Statisticien-économiste (Administrateur de l’Insee, X et Ensae 69), devenu à mi-carrière « patriote et camelot » de l’ergonomie comme il se définit parfois, Serge Volkoff a participé au lancement du Centre de Recherche sur l’Expérience, l’Age et les Populations au Travail (CREAPT) qu’il a dirigé pendant vingt ans. Dans ce cadre il a participé à de nombreuses recherches en ergonomie, auxquelles il a apporté son regard croisé de statisticien et d’ergonome. Il est également membre du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), en tant que spécialiste du vieillissement au travail et de l’emploi des « seniors ».

Variances : L’ergonomie n’est pas une discipline bien connue. Peux-tu en donner une définition, en quelques lignes ?

Serge Volkoff : Il s’agit d’élaborer des connaissances sur les relations entre l’Homme et les caractéristiques de sa situation de travail, et de mobiliser ces connaissances afin d’améliorer les conditions de confort, de sécurité et d’efficacité pour les travailleurs (et travailleuses). On peut considérer que c’est une discipline scientifique puisqu’elle élabore ses propres modèles d’analyse et ses méthodes ; ou aussi une technologie puisque la mise en œuvre concrète de ses résultats fait partie du métier d’ergonome – même quand c’est un chercheur.

V : Quelle complémentarité développe l’ergonome aux côtés du statisticien, de l’économiste, du sociologue, du psychologue, du médecin qui, eux aussi, s’intéressent aux conditions d’exercice du travail ?

SV : Cela dépend de quelle ergonomie on parle. Un courant, plutôt dominant aujourd’hui à l’échelle internationale, est celui des Human Factors. Il privilégie l’étude, le plus souvent en laboratoire, de telle fonction de l’être humain face à une sollicitation déterminée, et il désigne les éléments souhaitables ou à éviter dans la conception d’un matériel, d’un espace, d’un système d’horaires…, d’où des règles à suivre, voire des normes, à l’échelle nationale ou internationale. La discipline la plus proche ici est sans doute l’épidémiologie professionnelle.

L’autre courant, très actif notamment en France et dans lequel je m’inscris, privilégie l’analyse directe – par observation en général – de l’activité de travail telle qu’elle se pratique, avec toute sa complexité et sa variabilité. Les échanges avec la psychologie du travail sont nombreux, mais aussi, de plus en plus, avec la sociologie afin de comprendre les enjeux sociaux de chaque situation de travail, des parcours professionnels aussi, donc d’élargir la perspective davantage que ne peut le faire l’ergonomie seule.

Pour ce qui est des médecins, les interlocuteurs de l’ergonome sont avant tout les médecins du travail, et plus généralement les équipes pluridisciplinaires en santé au travail, dans lesquelles on trouve d’ailleurs des ergonomes. Avec les économistes, les relations sont plus ponctuelles, seuls certains économistes ont engagé directement des études ou interventions communes avec des ergonomes ; c’est pour eux l’occasion d’interroger entre autres les critères habituels d’évaluation de la performance au travail.

Quant aux statisticiens, c’est assez simple à préciser : on peut faire jouer à la statistique le rôle que lui confère Alain Desrosières, celui de « langage carrefour » entre divers intervenants dans le champ des conditions de travail, comme les services de santé au travail, l’encadrement à divers niveaux, les représentants des salariés. Cela demande des choix de méthode et de positionnement, l’orientation vers une statistique que j’ai appelée « exploratoire » et « compréhensive », ce serait long à développer ici. J’ai essayé de m’en expliquer dans un livre en 2005[1].

V : Comment travaille un.e ergonome, très concrètement ?

SV : Cela dépend du contexte : le secteur, le type de métier, la place de l’ergonome lui-même (professionnel salarié dans une entreprise ou une administration, consultant, membre d’une équipe de santé au travail…), le contenu de la demande qui lui est adressée, le temps dont il dispose…

Si l’on doit souligner des caractéristiques à peu près constantes de son travail, j’en citerai deux : d’une part l’attention portée de très près à l’activité, telle qu’elle se déroule effectivement, sous des contraintes et avec des moyens toujours très variables, et qui toujours se distingue (c’est indispensable pour que cela fonctionne !) de la tâche telle qu’elle a été prescrite ; d’autre part la volonté de prendre l’initiative dans la construction sociale de sa propre intervention, en discutant des demandes qu’on lui formule, en choisissant ses interlocuteurs, en défendant l’indépendance de sa démarche, en diffusant largement et clairement ses résultats à toutes les personnes concernées, en mettant à l’épreuve les possibilités de généralisation qu’ils offrent ; c’est là entre autres que la production ou le recueil d’éléments quantitatifs, et leur analyse, peuvent s’avérer très utiles.

V : Ta propre expérience de l’ergonomie s’est construite dans le cadre du Creapt…c’est un contexte assez particulier, non ?

SV : Très particulier, même. D’abord il s’agit d’un thème vaste, mais assez bien défini : les relations entre l’âge, le travail, l’expérience et la santé. Notre idée est d’aborder sous de multiples angles les enjeux de l’avancée en âge, et du déroulement des parcours professionnels, en y intégrant le rôle des conditions de travail (qui laissent – ou non – des traces sur l’organisme, mais aussi peuvent favoriser – ou non – la construction de compétences) et les évolutions de la santé en lien avec ces conditions.

Au début les demandes d’études et recherches qui nous étaient adressées portaient sur les « vieillissants », compte tenu du contexte démographique, de l’avancée en âge des baby-boomers, des réformes des retraites. Aujourd’hui c’est plus divers, nous analysons aussi la répartition des contraintes de travail entre salariés de diverses tranches d’âge, les conditions d’accueil des « nouveaux » dans un atelier ou un service, les transmissions de savoirs professionnels entre générations, les possibilités pour l’encadrement de gérer la diversité des individus dans leurs équipes, la soutenabilité des parcours professionnels[2], etc. Très souvent nos études sont « quanti/quali », ce qui suppose une diversité dans les compétences de notre équipe, même si l’ergonomie prédomine.

Notre autre particularité est institutionnelle. Le Creapt est un Groupement d’Intérêt Scientifique (G.I.S). Il établit une coopération stable entre des services ministériels, des organismes comme l’Anact[3], des universités ou organismes de recherche, et quelques grandes entreprises. Chaque partenaire apporte des moyens – en finances, ou en participation de chercheurs au programme du GIS – de façon durable : notre convention constitutive est renouvelée tous les six ans, et certains partenaires sont là depuis le début. Tout cela ne nous interdit pas de mener des études ailleurs que chez nos partenaires, mais l’existence du G.I.S. apporte à la fois un peu de sécurité pour nos ressources, et le principe d’une réflexion commune à moyen/long terme, ce qui est précieux sur une question comme celle-là.

V : Comment coopérez-vous, et comment plus généralement les ergonomes coopèrent-ils avec les entreprises : avec quel niveau de la hiérarchie, sur quels types de situations ? 

SV : La règle de base est que l’on « coopère » avant tout avec les travailleurs dont on analyse l’activité. Il faut qu’ils aient donné leur assentiment sur l’orientation et les méthodes d’une étude ou d’une intervention, et qu’ils s’y intéressent, donnent des précisions, qu’ils soient les premiers à commenter, voire contester, nos observations et nos résultats, tout cela demande beaucoup de confiance. C’est l’engagement que nous prenons dès le début.

Quant à l’implication d’autres acteurs ou responsables, c’est variable. Evidemment il faut l’accord de l’employeur, ou d’un responsable habilité à donner cet accord. Plus largement, une intervention en ergonomie se mène en lien avec un réseau plus ou moins large de cadres, de responsables RH, de spécialistes divers (médecins, préventeurs, techniciens sécurité, formateurs…), de membres d’instances comme les CHS-CT (et CSE aujourd’hui).

En ce qui concerne le type de situations sur lesquelles on va se polariser, il n’y a aucune règle générale, là non plus. Ce choix se fait en tenant compte des préoccupations exprimées lors du lancement de l’intervention : des problèmes de santé au travail, de défauts dans la production ou la qualité d’un service, de changement délicat dans les objectifs ou les techniques… Mais ces préoccupations sont « retravaillées » par l’ergonome, qui en propose sa propre lecture, et en gros les méthodes d’analyse en découlent.

V : A l’heure des gilets jaunes et de l’expression du mal-être social d’un pan significatif de la population française active, que dire de l’utilisation que les pouvoirs publics font des remontées terrain des ergonomes ? Les ergonomes sont-ils des scientifiques qui savent se faire entendre ?

SV : La communauté professionnelle des ergonomes est petite – nettement trop petite d’ailleurs, à mon avis, mais encore faudrait-il que beaucoup de décideurs en soient convaincus. Et dans leur grande majorité, les ergonomes n’ont pas de contact direct avec les pouvoirs publics. Leurs résultats servent avant tout au sein de l’entreprise même où ils ont été établis. Ils les diffusent parfois plus largement, par exemple dans le Congrès annuel de la SELF[4], dont les Actes sont accessibles[5].

La question de savoir si les pouvoirs publics tiennent compte de ces connaissances renvoie à une autre, beaucoup plus générale : s’intéressent-ils au travail (je dis bien « travail », et non « emploi ») ? Je ne veux pas caricaturer : il y a, à certaines périodes, ou sur certains sujets comme les douleurs articulaires, les risques psychosociaux, les enjeux de la numérisation, la prévention des accidents industriels ou dans les transports…, des responsables gouvernementaux ou parlementaires qui prêtent attention aux conditions concrètes du travail et aux enjeux de santé et de performance qui en dépendent. C’est vrai dans notre cas, puisqu’autour des questions de relations âge/travail nous avons dans notre « tour de table » les ministères du Travail et de la Santé. A une autre échelle, des institutions comme l’Anact, ou l’Inrs[6] jouent un rôle très important dans l’animation du débat social et scientifique sur ces sujets – et il y a des ergonomes dans ces deux organismes. Mais j’admets qu’il y aurait beaucoup de progrès à faire.

Propos recueillis par Catherine Grandcoing (1978)


[1] L’ergonomie et les chiffres de la santé au travail : ressources, tensions et pièges. Editions Octarès, Toulouse

[2] http://www.cee-recherche.fr/publications/rapport-de-recherche/conditions-de-travail-et-soutenabilite-des-connaissances-laction

[3] Agence nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail

[4] Société d’Ergonomie de Langue Française.

[5] https://ergonomie-self.org/publications/actes-des-congres/

[6] Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles