeux différentiels. Le traitement d’un problème d’optimisation y est nourri de concepts provenant de la mécanique des fluides. Les généralisations et utilisations de ce type de solutions faibles d’EDP se sont considérablement multipliées par la suite. A la même époque, il a également élaboré un principe de concentration-compacité pour la résolution de certains problèmes de minimisation d’énergie en physique nucléaire, hors du champ d’action des méthodes classiques de convexité-compacité. Bien que non crédité comme co-auteur dans les publications, l’apport du probabiliste Srinivasa Varadhan a été déterminant dans ces avancées. A la fin de cette décennie, Pierre-Louis Lions et Ronald DiPerna ont aussi été les premiers à obtenir des résultats complets d’existence de solutions à l’équation de Boltzmann, en physique des gaz.

Durant cette première partie de carrière et jusqu’au tournant du millénaire, les collaborations industrielles relèvent de domaines traditionnels d’application en physique ou ingénierie, comme le nucléaire et le spatial. Par la suite, elles prennent une direction nettement plus orientée vers l’économie, pour beaucoup en association avec Jean-Michel Lasry, un ancien collègue de Dauphine [3]. Leur premier fait d’armes marquant est l’usage du calcul de Malliavin [4] en finance, pour améliorer les simulations de Monte-Carlo destinées à la couverture d’options. Puis, il y a une quinzaine d’années, ils ont introduit la théorie des jeux à champ moyen, qui vise à modéliser le comportement d’ensemble d’un très grand nombre d’agents en interaction. Dit très grossièrement, l’idée est de considérer des équilibres de Nash quand le nombre de « joueurs » tend vers l’infini (le versant théorie des jeux) et que chacun optimise ses décisions face à ce qui résulte en moyenne de celles des autres (le versant champ moyen emprunté à la physique statistique) [5]. Les applications se sont révélées diverses et souvent efficaces, notamment dans la modélisation de foules ou de trafic dans une zone donnée, l’exploration du comportement des internautes sur les réseaux sociaux.

Un parcours riche en rencontres

Si la rencontre avec Jean-Michel Lasry est qualifiée de la plus importante sur le plan scientifique, de nombreux passages font également référence à un grand nombre d’autres confrères. Le nom de Jean-Christophe Yoccoz y occupe une place particulière. Ami au destin parallèle prématurément disparu, condisciple depuis le lycée et lauréat de la médaille Fields la même année, sa mémoire est évoquée avec émotion à maintes reprises. Très peu d’élèves sont nominativement mentionnés, à l’exception notable de Cédric Villani. Un chapitre assez savoureux (« Lady Gaga et moi ») est consacré au plus médiatique des anciens thésards de l’auteur : une parenthèse presque freudienne dans le livre sur les rapports entre deux personnalités singulières. Leur relation, vue du côté de l’élève cette fois, est également évoquée dans l’ouvrage [1] mentionné précédemment.

Une figure tutélaire est évidemment présente tout au long du récit. Celle de son père, Jacques-Louis Lions, lui-même éminent mathématicien spécialiste des EDP et de la théorie du contrôle, pionnier de l’école française de « mathématiques appliquées » [6]. Mathématicien soucieux d’élaborer des méthodes applicables, il a été un promoteur décisif des interactions entre mathématiques et industrie, à un moment charnière du développement technologique de la France, en particulier dans le domaine informatique (il fut l’un des pères et premier président de l’INRIA, avant de prendre la tête du CNES). Le plus surprenant est de découvrir à quel point le fils a suivi les traces de son père, alors qu’aucun des deux ne l‘a semble-t-il (consciemment !) prémédité.

A l’approche du terme de ce parcours chronologique, les derniers chapitres du livre sont donc plus imprégnés d’actualité et aussi plus politiques : création d’une chaire de recherche en finance et développement durable, questionnement sur les énergies renouvelables et le changement climatique, point de vue sur le progrès technologique (en particulier un chapitre « Moment données » consacré à la place du numérique, aux limites actuelles de l’intelligence artificielle et à ses multiples travers), critique sévère des réformes désastreuses de l’enseignement, des politiques de recherche et de la gestion gouvernementale de la pandémie de Covid-19 (vue de mai 2020). Les mots de la fin renouvellent le plaidoyer pour la recherche fondamentale. Aucune contradiction avec une carrière bien remplie en travaux appliqués : « les théories d’aujourd’hui annoncent les applications de demain ».

Au fait, que se cache-t-il derrière le titre finalement ? La question est au fond rapidement évacuée dans l’ouvrage, car l’essentiel repose sur une petite poignée de composantes principales : une insatiable curiosité, une foi inébranlable dans ses intuitions, des capacités de mémoire et de concentration hors du commun, un peu de hasard et de chance. Et puis le plaisir d’apprendre et de comprendre, plutôt que de savoir.

 

Mots-clés : Mathématiques – Lions – Villani – médaille Fields – recherche – enseignement.


Notes

[1] Karol Beffa & Cédric Villani, Les coulisses de la création, Flammarion (2015). Note de lecture publiée sur www.variances.eu le 31/3/2022.

[2] Ou comment relaxer l’exigence de différentiabilité, dans la lignée de l’utilisation des fonctions-tests en théorie des distributions ou de la notion d’ensemble sous-différentiel en analyse convexe. L’approche s’appuie sur une technique de résolution antérieure utilisée en dynamique des fluides (vanishing viscosity method), d’où la terminologie.

[3] Un des premiers mathématiciens à rejoindre Dauphine au début des années 70, avant de poursuivre une carrière dans le secteur bancaire une vingtaine d’années plus tard.

[4] Un calcul différentiel dans un cadre stochastique, élaboré par Paul Malliavin (1925-2010), qui permet en particulier d’exhiber une notion de dérivée pour des variables aléatoires.

[5] Les possibilités de variantes de modélisation sont vastes et ont abouti à une grande variété de systèmes d’EDP. Dans le cas particulier où les « agents » sont passifs, on retrouve logiquement quantité d’équations de la mécanique des fluides, de la cinématique des gaz, de la physique des plasmas ou encore du transport optimal de masses.

[6] Les qualificatifs mathématiques pures/appliquées sont loin d’être précis et universels. Comme le dit Cédric Villani : « Il est clair que la définition des applications en France est singulière. J’ai fait ma carrière scientifique, au début, dans les équations aux dérivées partielles, équations de Boltzmann et c’est considéré en France comme mathématiques appliquées ; dans à peu près n’importe quel autre pays, ce serait considéré comme mathématiques pures. » (Débat Villani-Beauzamy, SCM 25 novembre 2020).


Pour en savoir (un peu) plus

Amy Dahan-Dalmedico, Jacques-Louis Lions, un mathématicien d’exception entre recherche, industrie et politique, Editions La Découverte (2005).

Entretien avec Jean-Michel Lasry, « big data pour start-up », publié le 31/5/2019 sur www.variances.eu


Pour aller plus loin dans la technique

Michael G. Crandall, Hitoshi Ishii & Pierre-Louis Lions, « User’s guide to viscosity solutions of second order partial differential equations », Bulletin of the American Mathematical Society, volume 27 n°1 (1992), p. 1-67.

Pierre-Louis Lions, « The concentration-compactness principle in the calculus of variations, the locally compact case », Annales de l’Institut Henri Poincaré, Analyse non linéaire, n°1 (1984), p. 109-145 et 223-283.

Pierre-Louis Lions, « The concentration-compactness principle in the calculus of variations, the limit case », Revista Matematica Iberoamericana, 1 (1985), p. 45-121 et p. 145-201.

Ronald J. DiPerna & Pierre-Louis Lions, « On the Cauchy problem for Boltzmann equations: global existence and weak stability », Annals of Mathematics, volume 130 n°2‎ (1989), p. 321–366.

Olivier Guéant, Jean-Michel Lasry & Pierre-Louis Lions, Mean Field Games and Applications in Paris-Princeton Lectures on Mathematical Finance (2010), Springer.

Bruno Bouchard & Jean-François Chassagneux, Valorisation de produits dérivés, Economica (2014).

Le site du Collège du France est une précieuse mine d’informations. Le professeur Lions y est titulaire de la chaire « Equations aux dérivées partielles et applications » depuis 2002. On y trouve l’historique des comptes-rendus, supports et vidéos des cours annuels.

 

Olivier Thöni