Autour d’une tartine beurrĂ©e et dâun cafĂ©, Jean-Michel Lasry raconte comment de chercheur en mathĂ©matiques, connu entre autres pour avoir dĂ©veloppĂ© la thĂ©orie des jeux en champ moyen (1), il est devenu co-fondateur de Kayrros, une start-up en big data, centrĂ©e sur le secteur de lâĂ©nergie.
Dauphine, le village gaulois et lâENSAE
Câest une suite dâĂ©vĂ©nements qui a sa propre logique : en 1971, Ă la sortie de lâEcole Normale de Saint-Cloud (maintenant Ă Lyon), jâai Ă©tĂ© attirĂ© par le projet dâun groupe de mathĂ©maticiens de lâUniversitĂ© Paris-Dauphine de dĂ©velopper des mathĂ©matiques pour lâĂ©conomie, la gestion et la prise de dĂ©cision.
La pluridisciplinaritĂ© Ă©tait Ă l’Ă©poque dans tous les esprits. Le MinistĂšre de lâEnseignement supĂ©rieur Ă©tait derriĂšre cette initiative et lâambiance ressemblait Ă celle dâune start-up. Notre intĂ©gration Ă Dauphine, facultĂ©,@ Ă l’Ă©poque dĂ©diĂ©e Ă la gestion, nâĂ©tait pas Ă©vidente. Nous avons Ă©tĂ© pendant une longue dĂ©cennie comme un village gaulois au milieu de Romains et nous nous sentions comme mis au ban des vrais mathĂ©maticiens qui, eux, sâintĂ©ressaient aux sciences dures comme la physique, la chimie ou la biologie.
Heureusement, nous avions des « cousins » Ă lâENSAE qui pratiquaient aussi les mathĂ©matiques et les statistiques pour lâĂ©conomie. Nous, les matheux de Dauphine, Ă©tions dĂšs les annĂ©es 70 trĂšs proches de lâENSAE : Ă©changes dâenseignants, cursus avec des cours partagĂ©s, co-organisation de sĂ©minaires et plein dâautres Ă©vĂ©nements. Aujourdâhui, Dauphine est un centre trĂšs vivant en mathĂ©matiques, reconnu internationalement comme plusieurs autres centres français et les mathĂ©matiques ont dĂ©finitivement trouvĂ© leur place dans lâĂ©conomie et la prise de dĂ©cision.
De la recherche appliquĂ©e Ă lâindustrie
Les financiers ont Ă©tĂ© les premiers Ă mettre la main sur cette nouvelle vague de mathĂ©maticiens. AprĂšs 20 ans Ă Dauphine, en 1991, jâai rejoint le monde de la finance pour dĂ©velopper des approches mathĂ©matiques sur les marchĂ©s financiers. CâĂ©tait Ă cette Ă©poque une aventure scientifique nouvelle : les travaux de Black, Scholes et Merton avaient ouvert le paradigme de la couverture dynamique des risques, un domaine complĂštement neuf scientifiquement, dans lequel les enjeux Ă©conomiques Ă©taient considĂ©rables. Les graves erreurs qui ont conduit plus tard Ă la crise de 2008-09 ne doivent pas faire oublier que ce paradigme a Ă©tĂ© (et reste) un facteur puissant de dĂ©veloppement pour l’Ă©conomie rĂ©elle.
Au début des années 2000, plusieurs événements personnels sont survenus. En 2006, avec Pierre-Louis Lions (2), nous avons développé la théorie des jeux en champ moyen et je me suis éloigné de la finance. Nous avons cherché à appliquer notre théorie à des situations réelles en créant, en 2009, une petite entreprise de conseil scientifique, MFG Labs. Centrée sur des problÚmes plutÎt scientifiques, son potentiel de croissance était cependant limité.
Le hasard a fait que MFG Labs a trouvĂ© d’autres champs d’application et s’est bien dĂ©veloppĂ©e. Son histoire a Ă©tĂ© un moment important dans ma carriĂšre. Nous avions trois jeunes stagiaires venant dâune Ă©cole originale centrĂ©e sur les mĂ©tiers du web, HECTIC. En marge de l’activitĂ© principale de MFG Labs, ces jeunes stagiaires ont dĂ©veloppĂ©, avec notre aide et celle de Henri Verdier (3), une application appelĂ©e Cinemur qui a eu un dĂ©part foudroyant. Cette application utilisait le trĂ©sor dâinformations sur le cinĂ©ma, tout ce que lâon pouvait trouver, que cela soit des affiches, des programmes ou des guides. Ces informations Ă©taient accessibles Ă tout le monde sur le web dĂšs cette Ă©poque. Son succĂšs a vraiment commencĂ© le jour oĂč une photo dans la presse a montrĂ© Zuckerberg sur un fond dâĂ©cran au milieu de logos dâapplications qui avaient suscitĂ© lâintĂ©rĂȘt de Facebook et dont faisait partie celui de Cinemur.
Le matin oĂč cette photo est apparue sur le web, mon tĂ©lĂ©phone nâa pas arrĂȘtĂ© de sonner. Cinemur Ă©tait lancĂ© et le monde du spectacle Ă©tait ouvert Ă MFG Labs, qui a, ensuite, Ă©tĂ© rachetĂ©e par Havas. Elle existe toujours, emploie, je pense, 50 salariĂ©s et sert le monde du cinĂ©ma.
Ces jeunes stagiaires avaient compris les questions qui intĂ©ressaient ce public. Il suffisait donc, pour y rĂ©pondre, de savoir accĂ©der aux informations existantes et traiter ces « big data », ce qui nâĂ©tait dĂ©jĂ plus Ă lâĂ©poque un problĂšme dâun point de vue technique pour une petite start-up, grĂące au cloud.
Dans ce mĂȘme esprit, avec le CrĂ©dit Agricole et Airbus, nous avons dĂ©veloppĂ© une offre qui permet aux agriculteurs de surveiller et d’assurer la culture de fourrages. Il y avait des problĂšmes techniques et scientifiques Ă rĂ©soudre : il fallait combiner lâagronomie, le traitement des signaux et des images satellitaires. Il y avait aussi des enjeux commerciaux et juridiques. Mais le plus important Ă©tait de bien comprendre les questions qui intĂ©ressaient les agriculteurs et de proposer des solutions valables.
Une martingale Ă©tonnante
Je dĂ©couvrais, comme beaucoup dâautres mathĂ©maticiens, que lâanalyse statistique et mathĂ©matique de grandes quantitĂ©s de donnĂ©es et dâimages avait dĂ©sormais un potentiel sans limite, grĂące aux algorithmes et aux nouvelles puissances de calcul et de stockage, le tout disponible Ă faible coĂ»t. Ces donnĂ©es et ces images pouvaient concerner le cinĂ©ma ou toute autre industrie. Leur traitement demande une grande puissance de calcul que des entreprises, comme Amazon par exemple, proposent Ă des prix raisonnables. Le machine learning et lâintelligence artificielle augmentent chaque jour lâefficacitĂ© de ces traitements.
Câest une martingale Ă©tonnante car extrĂȘmement puissante et capable de rĂ©pondre Ă toutes sortes de questions. Elle se dĂ©veloppe depuis le dĂ©but du XXIĂšme siĂšcle, une boĂźte Ă outils magique avec laquelle il faut et il suffit de combiner deux savoirs : dâune part, celui des mathĂ©maticiens et des ingĂ©nieurs qui savent utiliser ces algorithmes ; dâautre part, celui des industriels ou utilisateurs qui, eux, connaissent les questions, le contexte et les besoins de leur industrie.
La naissance de Kayrros dans le big data pour lâĂ©nergie
La crĂ©ation de Kayrros est le rĂ©sultat de la rencontre entre industriels du secteur de l’Ă©nergie et chercheurs en mathĂ©matiques. LâĂ©nergie est un secteur en pleine transition, avec une foule dâacteurs de toutes tailles, interdĂ©pendants et, bien sĂ»r, des milliards de consommateurs. Kayrros est une start-up française en big data qui a lâambition dâapporter de la transparence Ă cette industrie aux cycles imprĂ©visibles Ă partir de lâanalyse massive de donnĂ©es et d’images.
Antoine Rostand, crĂ©ateur de Kayrros, connaissait bien les questions pertinentes pour cette industrie car il avait dĂ©veloppĂ© avec succĂšs une activitĂ© pointue de consultants (4). Il a rĂ©uni autour du berceau de Kayrros un cercle de scientifiques co-fondateurs rĂ©putĂ©s (5), eux-mĂȘmes connectĂ©s Ă des centres de recherche (6), ainsi que des grands noms de lâindustrie des hydrocarbures.
Cette alliance de la recherche et de lâindustrie est un peu une rĂ©union de contraires ou, pourrait-on dire, de complĂ©mentaires. Les chercheurs sont attirĂ©s par des problĂšmes dont on ne connait pas encore la solution. Câest ce qui les excite. Les industriels, eux, veulent rĂ©pondre Ă des soucis prĂ©sents et concrets.
Nous ne sommes bien sĂ»r pas les seuls. Let It Wave, fondĂ©e par Stephane Mallat (7), est un exemple bien connu des mathĂ©maticiens. Il y a d’autres aventures trĂšs proches chez les mathĂ©maticiens. Par exemple, Jean-Michel Morel, aprĂšs des travaux brillants, en collaboration avec Pierre-Louis Lions, sur certains aspects thĂ©oriques du traitement d’images, a dĂ©veloppĂ© un remarquable laboratoire de traitement d’images satellitaires Ă l’ENS Cachan, sans doute, un des meilleurs laboratoires universitaires dans le monde sur ce sujet. La collaboration d’un laboratoire universitaire avec le monde de l’entreprise est un dĂ©fi : cela demande une Ă©coute et une intelligence de part et dâautre. Ce laboratoire a eu une trĂšs forte contribution au dĂ©veloppement de Kayrros.
Câest cette rencontre entre scientifiques et industriels qui donne naissance Ă ce genre de start-up. La prĂ©sence de ces conseillers scientifiques Ă©troitement impliquĂ©s depuis le dĂ©part permet Ă ces start-up de recruter, de maniĂšre continue, des chercheurs et des ingĂ©nieurs venant des meilleures Ă©coles et de les orienter. Câest un atout trĂšs puissant.
Ce conseil de scientifiques permet aussi de contourner les obstacles quand on sâattaque Ă des applications techniquement difficiles. Par exemple, nous avons eu Ă analyser des images de faible rĂ©solution liĂ©es au stockage dans les raffineries ou aux activitĂ©s de production. Une fois ce problĂšme rĂ©solu, il faut intĂ©grer les rĂ©sultats que fournissent nos outils dans les processus de dĂ©cision des clients, acteurs de lâindustrie : compagnies pĂ©troliĂšres, fonds dâinvestissement, banques, grands groupes industriels. Et lĂ , ce sont les industriels qui savent.
Câest la formule-clef de lâinnovation Ă partir de sciences pures comme les mathĂ©matiques. Pour nous scientifiques, câest trĂšs stimulant de travailler sur des problĂšmes concrets et rĂ©els que nous posent les industriels et dâaller chercher le meilleur de notre discipline sur le plan scientifique pour y rĂ©pondre.
On progresse chaque jour Ă Kayrros en dĂ©veloppant des produits nouveaux pour le secteur de lâĂ©nergie Ă partir de cette science dâanalyse des donnĂ©es et des images. Bien utilisĂ©s, tous ces outils vont aider les acteurs de ce secteur Ă suivre de prĂšs en temps rĂ©el leurs actions, en particulier au regard de la transition Ă©nergĂ©tique, et de ce fait, Ă mieux la gĂ©rer. Ces produits sont appelĂ©s Ă sâĂ©tendre Ă dâautres secteurs et câest chaque fois la transparence que ces outils apportent qui devient une aide Ă la dĂ©cision pour les industriels.
Mots-clĂ©s : big data – Ă©nergie – entrepreneur – mathĂ©matiques – traitement images et donnĂ©es
(1) La thĂ©orie des jeux Ă champ moyen est proposĂ©e en 2006 indĂ©pendamment par J-M. Lasry et P-L. Lions dâune part et P. Caines, M. Huang et R. MalhamĂ© dâautre part. Dans les jeux Ă champ moyen, les agents, en grand nombre et tous de mĂȘme nature, cherchent Ă optimiser lâĂ©tat dans lequel ils se trouvent, mais leurs prĂ©fĂ©rences dĂ©pendent partiellement du choix des autres agents. Cette dĂ©pendance est « statistique », les joueurs Ă©tant trĂšs nombreux : on dit que ces prĂ©fĂ©rences dĂ©pendent de champs moyens crĂ©Ă©s par les autres agents. Comme dans un Ă©quilibre de Nash, les agents cherchent une stratĂ©gie individuelle optimale d’Ă©quilibre, c’est-Ă -dire tenant compte des stratĂ©gies anticipĂ©es des autres. La dynamique d’Ă©quilibre est souvent alĂ©atoire Ă la fois au niveau individuel et au niveau collectif.
(2) Pierre-Louis Lions, mathématicien, professeur au CollÚge de France, médaille Fields
(3) Directeur interministĂ©riel du numĂ©rique, ancien directeur dâEtalab.
(4) Filiale du groupe Schlumberger, cette activité a été rachetée par Accenture.
(5) En plus de Jean Michel Lasry, Alexandre dâAspremont, directeur de recherche CNRS et professeur attachĂ© Ă lâENS ; Laurent el Gaoui, professeur EECS UC Berkeley; Antoine Halff, Senior Research Scholar au Centre de Global Energy Policy, Columbia University.
(6) INRIA, Cachan et le CMLA
(7) Stephane Mallat a contribuĂ© Ă lâessor de la thĂ©orie des ondelettes ; avec Yves Maier, il est le fondateur de Let it Wave, une start-up sur le traitement des images, quâil a dirigĂ©e de 2001 Ă 2007.
- Big Data pour start-up - 31 mai 2019
Commentaires récents