« Engagez-vous ! ». Cette injonction, pendant longtemps reléguée à la sémantique militaire, apparait désormais au cœur des enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Face à des problématiques de plus en plus urgentes et de grande ampleur, chacun est appelé à faire la preuve de son engagement en tant que citoyen, mais aussi, et c’est nouveau, en tant qu’acteur économique. C’est vrai sur le plan individuel – consommateur responsable, salariés impliqués en pro bono,… -, mais aussi au niveau de l’entreprise – RSE, labellisations diverses (ISO 26000, B-Corp, ESUS…)-.

En apparence, il semble difficile de conjuguer notre capacité à développer des initiatives économiques prospères et notre souhait de promouvoir des projets utiles au plan sociétal. En se penchant sur le dictionnaire, cette supposée déconnexion apparait de façon flagrante. Économie : ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses. Engagement : fait de prendre parti sur les problèmes politiques ou sociaux par son action et ses discours. 

Et si l’avenir passait par la promotion d’un nouveau modèle : l’économie de l’engagement ?

L’économie de l’engagement, une alternative nécessaire et utile

Aujourd’hui, force est de constater l’insuffisante efficacité des réponses traditionnelles aux grandes problématiques du monde contemporain. Deux exemples récents : après la COP21 engageant les signataires à diminuer drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre, la France a vu son taux augmenter de plus de 3% par an en 2016 et 2017 ; fin 2018, face aux revendications sociales des gilets jaunes, le gouvernement promet 10 milliards d’euros d’aides publiques, sans parvenir à apaiser le mouvement. Les solutions d’hier ne fonctionnent plus…

Face à cette situation émergent de nouvelles propositions économiques dont l’objectif est de créer un modèle de production dans lequel l’engagement mutuel des différentes parties devient une véritable source de création de valeurs, au travers d’une vision partagée des solutions, un modèle de répartition plus juste des bénéfices, dont la valorisation n’est plus seulement financière mais aussi sociale et environnementale. La résolution d’une problématique sociale par les acteurs économiques privés ne peut plus dépendre soit du bon vouloir des dirigeants, soit de mesures de coercition politique.

Prenons un exemple concret : lorsqu’un géant français de l’agroalimentaire, Danone, s’associe avec un des pionniers mondiaux du microcrédit, Grameen, afin de créer un nouveau projet spécifiquement calibré pour les pays en développement autour de produits laitiers à haute valeur nutritive, ils créent ensemble un modèle économique viable, à la portée des consommateurs visés, et dans le même temps ils permettent de répondre à une urgence sociétale – la malnutrition chronique qui affecte ces pays -.

Les nouvelles frontières du Bien Commun

Au sein de l’économie de l’engagement apparait une nouvelle répartition des rôles et des responsabilités. Avec l’avènement d’outils collaboratifs rapides et faciles d’utilisation, les consommateurs participent à l’évolution des produits, proposent des améliorations ou, au contraire, dénoncent des biais d’utilisation. Au sein même des entreprises, les lignes bougent. Les départements de RSE ou d’éthique sont de moins en moins confinés à la marge des décisions exécutives mais intègrent au contraire le cœur de la stratégie de l’entreprise. Récemment, plusieurs acteurs majeurs de l’économie française comme Total ou BNP Paribas ont nommé au sein des comex des directeurs de l’engagement, dont les fonctions vont bien au-delà de l’incarnation d’une « bonne conscience » de l’entreprise. Il s’agit véritablement, pour ces groupes, de devenir acteur à part entière des grandes problématiques de société, de s’y donner une voix et des moyens d’action adéquats.

Dans l’économie de l’engagement, la place du politique évolue elle aussi, surtout à l’échelle territoriale. Chargé de l’application et du respect de l’intérêt général, le politique travaille désormais main dans la main avec les acteurs économiques, garantissant même littéralement l’investissement des entreprises dans la résolution de problématiques sociales. Le Contrat à Impact Social (Social Impact Bond) qui met en œuvre des investissements privés dans un projet sociétal, réalisé de concert par les acteurs économiques et associatifs, transforme le politique en payeur final, en fonction des résultats obtenus – par exemple quand il s’agit de lutter contre la récidive à la sortie de prison ou pour sortir de la spirale du décrochage scolaire -. Dans ce modèle, le « privé » incube et prend le risque, le « public » développe et essaime sur la base de résultats concrets, rendant plus efficaces les initiatives pour l’intérêt du plus grand nombre.

Si l’économie de l’engagement comporte de réelles opportunités pour le monde moderne, elle pose aussi de nombreuses questions. Le Bien Commun revient au cœur de la raison d’être du modèle économique, à parité avec l’ambition de développer un bénéfice financier. Mais alors, qu’adviendra-t-il d’activités qui ne sont par essence pas « rentables », comme la prise en charge du handicap ou le soutien à la création artistique ? Le développement de l’économie de l’engagement ne doit pas condamner toute velléité de soutien strictement philanthropique. Au contraire, elle incite chaque porteur de projet à penser sa potentielle utilité sociale et à l’ancrer sur le modèle économique le plus approprié à sa réussite.

De la même façon, certaines voix s’inquiètent d’une plus grande emprise du secteur privé sur les grands enjeux contemporains. Quelle légitimité politique une fondation comme celle de Bill & Melinda Gates possède-t-elle pour intervenir, avec des moyens égaux à ceux d’un État, sur tel ou tel enjeu de santé publique en Afrique ? De qui tient-elle son mandat et comment l’arrêter dès lors qu’elle n’est comptable auprès d’aucun électeur de son action ? De nombreux défis sont posés à la démocratie telle que nous la connaissons et des garde-fous sont à imaginer pour se préserver de toute dérive.

Concrètement, que produit l’économie de l’engagement ?

Dans tous les domaines et dans tous les secteurs, les initiatives émergent et se développent dans le sens de l’économie de l’engagement.

Bâtie il y a plusieurs siècles à Neuville-sous-Montreuil, la Chartreuse de Neuville a connu mille vies et accueilli en son sein des communautés religieuses, des orphelins, des malades… Elle abrite aujourd’hui un projet unique en son genre et emblématique d’un engagement partagé par tous les acteurs d’un même territoire.  Ce projet articule une dimension patrimoniale exceptionnelle avec la restauration de la bâtisse et une dimension d’innovation sociale au sein des projets qui y sont abrités, mobilisant la population locale.

Il s’appuie sur un modèle économique mixte, où la philanthropie rencontre l’investissement d’intérêt général, et auquel œuvrent ensemble les pouvoirs publics, de grandes entreprises, les acteurs du territoire, ainsi que des donateurs grands et petits. Tous s’engagent dans ce projet qui a du sens à la fois pour son environnement direct, mais aussi pour alimenter l’écosystème de l’innovation sociale.

L’initiative de 1001 Fontaines traduit elle aussi formidablement ce qu’est l’économie de l’engagement. Son objectif est de fournir en eau potable des populations qui n’y ont pas accès, prioritairement au Cambodge, à Madagascar et au Vietnam. Pour cela, 1001 Fontaines développe des kiosques de purification d’eau, cette dernière étant ensuite commercialisée et distribuée notamment dans les zones rurales. Ces kiosques sont dirigés par des entrepreneurs locaux, formés et accompagnés dans la durée. Le modèle économique de 1001 fontaines est à la fois philanthropique et entrepreneurial : les kiosques et les machines étant acquis et installés grâce aux dons, et, une fois en marche, permettant à de micro-entreprises parfaitement autonomes financièrement de se développer. L’agilité de 1001 fontaines est exemplaire d’une nouvelle façon de penser l’engagement pour permettre à des projets d’avoir de l’impact de façon durable.

La question du financement des projets a longtemps été traitée de façon très dichotomique : soit le projet est d’intérêt général et il se finance par la philanthropie, soit il ne l’est pas, alors il doit se développer par l’investissement. Cette vision est aujourd’hui dépassée. La croissance de l’impact investing est à ce titre révélatrice, pour accompagner des entreprises sociales traditionnelles comme des start-up sociales innovantes. La commission Impact de France Invest compte aujourd’hui une trentaine de membres, près de trois fois plus qu’il y a deux ans ! Ces nouveaux acteurs interviennent avec efficacité pour résoudre des problèmes sociaux et environnementaux, poussant même de grandes fondations institutionnelles à se positionner sur l’impact investing. Les annonces récentes de la Fondation Carasso et de la Fondation de France en témoignent. Là encore, l’économie de l’engagement fait bouger utilement les frontières de la finance.

Alors demain, tous engagés ?

Les exemples d’opérations propres à l’économie de l’engagement ne manquent pas aujourd’hui, et permettent de mesurer le gain social, écologique et économique d’une telle évolution des pratiques. Cependant, des mesures autrement plus incitatives sont nécessaires pour que la transformation s’opère de manière systémique et rende la perspective de cette voie de l’engagement accessible à tous les acteurs qui veulent et peuvent s’en saisir.

Tout d’abord, il est essentiel que la puissance publique reconnaisse aux financements privés de l’économie de l’engagement leur caractère particulier car d’intérêt général. Ces derniers mois ont vu des remises en cause inédites des dispositifs fiscaux construits depuis plus de quinze ans en France pour encourager, accompagner et développer le mécénat des entreprises et la philanthropie des particuliers. La France dispose d’un des systèmes les plus incitatifs au monde, qui a permis de faire décoller la participation des acteurs économiques grands et petits (plus de 73% des entreprises mécènes sont des PME/TPE) dans tous les domaines de l’intérêt général… Mais certaines voix parlementaires se sont élevées pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme des niches fiscales privant la puissance publique de ses moyens. Cette vision très jacobine de la prise en charge de l’intérêt général va à l’encontre de l’avènement d’une véritable économie de l’engagement. Certes, l’Etat doit être le garant des orientations prises par les mécènes et les philanthropes, en regardant de près les objectifs et les résultats d’une dispense partielle de fiscalité sur ces dépenses. Mais pour entrer de plain-pied dans l’ère de l’économie de l’engagement, il faudrait au contraire rapprocher la fiscalité des investissements à impact de celle du mécénat et de la philanthropie, pour peu que ceux-ci soient décidés sous le contrôle ou avec une participation active de la puissance publique.

La perte de revenus directs pour l’Etat pourrait être compensée par les économies de dépenses sociales et structurelles effectivement réalisées, d’autant que ces projets sont souvent relatifs à des actions de « prévention », permettant d’éviter des coûts de « réparation » bien supérieurs. Que l’on pense à la dynamisation territoriale rendue possible par la rénovation et l’exploitation de patrimoines historiques, que l’on imagine de nouveaux services, conçus par des entreprises, pour rompre l’isolement et la dépendance des personnes âgées dans une société qui comptera 5 millions de plus de 85 ans à l’horizon 2030, ou encore que l’on aboutisse à des passerelles plus efficaces entre formation et emploi pour les 100 000 décrocheurs scolaires qui sortent de l’école sans diplôme chaque année…

Il s’agit aussi pour le secteur privé de penser son engagement social et écologique sous un autre regard que celui de l’obligation ou du gain fiscal direct, car il est désormais attendu que l’entreprise se pose comme un véritable acteur de la société civile et de la prise en charge de l’intérêt général.

C’est même devenu une exigence de plus en plus forte de la part des nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail : nombre de recruteurs constatent aujourd’hui que les candidats les interrogent autant sur les engagements sociaux de l’entreprise que sur le périmètre de leur poste. Face à un monde en pleine mutation, où les risques environnementaux et sociaux n’ont jamais été aussi élevés, l’enjeu de « sens » recherché par ces générations questionne l’entreprise et l’entrepreneur sur leur rôle et la mise en avant de leur responsabilité sociale.

Cette lame de fonds entraine une réflexion sur le statut même de l’entreprise dans le code civil. Jusqu’à présent, la création d’une entreprise obéissait au seul contrat passé entre des personnes dans le but de mettre en commun des biens ou une industrie afin d’en partager le produit de l’économie en résultant. Mais l’article 61 de la loi Pacte, votée fin 2018, entend proposer une alternative à cette définition en associant à la recherche de performance économique pour une entreprise une finalité d’intérêt collectif. L’entreprise à mission, qui découlera de cette transformation du droit, aura pour obligation d’instaurer, à l’égal de son objet économique une finalité sociale et environnementale, opposable par des tiers en cas de non-respect. Même si la notoriété de ce dispositif est encore faible dans l’écosystème français, une cinquantaine de structures se sont déjà positionnées au sein d’une communauté des entreprises à mission, parmi lesquelles on note aussi bien des start-up innovantes comme Phenix, que des ETI installées comme le groupe Camif, ou encore des géants du secteur comme Danone ou La Poste.

Inventer le futur économique et social

La véritable clé de l’avènement de l’économie de l’engagement résidera dans la créativité des acteurs économiques qui auront fait le pari de cette transformation. Concevoir la production de biens et services dans un ensemble d’internalités et d’externalités connectées, dont l’alpha et l’oméga ne peuvent plus être uniquement mesurés en valeur financière, cela demande une profonde (r)évolution des logiques de fonctionnement de l’entreprise et de la vision de l’entrepreneur.

Pour ce faire, trois pistes de réflexion peuvent être envisagées et mises en œuvre rapidement.

Établir une stratégie d’entrée dans l’économie de l’engagement afin d’en mesurer en amont toutes les potentialités et les impacts par et pour l’activité de l’entreprise. Pour cela, un accompagnement adéquat doit être défini avec un phasage particulier (conception / implémentation / diffusion) et une identification précise des sujets à adresser. De nouveaux conseils émergent ainsi pour permettre cette transition vers l’économie de l’engagement. L’objectif est bien d’explorer toutes les modalités d’action offertes à une entreprise pour participer (financièrement, par ses moyens humains et technologiques, par son influence commerciale et d’opinion…) à une meilleure prise en compte de son environnement social et écologique.

S’ouvrir à son écosystème direct, même et surtout si l’activité de l’entreprise la conduit à être présente dans d’autres territoires ou pays que le sien propre. Cela ne signifie pas seulement soutenir le club de football amateur local mais véritablement prendre conscience des besoins de son territoire et de sa participation pour les résoudre. Ces dernières années, nombre de groupes internationaux ont installé leurs sièges sociaux en banlieue parisienne, souvent adossés à des quartiers « politique de la ville » où les difficultés sociales et économiques sont nombreuses. Alors même que ces groupes disposent souvent de fondations très actives, d’engagements sociaux et environnementaux clairement définis et d’une gouvernance impliquée sur les enjeux de responsabilité sociale, ils peinent à obtenir un impact direct sur le bien-être des habitants des dits-quartiers par manque de connaissance et de moyens d’actions appropriés.

Devenir un vecteur de l’économie de l’engagement, en considérant ses parties prenantes non pas dans leur rapport exclusif à l’activité économique (actionnaires, salariés, consommateurs ou usagers…) mais dans la globalité de leurs interactions sociales, en tant que citoyen, chef de famille, voisin… Parvenir à tenir compte de ces différentes singularités d’un individu permet à l’entreprise de les associer dans des formes d’actions nouvelles où s’exprime sa responsabilité : ainsi on a vu se développer des dispositifs permettant d’investir son arrondi sur salaire ou sur un ticket de caisse pour une cause d’intérêt général avec l’abondement de l’entreprise concernée ; mais plus innovant encore, de nouveaux services de participation citoyenne sont proposés par les entreprises à leurs salariés pour dynamiser l’engagement de chacun, comme Wenabi ou Work Well.

Terminons en nous projetant dans un futur engagé. Voici la définition que nous pourrions lire demain : Économie de l’engagement : ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses et permettant de résoudre des problèmes sociaux et environnementaux. 

Mots-clés : impact – économie – engagement – intérêt général – philantropie – rse – mécénat

Sarah Huisman-Coridian et Augustin Debiesse
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