Jean-Paul Guichard, Professeur d’Université émérite en économie, ENSAE 1966, s’est lancé il y a trois ans, en collaboration avec son collègue Alain Garrigou, dans la redoutable entreprise de rédiger une biographie de Keynes qui ne soit pas hagiographique, dans laquelle il n’hésite pas à écorner l’image la plus répandue de l’éminent économiste. Jean-Paul a accepté de partager en avant-première avec les lectrices et lecteurs de variances.eu quelques matériaux préparatoires à cet ouvrage, dans lesquels il décrit notamment le parcours universitaire du brillant « touche-à-tout ». Dans un prochain épisode, Jean-Paul évoquera pour nous les rapports de Keynes à l’argent et à la politique.
Presque en même temps que la rédaction et l’édition de son brûlot de 1919, Les conséquences économiques de la Paix, qui lui permirent d’évacuer son ressentiment vis-à-vis de Lloyd George et d’asseoir sa notoriété internationale, Keynes change de métier principal, passant du public au privé : il devient en effet, pour l’essentiel, sur le plan financier au moins, un homme de la City, atypique certes, en bonne partie grâce à son ami Oswald Falk, qui l’incite par ailleurs à réorienter sa vie mondaine, sentimentale et sexuelle ; une transition difficile qui prendra du temps. Il conserve toutefois un pied à l’Université de Cambridge et dans le monde académique : c’est très important pour lui car il entend bien y conserver une influence prépondérante en même temps qu’un certain contrôle sur le recrutement des nouveaux « apôtres ». Dans cette perspective, il se remet alors à la mise au point de son Treatise on Probability, un travail interrompu par les années de guerre. Cet ouvrage, publié en 1921[1], a une longue histoire qui semble commencer en 1904 et se terminer par sa publication en 1921 ; toutefois elle doit être replacée dans des contextes plus larges dont il est question dans ce qui suit : l’affirmation progressive de l’économie en tant que discipline académique à part entière au cours des décennies d’avant-guerre ainsi que celui de l’ascension académique et sociale de Keynes et de sa famille au cours de cette période.
La promotion de la discipline économique en Angleterre
Au cours des années 1880, le projet de promotion de l’économie pour en faire l’égale des autres disciplines donne lieu à des discussions entre des gens importants du monde des affaires et de celui des universités. On peut citer à ce propos, Sir Robert Harry Inglis Palgrave, banquier et éditeur de « The Economist »[2] , George Joachim Goschen, banquier et homme politique de premier plan[3], Herbert Foxwell, qui sera par la suite le premier doyen de la Faculté d’économie de l’Université de Londres, et aussi les deux amis très influents de Cambridge : Alfred Marshall et John Neville Keynes.
Ces deux-là exerceront une certaine influence dans l’élaboration d’un projet qui débouche sur la création simultanée, à la fin de l’année 1890, d’une part, de la « British Economic Association », qui deviendra en 1902 la « Royal Economic Society », le pendant de « The American Economic Association » (1885), et d’autre part, de « The Economic Journal », le pendant de la « Revue d’Economie politique ». Tout cela n’ira pas sans de sourdes luttes d’influence donnant lieu à de très nombreuses discussions et négociations, notamment entre les deux professeurs de Cambridge que sont Alfred Marshall au King’s College et Herbert Foxwell qui enseigne à la fois au Saint John’s College[4] et aussi à l’University College de Londres où il succède à Jevons à partir de 1881 ainsi que dans d’autres institutions (notamment à la London School of Economics) ; à la différence de Marshall qui est un pur universitaire, Foxwell collectionnera les fonctions d’autorité ; il y aura donc une relation de rivalité entre les deux hommes pour le leadership du petit monde des économistes, ce qui contribue à expliquer sans doute que Foxwell, alors âgé de 59 ans, n’ait pu obtenir en 1908 la chaire de Marshall, lequel veillera à ce qu’elle soit dévolue à un « petit jeune de 30 ans », son protégé, A.C. Pigou[5]. Un tel choix n’était pas du tout neutre pour les débuts de la carrière d’un autre protégé : John Maynard Keynes.
Les discussions aboutissent à la définition des buts de l’Association et au refus d’accueillir en son sein les hommes d’affaires, sauf s’ils sont des banquiers ou s’ils ont des compétences et un intérêt particulier pour l’économie. Sans s’impliquer directement dans la direction de cette organisation et du journal qui lui est lié, Alfred Marshall et Neville Keynes sont conscients de l’intérêt pour eux d’en avoir un certain contrôle : le choix des responsables a de l’importance et donne lieu à de délicates tractations. La nomination d’Edgeworth à la tête de The Economic Journal, quittant University College pour une chaire à Oxford est, très certainement, le résultat d’un compromis.
Enfin, le grand jour de l’inauguration arrive : deux cents personnes sont réunies le 20 novembre 1890 à Londres, dans les locaux de « University College » entre Gower street et Gordon street, à deux pas de ce qui sera le futur domicile de Maynard. George Goschen, qui est Chancelier de l’échiquier, sera le premier Président de l’Association ; ce choix, très politique, n’est pas anodin : il s’agit bien de renforcer la place de la discipline économique dans les universités et aussi celle des économistes au sein de la société britannique ; d’ailleurs, lors d’un grand diner de l’Association, en 1895, Goschen, qui vient d’être nommé « Premier Lord de l’Amirauté », déclarera que l’économie (economics) « n’est pas traitée avec le respect accordé aux autres disciplines ».
Dans le même temps, Francis Ysidro Edgeworth, qui a 45 ans et est alors professeur d’économie à « University College », devient l’éditeur en chef de la revue[6] et obtient une chaire d’économie à Oxford ; il aura la responsabilité entière de la revue jusqu’en 1912, date à partir de laquelle il la partagera avec John Maynard Keynes, qui n’aura alors que 29 ans !
La promotion de Keynes et les mathématiques
On le sait, Maynard appartient à une famille en pleine ascension sociale ; dans les universités prestigieuses, les « humanités » latin-grec sont passées de mode pour ceux qui aspirent à une carrière brillante : il vaut mieux choisir les mathématiques comme Neville et Florence incitèrent leur fils à le faire. Alfred et Mary Marshall, très liés aux Keynes -ils n’ont pas d’enfant et Maynard est un peu un fils auquel ils sont très attachés- ont certainement abondé dans ce sens.
Ce dernier, sous l’influence de B. Russell et de G.E. Moore, s’intéresse à la logique, à la confluence de la philosophie et des mathématiques, et même, plus particulièrement, à la notion de probabilité. Alors que Russell vient de publier, en 1903, The Principles of mathematics[7], et Moore, Principia Ethica, peu après, le jeune Keynes expose un papier devant les Apôtres, le 24 janvier 1904, Ethics in relation to conduct, dans lequel il s’interroge déjà sur la création d’une nouvelle logique relative à l’incertitude.
Au printemps 1905 ont lieu les « tripos » (des examens de fin d’étude) de mathématique du King’s College ; malgré tous les efforts déployés par Maynard dans les semaines qui précèdent ces examens, peut-être eut-il fallu qu’il accorde un peu moins de place dans sa vie aux affaires sexuelles, il ne peut faire mieux que de terminer « douzième wrangler »[8] : une grande déception pour lui et sa famille ainsi que pour les Marshall. Une explication s’impose. Les tripos de mathématiques sont des examens qui sanctionnent la fin d’un cursus de mathématique et physique de trois ou quatre ans dont le contenu correspond plus ou moins à ce qui se fait en France à la même époque à l’Ecole Polytechnique et lors de sa préparation ; en poussant la comparaison, on pourrait dire que Keynes ne sort pas « dans la botte ».
Maynard se lance alors dans la lecture de The Principles of Economics, du maître et grand ami de son père, Alfred Marshall, dont il va suivre les cours. Ce dernier, qui approche de la retraite et qui jouit d’un grand prestige, s’attache à assurer la promotion de la discipline économique à Cambridge : en faisant admettre en 1903 le principe des tripos pour cette discipline, une nouveauté prenant effet en 1906, en préparant sa succession pour son ami Pigou, en prenant soin de son protégé Maynard sur lequel il continue à fonder de grands espoirs.
Keynes a 23 ans et déjà un train de vie qui exige de l’argent : pour cela, il passe en août 1906 les examens du Civil Service ; nouvelle déception : il visait l’unique poste du Tresor, le plus prestigieux, et il n’obtient que la deuxième place du concours ; il devra donc se contenter, en octobre, de devenir fonctionnaire de l’Indian Office ; on ne s’y tue pas au travail : les horaires sont compatibles avec les mondanités et les recherches personnelles, ce qui permet à Keynes de préparer une « dissertation » sur les probabilités en vue d’un poste de fellowship (assistant pendant six ans) en mathématiques au King’s College de Cambridge. Il y expose certaines des idées présentées en 1904 devant les « Apôtres » en les développant, ainsi que quelques autres idées.
Deux postes de fellow sont mis au concours, en mathématiques, et il y a quatre candidats, dont Maynard ; le 17 mars 1908, le jury, qui est très divisé, doit procéder à pas moins de 15 votes pour aboutir au résultat : Keynes n’est pas parmi les deux heureux élus. Une gifle, une humiliation. Il semble bien que A.N. Whitehead, un mathématicien dont Russell fut l’élève puis le coauteur, y soit pour quelque chose : certaines des idées développées par Keynes sur les limites d’une théorie numérique des probabilités étaient empruntées à ce maître, l’un de ses tuteurs, avant même que celui-ci les ait publiées[9].
Peu de temps après cette déconvenue, Alfred Marshall qui part à la retraite, fait le nécessaire, avec la complicité de son jeune successeur choisi par lui, Arthur Cecil Pigou, et avec l’aide du président du département d’économie qui n’est autre que John Neville Keynes, pour que Maynard puisse obtenir un poste de « lectureship » en économie, lequel, avec un complément pécuniaire offert par Neville, pourra assurer à Maynard le même salaire annuel que celui de l’Indian Office, dont il démissionne alors le 3 juin 1908.
Le piston a fonctionné ; voici donc le jeune Keynes au service de l’Université de Cambridge, non pas en mathématiques mais en économie ; toutefois, il n’est pas entièrement satisfait : la blessure d’amour propre résultant de ses échecs en mathématiques est probablement très profonde alors même que son recrutement en économie doit beaucoup à l’influence de son père et, plus encore, à celle de Marshall.
Il va donc s’attacher, sa puissance de travail est exceptionnelle, à travailler à la fois dans le domaine de l’économie et dans celui des mathématiques probabilistes : il veut prouver, par ses œuvres, que ses échecs de 1905 et de mars 1908 étaient, en quelque sorte, injustes. Une autre raison, très pratique et puissante, le pousse à explorer le monde du hasard, de l’aléatoire, de l’incertitude : la bourse. Celle-ci et, plus largement, le jeu, occuperont une large place dans sa vie. Il continue donc à travailler dans le domaine de l’inférence statistique.
A cette occasion, encouragé probablement par Russell, mais aussi par son père et par Marshall, il ne craint pas, par des articles publiés[10] en 1910 et 1911, de provoquer une polémique avec le statisticien le plus célèbre du pays, Karl Pearson[11], contestant les résultats d’une étude que celui-ci vient de publier visant à démontrer que les aptitudes des enfants étaient bien davantage liées à l’hérédité plutôt qu’à l’alcoolisme des parents. Keynes pense qu’il y est fait un mauvais usage des statistiques, que d’autres causes que l’alcoolisme ou l’hérédité peuvent expliquer les résultats observés.
Il reviendra plus tard, dans son Traité de 1921, puis dans des articles de 1939, sur ces questions touchant à l’induction statistique et, de façon bien plus immédiate, il décide d’ajouter de nouveaux développements à ses Logical Foundations of Statistics. Il est difficile de ne pas voir dans ces publications un élément, parmi d’autres, dans une stratégie de notoriété visant à asseoir sa légitimité, dans la perspective du partage du poste de rédacteur en chef de The Economic Journal, en 1912, avec Edgeworth (67 ans). John Maynard Keynes n’a alors que 29 ans : il y a eu très probablement un sacré coup de piston de son père et surtout de ce père adoptif de fait qu’est Alfred Marshall !
En août 1914, son Treatise on Probability en était au stade de la relecture avec Russell, mais il doit partir pour Londres, toutes affaires cessantes, car on a besoin de lui au Tresor ! Après une longue interruption au service de l’Etat et des expériences passionnantes bien que parfois frustrantes, il se remet au travail de mise au point de son traité ; celui-ci est publié en 1921 et donne lieu à un concert de louanges : la notoriété de Keynes est alors très grande, son livre ne peut être qu’excellent !
Mots-clés : Keynes – Économie – Mathématiques – Carrière académique – Cambridge
[1] J.M. Keynes, A Treatise on Probalility, 1921. L’édition utilisée ici : Rough Draft Printing, 2008. La même année paraît un ouvrage similaire de Frank Knight, « Risk, Uncertainty and Profit ». A propos de cette concomitance Keynes/Knight, on pourra lire l’article https://variances.eu/?p=6028 publié dans variances.eu en 2021 par Arthur Charpentier et la réponse https://variances.eu/?p=6122 de Jean-Paul Guichard
[2] Robert Palgrave (1827-1919) produisit notamment les trois volumes du « Palgrave’s Dictionary of Political Economy » de 1894, 1896, 1899.
[3] George Joachim Goschen (1831-1907) est un banquier d’origine allemande ayant fait ses études à Oxford. Bien que non universitaire, il est l’auteur d’un best-seller de l’économie, « The Theory of the Foreign Exchanges » (1861) ; il sera l’un des directeurs de la Banque d’Angleterre et aussi le gouverneur de la très célèbre « Compagnie de la Baie d’Hudson ». Homme politique, il refuse en 1880 le poste de Vice-roi des Indes mais accepte d’être Chancelier de l’échiquier (ministre des Finances, de janvier 1887 à août 1892), puis Premier Lord de l’Amirauté (1895-1900). Président de la Royal Statistical Society de 1886 à 1888, on lui offre des postes honorifiques qu’il refuse dans des universités, à Cambridge (1888) et Edinburgh (1890). Il sera le premier Président de la British Economic Association en 1890.
[4] Herbert Foxwell (1849-1936) fut, en 1870, un « senior wrangler » en « social science » de l’Université de Cambridge est « fellow » au Saint John’s College en 1874, il a alors 25 ans ; il y enseignera jusqu’à la fin de sa vie, étant responsable de cours importants de 1877 à 1908. University College de Londres l’accueille comme assistant de W.S. Jevons puis comme son successeur à partir de 1881 ; il y enseigne aussi un cours de statistique. Il enseignera aussi l’économie monétaire et financière à la London School of Economics et deviendra le premier doyen de la nouvelle faculté d’économie de l’Université de Londres lorsque celle-ci intégrera celle-là. Homme de pouvoir, Foxwell sera vice-président puis président de la Royal Economic Society ; il deviendra aussi président de l’Université de Cambridge.
[5] Dans le livre collectif « Pioneers of Modern Economics in Britain » (Macmillan, 1983), David Collard signale que le choix entre Foxwell et Pigou donna lieu à un vote très serré ; il renvoie à un article de 1972 de R.H. Coase, « The Appointment of Pigou as Marshall’s Successor » dans le « Journal of Law and Economics ».
[6] Francis Ysidro Edgeworth (1845-1926) fut étudiant au Balliol College de l’Université d’Oxford. La liste de ses travaux est impressionnante. L’inventeur des courbes d’indifférence est l’auteur, notamment, d’un « Essai sur l’application des mathématiques aux sciences morales » (1881)
[7] Bertrand Russell (1872-1970) est un pur produit de Cambridge : noble, filleul de John Stuart Mill, pacifiste, « Apostle », mathématicien et surtout philosophe, 7ème « wrangler » (maths et philo) de son université. Il fut l’un des amants, parmi beaucoup d’autres, d’Ottoline Morrell. Il est l’auteur de Priniples of Mathematics en 1903, et coauteur, avec Alfred North Whitehead, de Principia Mathematica (1910-1913), à la suite des travaux de Peano en arithmétique et en logique ; il est alors professeur et directeur de thèse de Wittgenstein. Il considère les mathématiques comme un rayon de la logique, donc de la philosophie. Sur le plan politique, il est « de gauche » et pacifiste, membre du Coefficients Club créé en 1902 par les époux Webb et la Fabian Society. Le titre de la traduction française de son livre de 1903, Ecrits de logique philosophique, est plus en rapport avec le contenu du livre que le titre anglais.
[8] A titre de comparaison, Marshall fut « deuxième wrangler » et Russell « septième wrangler ».
[9] David J. Marsay, commentaire du livre de Keynes sur Amazon ; Marsay est l’auteur de « Information Value : the Value of Evidence » (2002)
[10] Les articles de Keynes sont publiés dans le « Journal of the Royal Statistical Society » ; ils critiquent la méthode d’induction de Pearson basée sur la comparaison de petits échantillons, estimant que celui-ci n’envisage pas toutes les causes possibles.
[11] Karl Pearson (1857-1936) fut un « troisième wrangler » aux « tripos » de mathématiques du King’s College de Cambridge. Disciple de Darwin et de Galton, il développe l’utilisation de méthodes statistiques (on lui doit notamment le test du Chi deux en 1900) dans le domaine de la biologie ; il fonde en 1901 la revue Biometrika et en 1907 l’Eugenic Education Society. De 1893 à 1912, il produit de nombreux articles rassemblés sous le titre Mathematical Contributions to the Theory of Evolution, notamment des études sur la tuberculose et l’alcoolisme. Concernant les critiques qui lui sont adressées, Pearson ne s’en laisse pas conter : il n’hésite pas, parfois, à mettre en question le niveau mathématique insuffisant de ses contradicteurs.
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