Personnalité incontournable dans le monde de la philanthropie, Francis Charhon s’est engagé dans l’action humanitaire dès le début de son parcours d’anesthésiste-réanimateur. Avec quelques autres figures très médiatiques de ces « French doctors », comme on les a appelés à l’époque, prêts à intervenir pour tenter de panser les plaies des populations touchées par des crises humanitaires – Cambodge, Mozambique, Tchad, Ethiopie…- , il a été à l’origine de Médecins sans frontières. Il en devient le président dès 1980, avec l’objectif de « structurer ce chaos de bonnes volontés ». Changement de cap en 1992 lorsqu’il rejoint l’ambiance en apparence plus policée de la Fondation de France, dont on lui propose de prendre la direction générale. Pendant les 25 années qui suivent, il est dans cette mission le témoin-acteur du formidable développement et de la professionnalisation de la philanthropie française. Il transmet en 2016 le flambeau de cette institution à Axelle Davezac[1], mais loin de prendre sa retraite, il crée une structure de consultant qui conseille évidemment les fondations. Ambassadeur inlassable du monde de la philanthropie, il a publié de nombreux ouvrages pour mieux faire connaître ce secteur, objet de son engagement passionné de plus de quatre décennies. Dans le cadre du dossier que nous consacrons précisément à l’engagement, Francis Charhon partage ici quelques idées de son ouvrage « Vive la philanthropie »* avec les lectrices et lecteurs de variances.eu[2].

Francis, quelle est votre définition de la philanthropie ?

Utilisé pour désigner à la fois les prédispositions de l’homme à vouloir le bien de ses semblables, et un idéal moral ou spirituel à atteindre, le terme de philanthropie a pris un sens plus pragmatique au 20e siècle pour désigner l’acte délibéré de donner pour la cause de son choix. La philanthropie  encourage et soutient l’action sociale et les activités humanistes. A travers les formes diverses qu’elle revêt, elle représente une option alternative à l’échange marchand et à la redistribution publique, à la croisée des sphères publique et privée.

La philanthropie moderne est née aux Etats-Unis. Comment peut-on la caractériser ?

La philanthropie moderne a en effet émergé aux Etats-Unis dès la fin du 19e siècle, au lendemain de la guerre de Sécession, à la fois pour aider à la reconstruction des Etats du sud et pour favoriser la réconciliation nationale. La première guerre mondiale a conduit la philanthropie à changer d’échelle, et à devenir une forme de collecte d’épargne destinée à financer des actions publiques. Puis, jusqu’aux années 1960, argent public et argent privé ont œuvré ensemble au bien commun, avant que la philanthropie ne manifeste son indépendance à l’égard du gouvernement et que les fondations ne défendent l’idée d’une action directe vers les communautés ciblées. Il s’agit aussi, d’après le propos de Bill Gates, en 2008 à Davos, pour présenter sa conception que l’on peut qualifier de « philanthrocapitalisme », d’appliquer les forces incitatives du marché à la philanthropie, et de remédier ainsi aux insuffisances avérées de l’action des Etats et des ONG. La comparaison  entre Etats-Unis et France dans le domaine de la philanthropie n’est certes pas totalement pertinente, notamment car l’engagement financier n’est pas du tout du même niveau dans notre pays. Une réflexion se développe toutefois sur l’efficacité de l’action philanthropique et sur la mesure de son impact, en regard des dépenses engagées. Il en découle une volonté de maîtrise des dépenses de fonctionnement[3], qui peut se révéler contre-productive car les actions philanthropiques ont besoin de compétences. Le secteur non lucratif parvient malgré tout à recruter les personnels compétents dont il a besoin, même si les salaires y moins élevés que dans le secteur privé.

Comment situez-vous la France dans le paysage philanthropique européen ?

Les modèles philanthropiques en Europe sont souvent le reflet des sociétés sous-jacentes. On observe bien un début d’européanisation de la philanthropie sur notre continent, notamment illustrée par la création du Centre Européen des Fondations, dont l’objectif est de structurer davantage le secteur des fondations et de rassembler celles qui souhaitent mener des projets collectifs transfrontaliers, mais les modèles demeurent hétérogènes. On peut ainsi distinguer:

  • un modèle anglo-saxon, dont le Royaume-Uni constitue l’archétype, dans lequel la société civile est vue comme une forme de contre-pouvoir face à l’Etat. L’environnement juridique et fiscal y est particulièrement favorable aux dons et aux legs;
  • le modèle rhénan dans lequel prévaut un partenariat entre une société civile forte et un Etat généreux, et qui n’encourage pas particulièrement le don;
  • un modèle scandinave où la complémentarité domine entre l’Etat et une société civile forte, via notamment la présence d’importantes fondations, qui jouent le rôle d’éclaireur sur des besoins sociaux;
  • enfin, un modèle méditerranéen caractérisé par un Etat puissant et un contrôle marqué des organisations et associations.

Le paysage français, qui a longtemps relevé de ce dernier modèle, a beaucoup évolué au cours des vingt dernières années, pour devenir une référence en matière de philanthropie grâce notamment à l’encouragement fiscal des dons et des legs, à la structuration de l’écosystème philanthropique et à la professionnalisation de ses acteurs.

La philanthropie en France a connu un grand essor ces dernières années. L’évolution de la réglementation a été l’une des causes de ce développement. Quelles sont les différentes structures philanthropiques, et comment sont-elles encouragées ?

L’appareil juridique et fiscal français, complété en 2006 par la loi portant réforme des successions et des libéralités, en 2007 par la loi TEPA et en 2008 par la loi de modernisation de l’économie qui a créé le fonds de dotation, est devenu en trente ans l’un des plus favorables au monde. Trois outils principaux sont aujourd’hui proposés pour mettre en œuvre des actions philanthropiques : les fondations, les fonds de dotation et le mécénat d’entreprise.

Une fondation[4] est une personne morale de droit privé but non lucratif, créée par un ou plusieurs donateurs (personnes physiques ou morales) pour accomplir une œuvre d’intérêt général[5]. Elle est destinée à recueillir et gérer des biens consacrés de façon irrévocable au développement de ces actions. Les donateurs particuliers bénéficient d’une réduction d’impôt sur le revenu pour 66 % des sommes versées aux fondations, comme à tous les organismes d’intérêt général, dans la limite de 20 % de leurs revenus. En revanche, la possibilité de réduction d’IFI (75 % du don dans la limite de 50 000€) ne bénéficie qu’aux dons aux fondations reconnues d’utilité publique[6]. La fondation se distingue de l’association par le fait qu’elle ne résulte pas du concours de volonté de plusieurs personnes pour œuvrer ensemble autour d’un projet commun, mais de l’engagement financier irrévocable de ses créateurs.

Le fonctionnement administratif d’une fondation reconnue d’utilité publique est assez proche de celui d’une société anonyme : possibilité d’opter pour une organisation à conseil d’administration ou pour une direction bicéphale (conseil de surveillance et directoire). Ces fondations sont soumises à une tutelle administrative et à l’obligation de produire des comptes et un rapport annuels.

La fondation abritée, créée au sein de l’Institut de France, de la Fondation de France et de 52 autres fondations, n’a pas le statut de personne morale mais bénéficie des avantages de la fondation abritante et son budget est géré par la fondation qui l’héberge.

Les fonds de dotation, qui s’apparentent aux endowment funds anglo-saxons, sont une forme juridique issue de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Leur création se justifie par le besoin de disposer d’outils plus souples pour favoriser le développement d’actions d’intérêt général. Le fonds de dotation est une personne morale utilisée comme outil de financement privé et désintéressé d’actions d’intérêt général. L’absence de toute autorisation administrative préalable permet de disposer d’une structure opérationnelle dans un délai limité à un mois, et la gouvernance peut être organisée à leur convenance par les fondateurs de ces fonds de dotation. Les dons des particuliers à ces fonds de dotation bénéficient des mêmes avantages fiscaux que ceux versés aux fondations, sauf au titre de l’IFI.

Enfin, le mécénat d’entreprise est un apport financier, matériel et humain sans contrepartie, à une structure ou un événement reconnu d’utilité publique et présentant un caractère d’intérêt général. La loi Aillagon du 1er août 2003 a encouragé les entreprises à s’engager davantage dans des actions de mécénat, en leur faisant bénéficier d’un avantage fiscal[7], même s’il est question dans le cadre d’une nouvelle réforme fiscale de réduire le recours au mécénat d’entreprise. La mise en place d’une politique de mécénat permet aux entreprises de s’inscrire dans une action citoyenne. De plus, lorsque l’entreprise met ses ressources et son savoir-faire au profit de l’intérêt général, l’impact est positif non seulement pour la société dans son ensemble mais également pour l’entreprise elle-même, à travers la fierté que peuvent ressentir les salariés engagés dans ces actions. 

Le scandale de l’ARC dans les années 1990 a entraîné la défiance des donateurs. Comment les organismes philanthropiques sont-ils aujourd’hui encadrés ?

L’écosystème philanthropique s’est doté d’organes de régulation internes qui viennent compléter l’encadrement public par l’Etat (ministères, Cour des comptes…) et privé, à travers le contrôle effectué par les commissaires aux comptes. Aujourd’hui, une traçabilité absolue des dons est assurée, et les organismes philanthropiques assurent la transparence de leurs actions. A titre d’illustration, le comité de la Charte a été mis en place en 1989 à l’initiative de 18 grandes associations et fondations sociales et humanitaires, soucieuses de développer une relation de confiance avec les donateurs. C’est un outil de régulation des organisations faisant appel à la générosité publique. Il exerce une fonction de contrôle continu des 80 organismes qui ont volontairement choisi d’adhérer à ses exigences de déontologie. Il en est de même d’IDEAS qui accompagne les organisations dans la mise en place de bonnes pratiques. En ce qui concerne les fondations, elles ont également la possibilité d’échanger leurs expériences et de bénéficier d’un réseau d’expertises grâce au Centre Français des Fonds et Fondations créé en 2002.

Pouvez-vous nous donner des éléments d’appréciation du poids économique de la philanthropie en Europe et en France ?

On compte 130 000 fondations en Europe, pour des dépenses cumulées de 54 milliards d’€ et un total des dons des particuliers de 25 milliards d’€[8] par an. Les pays qui comptent la plus forte proportion de donateurs sont les Pays-Bas, la Suisse, la Pologne et la Suède, mais les dons des Britanniques représentent près de la moitié des dons totaux enregistrés en Europe, et le don moyen y est le plus élevé d’Europe, grâce notamment à une grande variété de dispositifs – les Britanniques peuvent en particulier faire verser leurs dons par leur employeur – et à la déductibilité fiscale des dons.

En France, on comptait fin 2015 plus de 2 000 fondations, couvrant 8 statuts juridiques différents : fondations reconnues d’utilité publique, fondations d’entreprises, fondations abritées, fondations de coopération scientifique, fondations universitaires, fondations hospitalières… et plus de 2 000 fonds de dotation. Selon les chiffres de l’Observatoire de la Fondation de France, les fondations comptaient alors 84 100 salariés en France, détenaient 21,9 milliards d’euros d’actifs et dépensaient annuellement 7,4 milliards d’euros pour financer des projets et des actions. Quant aux entreprises mécènes, elles sont de plus en nombreuses (170 000) et le budget alloué à leurs actions s’élevait en 2016 à 3,5 milliards d’euros.

Quels sont les principaux domaines d’intervention de la philanthropie ?

Entre 2009 et 2013, l’action sociale est devenue le domaine d’intervention le plus fréquemment retenu par les fondations, devant le domaine sanitaire et médical, les arts et la culture, puis l’enseignement supérieur. En termes de dépenses, ce sont toutefois la santé et la recherche médicale qui arrivent en tête (39,8 %) en raison de l’importance des budgets liés aux projets dans ce domaine, devant l’action sociale (34,5 % des dépenses). On retrouve ces dominantes dans le domaine d’action du mécénat d’entreprise : les domaines soutenus par les entrepreneurs mécènes sont la santé (44 %), le social (42 %), la solidarité internationale (38 %), puis la culture (24 %), le sport (21 %) et l’éducation (20 %).

Certains considèrent que c’est à l’Etat d’intervenir dans ces domaines. Comment dans ce contexte se positionne l’action des organismes philanthropiques ?

Comme le mentionne Sabine Rozier que je cite dans mon ouvrage, les relations entre les pouvoirs publics et les acteurs philanthropiques ont longtemps été empreintes de suspicion. L’Etat, en se muant en « providence », a ainsi contribué à disqualifier les anciennes pratiques charitables. Les relations entre Etat et mouvement philanthropique se sont cependant plutôt caractérisées par une réelle collaboration, et ceci n’a fait que se renforcer au cours de la période récente. En mettant en place une politique d’encouragement des dons et en favorisant la constitution de nouvelles institutions, l’Etat se définit désormais davantage comme un régulateur que comme un acteur. Des complémentarités se mettent ainsi en place, et les structures philanthropiques revendiquent souvent une dimension d’innovation, plutôt que de substitution ou de complément aux fonds publics. Grâce à la vivacité de l’action des organisations non lucratives, on constate l’apparition d’une myriade de projets impliquant la mobilisation des bénéficiaires et encadrés par des pratiques de « benchmarking ». Toutes ces initiatives favorisent le lien et la cohésion sociale, sujet de forte préoccupation à l’heure actuelle.

Quels sont selon vous les défis actuels de la philanthropie ?

L’écosystème philanthropique doit selon moi répondre à plusieurs grands défis :

  • celui lié à l’exigence croissante de la demande, qui se manifeste par un fort besoin de transparence, un désir de proximité de l’engagement et une volonté accrue d’implication;
  • l’évolution rapide de la culture philanthropique, avec un renforcement de l’orientation vers le résultat et du retour sur investissement, la montée en puissance des notions de communauté et de réseau ou l’arrivée de fondations étrangères sur le sol français;
  • l’instabilité de l’environnement, liée à l’évolution du droit et de la fiscalité et à la complexité accrue du paysage philanthropique;
  • l’émergence de nouveaux acteurs, avec notamment l’implication croissante des entreprises via leurs actions de mécénat, ou l’apparition de nouvelles plateformes de collecte et d’engagement via les réseaux sociaux.

Pour illustrer ces observations, remarquons que les acteurs publics, collectivités locales notamment, font eux aussi irruption dans le domaine de la philanthropie, et créent des fonds de dotation ou des fondations pour collecter des fonds privés au service de leur mission, brouillant ainsi l’image de la philanthropie. La complexité vient aussi de l’empilement des structures juridiques : huit statuts distincts de fondations, est-ce bien nécessaire ? Et s’agissant des fonds de dotation, au statut plus souple que celui des fondations, mais qui naissent parfois sans contrôle et souvent sans véritables moyens, il serait urgent de mieux les encadrer.

On assiste ainsi à une concurrence accrue pour la collecte dans un contexte de moindre encouragement aux dons, avec en particulier la transformation de l’ISF en IFI qui a réduit l’imposition, et donc la recherche de possibilités de défiscalisation des particuliers aux gros patrimoines.

Le mot de la fin ?

La philanthropie française s’est désormais établie comme un acteur majeur dans ses domaines d’intervention. Dans la phase de maturité qu’elle a atteinte, une clarification des rôles des différents acteurs est sans doute nécessaire, ainsi que la poursuite des efforts de transparence qui devraient s’appliquer à tous les acteurs.

 Synthèse de l’ouvrage réalisée par Eric Tazé-Bernard

 

Mots-clés: philanthropie – don – fondation – fonds de dotation – mécénat d’entreprise – intérêt général.

* « Vive la philanthropie » de Francis Charhon, aux éditions du Cherche Midi


[1] Variances.eu a prévu, dans le cadre de ce dossier sur l’engagement, d’interviewer Axelle Davezac pour apporter un éclairage plus précis à l’action de la Fondation de France

[2] Francis Charhon a depuis publié un autre ouvrage, « L’engagement social pour les nuls », co-signé avec Marjolaine Koch.

[3] NDLR: la part des dépenses de fonctionnement dans les ressources totales des fondations et associations est très variable suivant les situations, et son interprétation doit être effectuée avec prudence.L’analyse des comptes d’un certain nombre d’institutions conduit à retenir un ratio type voisin de 15 %, hors frais de collecte des ressources.

[4] Plus précisément, l’article 18 de la loi du 23 juillet 1987 désigne une fondation comme « l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une oeuvre d’intérêt général et à but non lucratif ».

[5] La notion d’intérêt général est elle-même définie par l’article 200-1 b du code général des impôts. Pour qu’il y ait intérêt général, il faut que l’œuvre ait un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique, à la défense de l’environnement naturel ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises.

[6] La reconnaissance d’utilité publique est établie par décret du ministère de l’intérieur après avis favorable du Conseil d’Etat.

[7] L’apport effectué ouvre droit à une réduction d’impôt sur les sociétés. Le montant de cette réduction est variable suivant la finalité du versement; il s’établit à 60 % du montant du don effectué à une oeuvre d’intérêt général, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires hors taxes, et les PME ETI peuvent dépasser le plafond pour aller jusqu’à un montant de 10 000 €.

[8] Ces chiffres sont issus du Panorama de la philanthropie en Europe, Observatoire de la Fondation de France, 2015

Eric Tazé-Bernard