Keynes a besoin d’argent, de beaucoup d’argent, pour lui permettre de mener notamment ses actions de mécénat pour les artistes, mais il n’aime pas l’argent en tant que tel ; en revanche, il aime le jeu et la spéculation qui occuperont une grande partie de sa vie. Ayant une personnalité clivée, il mènera souvent un « double jeu », non seulement dans sa vie affective mais aussi en politique. Tout au long de sa vie, il affirmera un grand dédain de l’argent ; et de l’or ! Une façon d’exprimer son éthique, au risque d’être parfois un peu naïf ou de se contredire.
Avoir de l’argent et spéculer
Il déteste le salariat. D’une part c’est une forme de dépendance insupportable pour lui et il garde un souvenir particulièrement pénible de ses relations avec Lloyd George au cours de ses derniers mois au Tresor, à Paris lors de la conférence de la paix en 1919. Il fut néanmoins, pendant un certain nombre d’années, un salarié en tant que haut fonctionnaire : c’était un pis-aller qui lui procurait des revenus bien supérieurs à ceux qu’aurait pu lui procurer un poste de professeur[1], ce qu’il aurait pu devenir à Cambridge mais il ne le voulut pas ; ce n’était pas seulement une question d’argent. Il tenait beaucoup à sa liberté de mouvement, il était indispensable qu’il soit à Londres pendant une grande partie de la semaine pour ses conseils d’administration, pour spéculer et s’informer de la situation des marchés financiers, pour rencontrer des gens importants du monde de la presse et de la politique. Il mène « grand train », pas du tout le genre de vie d’un professeur. Il a beau manifester un certain mépris pour l’argent, il lui en faut beaucoup, qu’il doit chercher ailleurs que dans l’institution universitaire ou la fonction publique : dans la spéculation et la gestion des actifs financiers.
Ce dernier point a son importance ; en 1919, ayant quitté le Tresor, Keynes a besoin de trouver de l’argent, et beaucoup ; ce sera dans la finance et dans l’édition. Il sera donc non seulement un théoricien mais aussi un praticien de l’économie. En même temps qu’il écrit son essai sur la Paix de Versailles qui lui procurera une belle somme d’argent, il se lance dans la spéculation sur le marché des devises[2], certaines mauvaises langues insinuent qu’il profitait alors d’informations confidentielles émanant du Tresor[3]. Il fonde pour cela, avec l’aide de son ami et ancien collègue du Tresor, l’actuaire Oswald Toynbee Falk, le Syndicate pour spéculer sur les devises, en utilisant non seulement des fonds personnels mais aussi des fonds empruntés à ses amis, notamment à son père. Ses spéculations s’avérèrent malheureuses : il était loin d’avoir atteint le savoir-faire de Falk qui venait de devenir « partner » dans la firme de courtage Buckmaster and Moore[4]. Il perdit beaucoup d’argent et en fit perdre beaucoup à ses proches, en 1920 ; son père était furieux et le pria de ne pas recommencer de prendre des risques insensés avec l’argent des autres.
Maynard avait introduit Falk au Tresor : à son tour, celui-ci le fit entrer en septembre 1919 au conseil d’administration d’une compagnie d’assurance, la National Mutual Life Assurance Society dont il devint président dès l’année 1921 : ses déboires de 1920 n’eurent aucun effet sur une carrière qui continuait à être fulgurante. A la même époque, il contribua à la création, avec le concours de la firme d’investissement de Falk, de trois compagnies d’investissement : le A.D. Investment Trust formé en juillet 1921, principalement avec ses anciens subordonnés de la division A du Tresor, et dont il se retira en 1927, la Independent Investment Company, fondée en janvier 1924, enfin la R.P. Finance Company mise sur pied en janvier 1923 et comptant parmi ses actionnaires de nombreux membres du Bloomsbury set et de sa famille[5]. A l’évidence, Keynes était addict à la spéculation.
Par ailleurs, à la fin du mois de décembre 1923, Keynes devint membre du conseil d’administration et président du comité financier de la Provincial Insurance Company : il s’agissait d’une petite compagnie familiale d’assurance dans le management dans laquelle il jouera un rôle important jusqu’à sa mort. Pour lui, « une société mutuelle bien gérée, dont tous les bénéfices appartiennent aux assurés, est certainement l’institution idéale pour le placement de petites économies annuelles. Si seulement les sociétés mutuelles de ce pays pouvaient améliorer leurs principes d’investissement avec autant de succès qu’elles ont perfectionné la science actuarielle, leur utilité sociale serait encore plus grande qu’elle ne l’a été jusqu’ici »[6]. Keynes souhaite ainsi que les petits épargnants puissent, grâce aux méthodes modernes de l’actuariat, obtenir un bon rendement pour leur épargne, ce qu’il réalisa avec succès dans le cas de la Provincial, au prix toutefois d’une prise de risque importante[7].
Ses conceptions en matière de placement de l’épargne et des choix pour procéder à l’investissement de cette épargne sont exposées à l’occasion des discours annuels qu’il prononce en tant que président de la National Mutual Life Assurance Society ; ceux-ci bénéficient d’une très large couverture médiatique et constituent une sorte d’événement : le journal The Times reprend même intégralement ses propos et développe des commentaires dans ses City Notes, une publicité gratuite pour cette compagnie. Keynes développe une idée neuve pour l’époque, de façon implicite au début, selon laquelle les professionnels de la gestion d’actifs des compagnies d’assurance devraient inclure, dans les portefeuilles qu’ils constituent, non seulement des obligations mais aussi des actions. Il y a ainsi l’idée que l’investissement doit être stimulé, en même temps que le risque qu’il comporte doit être socialisé ; l’incertitude du lendemain doit être assumée, mais pas par des pratiques purement « rentières ».
Les risques financiers, Keynes en prend, avec des succès et aussi des déboires, notamment en 1928, de sorte, remarque Dostaler, « qu’il n’a plus beaucoup à perdre dans le krach de 1929 » ; à l’occasion, il peut être « contrarien » en matière de finance, ne cherchant pas toujours une position conforme au consensus du marché. Il écrit ainsi à un ami banquier : « Le principe de base que je suis en matière d’investissement consiste à aller à l’encontre de l’opinion générale, au motif que, si tous conviennent de son intérêt, inévitablement le coût de cet investissement est trop élevé et par conséquent peu attrayant »[8]. Ce « principe de base » n’est pas toujours suivi par lui : Keynes est pragmatique et ne craint pas de se contredire, tout est affaire de circonstances ! Il spécule sur tout : les monnaies, les actions, « les matières premières : coton, plomb, étain, cuivre, caoutchouc, blé, sucre, huile et jute »[9]. Keynes a beaucoup spéculé sur les monnaies entre 1919 et 1939 : des achats ou ventes de monnaies étrangères, au comptant ou à terme, donnant lieu à 354 ordres répertoriés dans ses livres personnels conservés au King’s College ; il aurait réussi « à générer des profits cumulés positifs à la fin des deux périodes au cours desquelles il a spéculé »[10] : d’août 1919 à mai 1927 et d’octobre 1932 à mars 1939.
En réalité, rien ne prouve qu’il n’ait pas spéculé entre 1927 et 1932 : il est très probable qu’il a spéculé contre la livre sterling, notamment en 1931 comme le lui avait proposé avec insistance son ami Falk, mais il devait considérer cela comme politiquement très incorrect, il ne fallait pas que cela laisse des traces.
L’un des sommets de sa carrière de spéculateur, si on peut dire, se situe en 1936 : il avait spéculé pour le compte de l’Université de Cambridge. « Il se trouve en possession d’une quantité de blé équivalente à environ un mois de la consommation anglaise, qui arrive en bateau en provenance d’Argentine et dont il est forcé de prendre livraison. Il cherche à louer la nef de la chapelle du King’s College, pour en stocker une partie, ce qui lui est évidemment refusé (…) Il réussit à gagner du temps (…) et parvient à vendre la cargaison avant d’avoir à en prendre livraison »[11]. Il ne doute de rien, a un culot monstre au point d’imaginer de transformer la chapelle du King’s College en silo à blé : en dépit de ce qu’il écrit dans certains de ses courriers concernant son éthique, on dirait de nos jours qu’il se comporte comme un « requin de la finance » !
Mais, à sa décharge pourrait-on dire, il lui faut beaucoup d’argent : pour ses proches qu’il aide financièrement, pour ses achats de tableaux, pour sa vie mondaine et les fêtes qu’il organise et, surtout, pour ses contacts et la diffusion de ses idées. Pas seulement leur diffusion : leur mise en application aussi et surtout, ce qu’il souhaiterait, mais c’est plus difficile !
L’influence politique
Il veut être le « meilleur » économiste, pas seulement pour que son œuvre puisse constituer un phare de la pensée pour les générations futures car à long terme il bien sait qu’il sera mort, mais aussi et peut-être surtout pour avoir de l’influence sur les décisions politiques du moment, à chaque instant de sa vie ; en conséquence, il pourra, selon qu’il est écouté ou non, persister dans l’erreur ou revoir certains des schémas de pensée qu’il propose dans le domaine de la théorie économique. Il est parfois difficile de séparer, dans ses activités, ce qui relève de l’élaboration théorique, de la vulgarisation des idées économiques, de l’exposé d’idées politiques, des démarches politiques auprès des hommes politiques ou bien, indirectement, de sa présence dans de multiples comités au sein de l’appareil de l’Etat.
La politique et l’influence politique absorbent une grande part de son énergie. Jeune, il se contente de « militer », en libéral qu’il est, pour le libre-échange commercial. Etant devenu haut fonctionnaire de l’Etat, il fait ses premières armes avec l’Inde ; l’étude de l’économie de ce pays le conduit à imaginer un projet de système monétaire pour l’ensemble des pays de l’Empire britannique dans lequel chaque monnaie aurait une parité fixe (mais ajustable) par rapport à la livre sterling, un projet peu différent de ce qui fut décidé plus tard à Bretton Woods pour l’ensemble du monde, à ceci près que le pivot fut le dollar et non pas la livre.
Du fait de sa puissance de travail et de son intelligence, Keynes progresse très rapidement dans la carrière, principalement pendant la guerre. En 1915, désormais au Tresor, il est nommé secrétaire d’un Comité sur les prix alimentaires qui est présidé par le premier ministre Asquith dont il est devenu l’un des amis ; il est en même temps membre d’un Comité interministériel sur les approvisionnements en blé et farine. En février, il va à Paris pour une rencontre financière des alliés et, en mai, il accompagne le chancelier McKenna à Nice pour une rencontre avec le ministre italien des finances ; à la fin de l’été, il conseille un ministre pour les questions de finance internationale, notamment en ce qu’elles concernent les relations entre les alliés. Cela ne l’empêche pas de réfléchir à des questions théoriques touchant au taux d’intérêt et aux fluctuations, notamment à partir des écrits d’un économiste suédois dont il a déjà eu l’occasion de s’inspirer, Knut Wicksell qu’il rencontre à la fin de l’année 1915.
En 1916, en pacifiste convaincu qu’il est, hostile à la conscription, conformément au manifeste de la Fabian Society, et favorable à une paix immédiate de compromis avec l’Allemagne, il commence à se livrer à des calculs ayant pour but de démontrer qu’il serait absurde de continuer la guerre afin de « faire payer l’Allemagne » car, pense-t-il, cela serait impossible : il invente pour cela une notion très discutable de « capacité à payer ». Tout cela sera repris dans son livre de 1919 Les conséquences économiques de la paix, dont la lecture de certains passages ne peut que laisser le lecteur très perplexe, notamment le passage qui concerne l’indemnité de guerre imposée à la France par le traité de Francfort et que celle-ci paya rubis sur l’ongle[12]. La problématique qui est la sienne en 1916 procède directement de ses options pacifistes et non pas d’une démarche purement scientifique.
Les échanges d’idées, au-delà des gens qui lui sont proches, lui semblent indispensables : il participe au printemps 1917 à la création du Tuesday club et, à l’automne, à celle du 1917 club ; cela contribue à lui donner, en quelque sorte, une existence indépendante de celle du Tresor. Le premier de ces clubs est organisé en juin 1917 par son ami Oswald Toynbee Falk qui dirige une société de bourse ; The Tuesday Club réunit, autour d’un dîner une fois par mois au Café Royal[13], des banquiers, hommes d’affaires, hauts fonctionnaires du Tresor, hommes politiques. The 1917 Club est plus politique : créé en décembre 1917 par Leonard Woolf et ses amis, c’est un lieu de réunion pour des gens de gauche[14], des admirateurs de la révolution russe du printemps 1917 et même, pour la plupart, du coup d’état des Bolcheviks de l’automne 1917.
Keynes va continuer, dans le domaine de l’influence politique : d’abord comme fonctionnaire avec les négociations préparatoires à la paix et ses relations troubles avec Melchior, puis après sa démission du Tresor, avec la publication de son livre Les conséquences économiques de la paix, un succès de librairie et un instrument d’influence politique qui eut effectivement une certaine efficacité, notamment aux Etats-Unis dont le Sénat refusa de ratifier le traité de Versailles, le 19 mars 1920. On peut dire a posteriori que l’influence de ce livre fut désastreuse : non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en encourageant par la suite en Angleterre la politique de « l’apaisement » et en donnant, en Allemagne, des arguments à la propagande nazie.
Il persistera en signant, en janvier 1922, A Revision of the Treaty, being a Sequel of the Economic Consequence of the Peace ; il combat avec opiniâtreté le traité de Versailles et endosse donc une part de responsabilité dans la diffusion du mythe selon lequel ce traité aurait conduit le peuple allemand au nazisme et à la guerre, tant il est vrai que ce fut plutôt sa non-application qui facilita ce résultat.
Au printemps 1922, il assiste à la conférence de Gênes en tant que journaliste ; il rencontre alors Gueorgui Tchitcherine qui, au nom de la Russie soviétique, signe le Traité de Rapallo avec son homologue allemand Walther Rathenau qui confirme les accords militaires secrets marquant la volonté de Weimar de ne pas respecter les dispositions du Traité de Versailles. Un peu plus tard, il va continuer à jouer le double jeu assez trouble d’une diplomatie parallèle entre l’Angleterre et l’Allemagne initié avec Karl Melchior : il prodigue des « bons conseils » à propos des dettes et de la politique monétaire de Weimar par des lettres adressées à Melchior, qui fait suivre au Chancelier, le véritable destinataire, accompagnées de suggestions pour des déclarations publiques qui, une fois faites, sont commentées par Keynes dans les journaux anglais avec des suggestions pour le Premier ministre de sa Majesté ! Il fait les questions et les réponses, se prenant peut-être pour une réincarnation de Talleyrand !
Keynes est partout, il donne son avis sur tout ; son agitation comme électron libre n’a pas toujours beaucoup d’effet sur le cours des événements ni sur les décisions politiques qui sont prises dans son pays : peu importe qu’il soit ou non suivi dans les recommandations qu’il formule, il devient, en tant qu’économiste, incontournable. Il multiplie les conférences qu’il donne ou auxquelles il participe (notamment une conférence internationale tenue à Londres en 1924 sur le chômage), les articles dans les journaux, les publications[15], les articles scientifiques ; il étend son système relationnel et se fait admettre en 1927 au Other Club, un club de parlementaires fondé en 1911 par Winston Churchill. Plus que jamais il s’intéresse au fonctionnement de l’Etat et devient un membre important de nombreuses commissions, notamment la Commission sur la monnaie mise en place par le Tresor, la Commission sur la dette et la fiscalité (1924), la « Commission MacMillan » (Committee on Finance and Industry) en 1929, devant laquelle il présentera les thèses de son Treatise on money.
Durant l’hiver 1929-1930, cette Commission auditionne en effet de nombreuses personnalités, dont Keynes ; sa notoriété est telle que son président ne peut éviter de lui donner un temps de parole exceptionnel, exorbitant : Keynes va parler durant dix heures en cinq séances, en février et mars 1930 ; il assène un véritable cours, s’imaginant peut-être que plus il parle, plus il pourra convaincre alors que c’est le contraire qui est vrai ; il explique que, puisque le pays est en dépression, il ne faut pas craindre de faire des grands travaux et des investissements pour moderniser certaines industries, quitte à avoir un peu d’inflation, mais les membres de la Commission n’apprécient pas d’être pris pour des étudiants, ils n’écoutent pas, d’autant moins que le discours heurte par trop leurs idées.
La Commission décide la mise sur pied du Economic Advisatory Council (EAC) dans lequel siègent des banquiers, des fonctionnaires et des politiques mais c’est une « maison de fous », pense Keynes qui ne se décourage pas et suscite la création d’un Comité sur les perspectives économiques, qu’il préside, ainsi que d’un « Comité des économistes » qu’il préside aussi ; il est membre, en 1931, d’un Comité sur l’information économique de l’EAC, puis en 1932, d’un Comité de politique économique internationale chargé de préparer la conférence de Londres de 1933.
Dès les années de guerre, puis par la suite, il multiplie les contacts avec les hommes politiques de tous les bords ; en Angleterre (Herbert Asquith, David Lloyd George, Neville Chamberlain, Andrew Bonar Law, Stanley Baldwin, Ramsay Mac Donald, Oswald Mostley, Winston Churchill, etc.) mais aussi à l’étranger : le président Hoover en 1931, le chancelier Brüning en 1932, le président Roosevelt en 1934 (à qui il adressera par ailleurs de nombreuses lettres). A partir de la deuxième guerre mondiale, il est devenu « incontournable ». Toutefois, il est intéressant de remarquer que son activité des années 20 et des années 30, dans le domaine de la politique, n’est pas seulement guidée par la volonté d’avoir de l’influence auprès des gens importants : il y a en effet une relation qu’il voudrait étroite entre son activité d’élaboration théorique, ses principes éthiques et ses croyances, d’une part, et les décisions qu’il souhaiterait faire adopter par les responsables politiques avec lesquels il est en contact, d’autre part ; en quelque sorte, il est un militant, un « croyant ».
Keynes et ses « valeurs »
Un peu partout, dans les récits de l’œuvre et de la vie de Keynes, on trouve ainsi des références à des principes éthiques : des guides pour ses actes ou des justifications de ceux-ci. Tout en haut de son échelle des valeurs se trouvent l’art, l’amour, le sexe, l’amour universel entre les hommes, l’amitié, le pacifisme, le sens de la fête, et tout en bas se trouvent l’amour de l’argent, le désir de posséder des biens matériels, l’épargne, l’usure, la thésaurisation, le refus de vivre dans le présent, l’hypocrisie, l’égoïsme. Il en résulte une hiérarchie implicite des métiers au sein de la société, un peu à la façon dont procédait William Petty, mais à la différence de celui-ci qui établissait cela sur une base économique, Keynes utilise une base éthique. Tout en haut, il y a les artistes, puis les intellectuels, et puis les entrepreneurs, les économistes, les hommes d’affaires. Les rentiers sont les derniers ! Dans la société idéale dont il rêve, les hommes ne seraient pas contraints par le besoin ni animés par la cupidité : la philosophie et l’éthique remplaceraient l’économique ; une société communiste ?
Ces « valeurs » auxquelles Keynes semble très attaché constituent donc un élément de sa personnalité : elles éclairent largement les positions et les explications que celui-ci adopte ou élabore, dans les domaines de la politique et de l’économie ; aussi bien ses énormes erreurs que ses géniaux apports, dans tous les cas ses ambiguïtés. Son pacifisme ainsi que le souci de plaire à ses amis, notamment à ceux qui furent ses amants, le conduisent parfois à des analyses économiques, politiques et géopolitiques parfaitement fausses, particulièrement en ce qui concerne la première guerre mondiale et le traité de Versailles, et même aussi à des comportements peu éloignés de ce qu’on pourrait qualifier aujourd’hui « d’intelligence avec l’ennemi ». Son goût pour l’art, le sexe, la fête, le conduisent à donner bien davantage d’importance au présent qu’au futur, à privilégier la prise de risque et l’entrepreneuriat, à mépriser les comportements d’épargne et de thésaurisation : à admettre très vite que l’épargne puisse ne pas être égale à l’investissement, puis à ne plus l’admettre ! Les voies de sa « révolution » sont parfois impénétrables !
Mots-clés : Keynes – Spéculation – Influence politique – l’argent – Éthique
[1] Keynes veut bien être un « universitaire » pour le statut intellectuel que cela lui confère, mais en « électron libre » ! Il ne veut surtout pas être professeur : ce serait pour lui beaucoup trop de contraintes et un revenu insuffisant, une sorte de prison. Ses obligations de service au King’s College furent extrêmement réduites (8 séances de cours par an à partir de 1920).
[2] Sur ses spéculations sur le marché des changes, on peut consulter, de Donald Edward Moggridge, Maynard Keynes : an Economist’s Biography, Routledge, 1992.
[3] Roy Harrod (The life of John Maynard Keynes, Macmillan 1951) prétend qu’il ne pouvait y avoir ce qui s’appelle aujourd’hui un conflit d’intérêt, puisque Keynes était, selon lui, d’une honnêteté scrupuleuse ; on peut se demander si Harrod ne confond pas biographie et hagiographie.
[4] « Buckmaster and Moore » est une firme de courtage fondée en 1895 par les familles Buckmaster et Moore. Falk va devenir associé de Charles Armytage Moore (1880-1960) et de Walter Buckmaster (1872-1942). La société a été achetée par le Crédit Suisse en 1987, réorganisée puis finalement dissoute en 1996.
[5] Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Albin Michel, 2009 ; page 317.
[6] Nigel Edward Morecroft, The origins of Asset Management from 1700 to 1960 : towering investors, Palgrave Macmillan, 2017 ; page 161.
[7] N.E. Morecroft remarque, (The Origins…) : « Keynes produced high returns for the Provincial but in a volatile fashion so that Keynes’ management of the Provincial fund was a tour de force but it can be asked whether it was entirely appropriate for a general insurance company ». (citation en italique de Oliver Westall, 1992)
[8] Dostaler, op.cit., page 318.
[9] Dostaler, op.cit., page 315.
[10] Olivier Accominatti et David Chambers, John Maynard Keynes, économiste et spéculateur en devises, Revue d’économie financière, 2017/4 (n°128)
[11] Dostaler, op.cit., page 315.
[12] Keynes est tellement désireux de montrer qu’il ne faut pas demander une indemnité (ou que celle-ci doit être très faible) qu’on en arriverait presque, en le lisant, à croire qu’une indemnité reçue serait un handicap ! (Ce que remarque d’ailleurs Etienne Mantoux).
[13] C’est au « Café royal » que Keynes rencontre pour la première fois le comte Charles de Lasteyrie avec lequel, à l’époque (c’était avant la guerre), ils « manipulaient tous les deux », comme il le dit, la bourse espagnole !
[14] Le 1917 Club est fréquenté par des gens du Labour, du parti libéral, du Bloomsbury set ; par exemple : Ramsay Mac Donald, Aldous Huxley, H.G. Wells, Clement Atlee, E.M. Forster, Oswald Mosley, etc.
[15] The end of Laissez-faire en 1924-26, The Economic Consequences of Mr. Churchill en 1925, The Economic Possibilities for our Grandchildren en 1928.
Article intéressant qui démystifie partiellement cette idole de la gauche qu’est Keynes sans parvenir à nous faire comprendre pourquoi et comment l’idolâtrie des dépenses publiques et du tout état que l’on attribue au Keynésianisme fige encore la pensée de beaucoup de décideurs publics et/ou privés et n’a jamais quitté durablement des institutions entières à commencer par celles de Bretton Woods. En un mot, pourquoi dans de nombreuses instances préfère-t-on toujours Keynes à ses rivaux libéraux contemporains comme Hayek ou Friedman et tant d’autres moins connus… même après des décennies de libéralisation économique ?