Pour mettre en œuvre une allocation d’actifs, de nombreux investisseurs choisissent, plutôt que de sélectionner des titres, d’investir en fonds ou, lorsque leur taille le leur permet, en mandats délégués à des gérants externes. La sélection de fonds d’investissement et de gérants constitue ainsi une composante importante de la gestion de portefeuilles financiers et fait l’objet d’une abondante littérature[1] : les gérants de talent existent-ils, comment les identifier, comment les intégrer dans un portefeuille ? Alors, quand l’un des principaux investisseurs de la planète, le fonds souverain norvégien (NBIM)[2], livre en 2020 dans un rapport très détaillé les leçons qu’il tire de vingt ans d’investissement dans des gérants externes, l’intérêt de tout professionnel de ces métiers ne peut manquer d’être éveillé.

Rappel historique : de mandats régionaux à des mandats spécialisés

La gestion externe chez NBIM a commencé en 1998, avec une sélection initiale de quatre gestionnaires[3] indiciels puis, suite à leur sous-performance, NBIM est passé à la sélection de gestionnaires actifs dans les trois principales régions (Amérique du Nord, Europe et Asie-Pacifique). Au bout de trois ans, ces mandats ont été complétés par d’autres plus restreints, axés sur les entreprises de petite capitalisation et les marchés émergents, avec une concentration sur des mandats mono-pays.

Des mandats sectoriels ont également été octroyés à partir de 2001 sur la technologie, la santé, les services financiers, puis sur des segments de plus en plus étroits (biotechnologies, technologies médicales…) dans l’anticipation que les gérants spécialisés sur ces secteurs apporteraient une expertise de l’industrie et du paysage concurrentiel mondial complémentaire de celle de gérants généralistes. Un certain nombre de mandats sectoriels ont toutefois souffert pendant la crise financière de 2008-2009, conduisant NBIM à mettre fin à ces mandats, puis à abandonner toutes les stratégies sectorielles en 2013. L’institution fait cependant le constat que cette expérience l’a aidée à structurer les investissements qu’elle a lancés en 2009 dans des mandats environnementaux.

Des gérants externes pour quelles classes d’actifs ?

Comme on vient de le voir, les stratégies déléguées par NBIM à des gérants externes ont varié dans le temps. La focalisation initiale sur les grands marchés régionaux a évolué vers les actions des pays émergents et de petites capitalisations, qui sont aujourd’hui les seules stratégies déléguées par NBIM. Les autres stratégies ont progressivement été abandonnées, soit en raison de performances décevantes, soit par internalisation, ou bien encore du fait de la difficulté à identifier des indices de référence appropriés pour en mesurer les performances. NBIM a ainsi démontré sa capacité à s’adapter aux changements d’environnement de marché et à tirer les leçons de son expérience passée.

Pour NBIM, la sélection de gestionnaires s’appuie sur une vision du monde et sur l’anticipation de grandes tendances pour lesquelles une expertise externe semble nécessaire. Ainsi, c’est une vision précoce, au début des années 2000, de l’émergence future de la Chine comme puissance de premier plan, qui a conduit NBIM à rechercher des spécialistes de ce marché.

La décision de NBIM de déléguer des mandats sectoriels reposait par ailleurs sur l’idée que les gérants disposeraient de sources d’information différentes de celles utilisées par les gérants de mandats régionaux, et lui apporteraient donc de la diversification.

La délégation de mandats environnementaux à partir de 2009, sur les thèmes de l’énergie à faible émission, la gestion des ressources naturelles (eau en particulier) et les autres technologies environnementales, a répondu quant à elle à la volonté de l’institution de mettre en œuvre une politique d’investissement responsable. Après des résultats initiaux positifs, tous les mandats environnementaux ont été résiliés en 2018 pour les raisons suivantes : absence d’indice de référence reconnu, volonté de s’appuyer sur les capacités internes à l’institution et réallocation du budget de gestion active vers les mandats pays.

Quelles sont les qualités recherchées chez les gérants sélectionnés ?

NBIM se concentre en priorité sur des gérants adoptant une approche fondamentale basée sur une recherche approfondie.

En termes de structure capitalistique, NBIM marque une préférence pour les gérants évoluant au sein de sociétés non cotées, qu’il juge plus stables et moins sujettes à des conflits d’intérêts potentiels.

Mais pour NBIM, ce sont surtout les talents individuels qui comptent. L’institution sélectionne les gérants qui auront la responsabilité de ses portefeuilles, et pas nécessairement ceux proposés par leur société. Elle s’appuie pour cela sur des discussions approfondies et nombreuses organisées au sein des gestionnaires présélectionnés, afin de comprendre les processus décisionnels et les personnalités des individus. Pour NBIM, les caractéristiques essentielles recherchées sont une curiosité intense, de l’humilité et une capacité à changer d’avis car il est nécessaire de s’adapter aux changements d’environnement de marché, sans s’obstiner sur une approche qui ne fonctionne plus.

Pour gérer ses mandats sectoriels, NBIM est allé jusqu’à chercher à identifier des spécialistes d’une industrie disposant d’une expertise approfondie sur un segment de marché précis, par exemple de jeunes analystes employés par des organismes de recherche réputés, titulaires d’un doctorat et susceptibles de devenir des gérants de portefeuille performants. L’objectif était de fidéliser ces personnes, de les financer en début de carrière et de pouvoir éventuellement les suivre en cas de départ vers une autre société de gestion. Les résultats ont toutefois été décevants, en particulier pendant la crise financière de 2008-2009. Pour NBIM, ces analystes ont eu tendance à rester trop concentrés sur les fondamentaux des entreprises en ne prenant pas en compte l’influence des évolutions mondiales, alors que les gestionnaires expérimentés ont su mieux réagir. Ce constat rejoint celui de Kacperczyk et al.[4], qui ont montré dans un article publié en 2009 que les gérants de portefeuille talentueux sont ceux qui sont à la fois capables de sélectionner les bons titres dans les « booms » et de bien « timer » le marché en période de récession. Ainsi, comprendre le marché et son influence sur les titres est essentiel pour surperformer, et un gérant spécialiste des actions est nécessairement davantage qu’un pur expert de la sélection.

Enfin, sur les actions de petite capitalisation et les marchés émergents, NBIM juge important de s’appuyer sur des gérants basés localement, que l’institution juge mieux placés pour évaluer l’environnement institutionnel et les conséquences des mesures gouvernementales, rencontrer les entreprises et apprécier les risques de gouvernance d’entreprise. NBIM considère également que ces gérants locaux disposent d’un meilleur accès à des informations souvent publiées dans la langue locale. Ce besoin de proximité a été encore renforcé suite à la mise en œuvre d’une politique d’investissement responsable : sur ces marchés en effet, les risques de gouvernance sont plus élevés, ce qui justifie un dialogue direct et régulier avec les entreprises détenues.

Des moyens de sélection et de suivi très sophistiqués

Afin de sélectionner ses gérants, NBIM a estimé avoir besoin d’outils internes pour développer sa propre expertise de sélection et de construction de portefeuilles de gérants, sans recourir à des consultants. La décision a également été prise de confier la responsabilité de la sélection des gérants externes, non pas à un comité d’investissement, mais plutôt aux gérants de portefeuille de l’institution. Ces derniers, étant eux-mêmes en charge d’investir dans des sociétés cotées, pouvaient ainsi apporter leur expérience mais aussi l’enrichir.

A l’origine, NBIM a souhaité appuyer sa sélection sur l’envoi de questionnaires, avant de s’apercevoir que les réponses apportées par les gérants interrogés sur les sujets relatifs à l’équipe et au processus d’investissement n’étaient pas vraiment pertinentes. Pour NBIM, la performance historique n’est pas non plus une information très utile et il importe avant tout de disposer d’un accès complet et direct aux gérants et à leurs portefeuilles détaillés : en d’autres termes, « dis-moi ce que tu achètes et ce que tu vends, je te dirai qui tu es ». Cela a conduit NBIM, sur la base d’entretiens individuels poussés, destinés à bien comprendre les processus de décision, à repérer des gérants individuels aux compétences spécifiques, parfois différents de ceux proposés par les sociétés de gestion : les gérants les plus talentueux ne sont pas toujours ceux qui sont mis le plus en avant par leur employeur.

Un élément clé de l’expertise de NBIM a également consisté à construire une base de données renseignant les historiques des portefeuilles, afin d’identifier les gérants aux caractéristiques les plus attrayantes. Cette base a aidé NBIM dans la construction de ses portefeuilles de gérants et l’exécution des transactions. De plus, il a été décidé que tous les mandats seraient détenus sur un compte séparé auprès de la Norges Bank en tant que dépositaire, ce qui a permis à NBIM d’évaluer avec précision la façon dont chaque spécialiste gérait ses actifs, ainsi que de surveiller le niveau de trésorerie dans les portefeuilles des gestionnaires et donc de pouvoir l’ajuster à un niveau global si nécessaire. Cela permettait aussi à NBIM, en cas de résiliation du mandat, de simplement annuler l’autorisation de négociation, et la transition pouvait être gérée en interne.

En termes de suivi, des directives ont initialement été fixées aux gérants en termes de tracking error [5] maximum, mais elles ont ensuite été supprimées pour leur permettre de construire des portefeuilles concentrés, détenant une forte proportion de sociétés hors de l’indice de référence. En revanche, dans le cadre de sa politique d’investissement responsable, NBIM s’est donné la possibilité depuis 2017 d’imposer à ses gérants des directives de désinvestissements de certaines entreprises jugées particulièrement vulnérables à certains risques, notamment de gouvernance.

En termes de construction de portefeuille, NBIM recherche la diversification entre les mandats de gestion qu’elle octroie selon différents critères : type de processus de décision ; comportement dans les phases de crise ; localisation géographique – avec une préférence pour les gérants situés loin des grandes places financières -. NBIM revendique également une approche « contrariante », consistant à renforcer ses positions sur un gérant après une période inhabituelle de sous-performance, à condition, bien sûr, de rester confiant dans l’approche de ce gérant .

Des résultats très positifs

NBIM a mesuré la contribution de la gestion externe au rendement global de son portefeuille à 2,1% en termes bruts annualisés (et +1,8% en termes nets) sur 20 ans. Cette contribution a été particulièrement importante dans le cas des stratégies émergentes, de petites capitalisations et environnementales.

Cette surperformance s’est accompagnée d’un ratio d’information[6] de 86 points de base (pb), largement supérieur à la cible initiale de 25 pb, et dont la contribution principale provient de  la construction du portefeuille, dont 23 pb pour le seul effet de diversification entre les gérants. Cette diversification a pour origine la recherche par NBIM de gérants aux approches différentes, qui se manifeste par des corrélations moyennes négatives entre les rentabilités excédentaires des mandats sélectionnés sur les différentes stratégies : dit autrement, les périodes de surperformance des gérants ne coïncident généralement pas.

La qualité du « timing » et celle de l’ « horizon » ont également apporté des contributions positives à la performance. Pour le premier point, cela signifie que NBIM a tendance à investir dans des gérants avant qu’ils ne surperforment de manière plus significative que la moyenne. Le second reflète la capacité à rester plus longtemps investi sur des gérants performants et à se débarrasser plus rapidement des autres.

Quelques leçons pour les sélectionneurs de gérants

Les principales conclusions que l’on peut tirer de ce rapport sont les suivantes :

– Il est plus facile d’identifier les gérants surperformants sur des marchés moins efficients tels que les petites capitalisations et les marchés émergents.

– Si l’on en croit NBIM, la personnalité des individus en charge de la gestion des portefeuilles prime sur l’analyse des processus d’investissement, en tout cas dans le domaine de la gestion des actions. On peut toutefois supposer que la conclusion ne serait pas la même dans le domaine de la gestion obligataire qui repose bien davantage sur des modèles et outils quantitatifs sophistiqués.

– Les observations de NBIM sur le rôle respectif des analystes et des gérants, dans le cas des institutions qui distinguent les deux rôles, tendent à montrer que si les premiers sont très utiles pour générer des idées et pour mener des recherches approfondies, ils ne sont pas nécessairement les plus compétents pour construire des portefeuilles.

– NBIM constate, de manière réconfortante, l’impact positif des critères de durabilité sur la performance et la réduction des risques, en particulier sur les marchés émergents.

– Paradoxalement, la sélection de gérants est dans une large mesure une activité d’allocation d’actifs. Elle requiert en effet une vision des environnements dans lesquels les gérants talentueux sont particulièrement susceptibles de performer, une aptitude à bien définir les pondérations des différents gérants et à effectuer une allocation dynamique entre eux.

– L’expérience de NBIM montre également l’importance des outils. La valeur ajoutée générée par NBIM dans la sélection de gérants s’appuie en effet sur un système de suivi de portefeuilles très performant, qui lui permet de prendre des décisions rapides en cas de besoin.

Ce rapport confirme donc que la sélection de gérants est susceptible de contribuer de manière significative à la performance d’un portefeuille, même s’il faut reconnaître que les moyens considérables mis en œuvre par NBIM dans cette discipline ne sont pas à la portée de n’importe quel investisseur !

 

Mots-clés : Fonds souverain norvégien – Sélection de gérants – Délégation de gestion de portefeuilles – Construction de portefeuilles – Performance de la gestion active

* https://www.nbim.no/contentassets/62a6c07fb01641e3a6ab7fe27f23de69/investing-with-external-managers_the-20-year-history.pdf


[1] On pourra notamment se référer à « La multigestion, une méthode de gestion d’actifs », par Pierre Hervé et Eric Tazé-Bernard, Editions Economica, 2010

[2] Voir à ce sujet https://variances.eu/?p=4267

[3] Nous utiliserons ici le terme « gestionnaire d’actifs » pour les sociétés de gestion, et le terme « gérant » pour les individus directement responsables de la gestion des portefeuilles

[4] Marcin Kacperczyk, Stijn Van Nieuwerburgh and Laura Veldkamp: Attention Allocation Over the Business Cycle: Evidence from the Mutual Fund Industry

[5] Volatilité de l’écart entre la rentabilité du portefeuille et celle de son indice de référence

[6] Le ratio d’information d’un portefeuille rapporte la rentabilité en excès par rapport à l’indice de référence, à la volatilité relative, ou tracking error

Eric Tazé-Bernard