En réponse à l’article récent d’Arthur Charpentier UN DOUBLE CENTENAIRE : « TREATISE ON PROBABILITIES » DE JOHN MAYNARD KEYNES ET « RISK, UNCERTAINTY AND PROFIT » DE FRANK KNIGHT » (https://variances.eu/?p=6028), Jean-Paul Guichard, Professeur Emérite, Université Côte d’Azur, nous a fait parvenir une analyse plus critique de l’ouvrage de Keynes, que nous avons le plaisir de proposer à nos lectrices et lecteurs.
Ce travail, dont l’auteur nous dit qu’il doit beaucoup à G.E. Moore et à B. Russell[1], se veut une œuvre novatrice élargissant la notion de probabilité. Il s’en prend à la notion « classique », bien trop restrictive à son goût, proposant alors une théorie « logical-relationist ».
Il opère une distinction entre des croyances qui seraient rationnelles et d’autres qui ne le sont pas, des choses « probables » qui ne sont pas vraies, des probabilités « numériques » ou mesurables et des probabilités qui ne sont pas mesurables ni même comparables. Il propose une extension de la notion de probabilité : il y a des « degrés de croyance », des « relations logiques » auxquelles on peut assigner des « probabilités ».
Le livre comporte près de 500 pages avec une bibliographie impressionnante dont, grâce à l’index, on constate qu’il n’utilise qu’une petite partie. Il a une prétention à l’exhaustivité, ce qui rend très étonnant le fait que son texte néglige carrément quelques grands noms du domaine des probabilités.
Des oublis très étranges, notamment ceux de Blaise Pascal, qui n’est cité qu’une fois et seulement de façon incidente[2], et de Pierre de Fermat qui n’est pas cité du tout ! Or, on sait que Pierre de Fermat et Blaise Pascal sont les deux grands auteurs auxquels se réfèrent exclusivement Laplace et Poisson, ainsi que Leibniz qui ajoute Huyghens. Leur correspondance sur « le problème des parties » constitue le début de la théorie moderne des probabilités.
Bien d’autres auteurs sont oubliés : notamment Jérôme Cardan, Pierre-Raymond de Montmort, le huguenot Abraham de Moivre, Auguste Louis Cauchy, Irénée-Jules Bienaymé, Henri-Léon Lebesgue, Alexandre Liapounov, Paul Lévy. Ces « oublis » ne sont pas innocents ; à l’exception de A. de Moivre, qui, Français exilé, se mit à écrire en anglais, il s’agit d’auteurs de langue française à une époque, du 17ème au début du 20ème siècle, où les mathématiques étaient largement dominées par les auteurs français ou s’exprimant en français. A l’évidence, pour ce qui est des auteurs étrangers, Keynes préfère ceux qui s’expriment en allemand, une langue qu’il maîtrise bien mieux que le français.
On peut s’interroger sur la raison pour laquelle il élabore, ou fait élaborer car il est très occupé, une si vaste bibliographie dont il avoue qu’il n’a pas tout lu et, pourrait-on ajouter, loin s’en faut ! Est-ce pour épater le lecteur, convaincre celui-ci, avant même de commencer la lecture, du sérieux et de la qualité de l’ouvrage ? Emile Borel se posait des questions sur ce point.
Près de la moitié du livre est qualifiée par l’auteur de « fondamentale », les parties 1 (Idées fondamentales) et 2 (Théorèmes fondamentaux). Dans le chapitre 3, intitulé La mesure des probabilités, il procède tout d’abord à la description de quelques exemples intéressants qu’il théorise ensuite de façon assez confuse, l’élément essentiel étant que toutes les probabilités ne sont pas comparables : « En disant que toutes les probabilités ne sont pas comparables en termes de plus ou de moins, je dis qu’il n’est pas toujours possible de dire que le degré de notre croyance rationnelle dans une conclusion est soit égal, soit supérieur ou inférieur au degré de notre croyance dans une autre conclusion »[3].
Un mot, dans cette citation, est particulièrement important, celui de croyance. L’auteur reviendra longuement, dans ses écrits, et à juste titre, sur cette notion. Toutefois, dans les pages qui suivent, on trouve des raisonnements, plutôt obscurs quand ils ne sont pas insipides, aboutissant à un graphique, auquel Keynes accorde beaucoup d’importance puisqu’il le fait reproduire sur la page de couverture du livre, qui est resté parfaitement incompréhensible à l’auteur de ces lignes.
Pourtant, le commentaire de ce livre publié par Bertrand Russell en 1921, est dithyrambique : ce livre est « sans aucun doute le plus important travail sur les probabilités qui a été publié depuis très longtemps (….). Le livre, dans son ensemble, est un livre qu’on ne saurait trop louer »[4]. Un tel commentaire est d’autant plus étonnant que cet auteur, catalogué comme « mathématicien », a relu le manuscrit sans en détecter les faiblesses mathématiques flagrantes.
Dans le chapitre 4, Keynes critique le principe « d’équi-probabilité » consistant à attribuer la même probabilité lorsqu’il n’y a pas de « raisons particulières d’attribuer des probabilités différentes à diverses alternatives ». Cela conduit, dit-il page 42, à des résultats paradoxaux et « même à des conclusions contradictoires ». Il va donc critiquer ceux qui sont, pour le moins, quelque peu inconséquents, de son point de vue. Comme il ne doute de rien en ce qui concerne ses facultés intellectuelles, il s’en prend (pages 47 et 48) à certains des plus grands mathématiciens de son époque : Joseph Bertrand, Henri Poincaré, Emile Borel[5].
A l’appui de sa critique du principe aboutissant à ce qu’il estime être une contradiction, il envisage deux variables aléatoires[6] : l’une, x, et l’autre, f(x), transformée de la première à l’aide d’une fonction f continue et monotone. Il suppose implicitement que la loi de x est uniforme sur l’intervalle (a, b) en tout point duquel la densité de probabilité est donc 1/(b-a). Il énonce à juste titre que le segment (c,d) inclus dans (a,b) porte la probabilité (d-c)/(b-a). Il prétend aussi, à juste titre encore, que cette probabilité devrait être égale à la probabilité portée par le segment image de (c,d) par f : ( f(c), (f(d) ) lorsque f est croissante. Mais voilà, le calcul auquel il se livre le conduit à une expression qui est fort différente de cette probabilité qui était attendue : (f(d) – f(c) ) / ( f(b) – f(a) ). Pour lui, le résultat ne fait pas de doute : le principe d’équi-probabilité aboutit à une contradiction, c’est donc bien la preuve qu’il doit être rejeté. Hélas pour Keynes, ses connaissances en calcul des probabilités sont limitées, il ne maîtrise pas la discipline : le résultat de son calcul est archi-faux[7]. L’expression donnée par Keynes ne peut être correcte que dans le cas très particulier où la dérivée de f est une constante, donc lorsque f est une fonction linéaire de x ; dans tous les autres cas, elle est fausse.
Ce n’est malheureusement pas la seule faiblesse du traité : celui-ci est truffé de formulations incorrectes ou non justifiées. A propos de Poincaré, page 49, il parle d’une probabilité f(x)dx : cela signifie que la fonction f est une densité de probabilité ; mais, quelques lignes après, il déclare : « If, as I maintain, the probability f(x) is not….» ; dans le cas présent, il y a confusion entre probabilité et densité de probabilité ; cela indique au passage une difficulté à distinguer le discret et le continu.
Plus loin, à la page 370, à propos d’un problème de tirage dans une urne comportant des boules de deux couleurs, et en référence à des travaux de Bernoulli et de Laplace, il confond la proportion p de boules de l’une des couleurs (qu’il nomme « probabilité a priori » alors qu’il ne s’agit pas d’une probabilité[8]) avec la proportion P des boules de cette couleur à l’issue d’un certain nombre de tirages (avec remises, ce qu’il ne précise pas) qui, elle, est une variable aléatoire ; il donne alors des formules mathématiques qui « tombent du ciel » et dont il ne prend même pas la peine de définir tous les paramètres ; c’est une page digne du docteur Diafoirus, et ce n’est pas la seule !
A propos d’événements qui peuvent réussir ou échouer, page 379, il définit une variable aléatoire X[9] comme la proportion de succès : il s’agit donc d’une variable discrète ; mais, sans aucune explication, il passe du discret au continu en définissant une probabilité P(x<X<x+dx), et par ailleurs, sans aucune justification, il écrit que la densité de probabilité de cette variable X est la densité d’une loi « bêta ». On pourrait multiplier les exemples, mais ce n’est pas nécessaire : sur le plan mathématique, le livre ne vaut pas grand-chose. Son mérite repose plutôt sur les questions qu’il soulève, le plus souvent de façon assez confuse, notamment en ce qui concerne les probabilités « subjectives » ; à sa décharge on peut signaler aussi que, à l’époque où ce livre est publié, la « théorie de l’estimation », qui opère une distinction nette entre une probabilité et son estimation, ou bien entre une grandeur certaine mais inconnue et son estimation, n’en est encore qu’au stade de la gestation.
Il n’est pas étonnant qu’en 1924, Emile Borel ait publié, dans une revue philosophique et sous le titre « A propos d’un traité de probabilité »[10], un compte-rendu du traité de Keynes : « C’est un livre touffu dont le titre (…) n’indique qu’imparfaitement le sujet (..). Ce qui l’intéresse, c’est l’aspect philosophique et logique des questions, non leur aspect scientifique ». Voilà une entrée en matière, sinon sympathique, au moins « modérée » ; un peu plus loin, Borel déclare que « Keynes cherche à comprendre ce qui pour nous est incompréhensible » (p 323), qu’il n’est pas nécessaire de rajouter des difficultés « en remplaçant la langue vulgaire par un symbolisme hiéroglyphique (p 324) et enfin, il assène (p 335) que « parfois, des réflexions sur un ton simple et modeste ont autant de vérité qu’une accumulation de formules qui sont « en partie du trompe l’œil ».
Peu après, un jeune mathématicien extrêmement brillant, Franck Ramsay[11], expose en 1925 un papier dévastateur, « Vérité et logique », relatif à l’ouvrage de Keynes, devant le club des sciences morales de Cambridge ; Skidelsky note que « après une heure environ d’un beau travail de démolition, bien peu de l’édifice baroque du traité était encore debout ! »[12].
Et les économistes ? Peu d’entre eux étaient capables ou avaient le goût de lire l’ouvrage ; ceux qui s’y risquèrent néanmoins, ne purent ignorer les critiques cinglantes des quelques mathématiciens qui prirent la peine de parcourir un livre s’avérant sans intérêt pour eux. C’est le cas d’un auteur italien, Bruno de Finetti, un statisticien compétent, spécialiste de l’actuariat et de la finance ; il parle en effet, dans un article de 1938, La logica dell’ incerto, de la « brillante critique » de Borel, tout en soulignant que celui-ci, bon prince, déclare qu’en dépit de ses défauts, le traité comporte néanmoins des considérations dignes d’intérêt[13] ; Finetti se fait alors un plaisir de préciser la nature et la portée des apports de Keynes à retenir de son traité.
Cela rejoint la position d’un autre économiste italien, Fausto Vicarelli[14], qui parle d’un élargissement de l’horizon conceptuel des probabilités pour les économistes (et, pourrait-on ajouter, pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de décision en avenir incertain) en ne se basant plus uniquement sur des fréquences, mais en se basant aussi sur les anticipations (fondées ou non sur des considérations rationnelles) des agents économiques et, pour celui qui décide, sur la nécessité de raisonner en termes de relation logique entre ses connaissances directes ou indirectes[15].
L’argument sur lequel insiste Vicarelli est celui que Keynes reprend de son traité des probabilités pour l’insérer au début de sa Théorie générale : « Entre deux ensembles de propositions, il existe donc une relation en vertu de laquelle, si nous connaissons les premières, nous pouvons attacher à ces dernières un certain degré de croyance rationnelle. Cette relation est l’objet de la logique des probabilités »[16]. On peut remarquer ici que ce genre de considération est à la base de la théorie de la conjoncture.
Entre le Treatise on Probability et la General Theory, il y a 15 ans d’écart ; Keynes aura eu le temps d’avoir de très nombreuses conversations avec son ami Falk, de beaucoup spéculer et d’avoir des responsabilités importantes dans le domaine de la finance ; certaines de ses intuitions sur les probabilités se retrouveront alors dans son œuvre majeure, notamment dans le chapitre 12, peut-être le plus important.
* L’édition utilisée ici est celle de Rough Draft Printers, 2008.
[1] Bertrand Russell (1872-1970) est un pur produit de Cambridge : noble, filleul de John Stuart Mill, pacifiste, Apostle, mathématicien et surtout philosophe, 7ème « wrangler » (maths et philo) de son université ; il fut l’un des amants d’Ottoline Morrell. Il est l’auteur de Principles of Mathematics en 1902, et coauteur de Principia Mathematica, à la suite des travaux de Peano en arithmétique et en logique, en 1910 ; il est alors professeur et directeur de thèse de Wittgenstein. Il considère les mathématiques comme un rayon de la logique, donc de la philosophie. Sur le plan politique, il est « de gauche », membre du Coefficients Club créé en 1902 par les époux Webb et la Fabian Society. A l’évidence, Russell n’a pas de connaissances particulières en théorie mathématique des probabilités.
[2] A propos du principe d’équi-probabilité lorsqu’il n’y a pas de raison d’imaginer des différences (des lancers de dés par exemple), Keynes dit ceci (page 82) : « … sur ce principe, étendu par Bernoulli au-delà des problèmes de jeux dans lesquels, par leur supposition tacite, Pascal et Huyghens avaient élaboré quelques exercices simples… ». Ce sera tout pour Pascal dans le traité !
[3] A Treatise on Probability, op.cit, page 34.
[4] Bertrand Russell, Commentaire sur le traité sur la probabilité, The Mathematical Gazette, 1921, pages 152-159.
[5] Keynes cite : Joseph Bertrand (1822-1900), Calcul des probabilités (1889), Henri Poincaré (1854-1912), Calcul des probabilités (1896) et Emile Borel (1871-1956), Eléments de la théorie des probabilités (1909).
[6] « In general, if x and f(x) are both continuous variables, varying always in the same or the opposite sense, and x must lie between a and b, then the probability that x lies between c and d, where a<c<d<b, seems to be (d – c ) / ( b – a ) and the probability that f(x) lies between f(c) and f(d) to be ( f(d) – f(c)) : (f(b)-f(a)). These expressions, which represent the probabilities of necessarily concordant conclusions, are not, as they ought to be, equal » (page 48)
[7] Si G et H, g et h, sont respectivement les fonctions de répartition et les densités des variables x et y = f(x), on a alors nécessairement, si f est croissante, H(y) = G(x), ce qui implique h(y) = g(x) f’(x) par dérivation par rapport à x, f’ étant la fonction dérivée de f. La probabilité portée par l’intervalle (f(c), f(d)) n’est pas ce qu’en dit Keynes mais l’intégrale de h(y) entre les bornes de cet intervalle, qui est nécessairement égale à (d-c)/(b-a).
[8] Il s’agit d’une grandeur certaine mais qui est inconnue ; ce qui est aléatoire est l’estimation qu’on peut faire de cette grandeur.
[9] Les notations utilisées ici, en lettre latines, ne sont pas celles de Keynes qui utilise des lettres grecques : cela ne change rien au contenu.
[10] Emile Borel, A propos d’un traité de probabilités, Revue philosophique de la France et de l’Etranger, T.98, pp. 321-336 ; PUF 1924.
[11] Franck Ramsay (22/2/1903 – 19/1/1930), né à Cambridge, arrive au Trinity College en 1920 ; brillant, il étudie les mathématiques et la philosophie. Il devient « apôtre » en 1921 et « fellow » du King’s College en 1924.
[12] Robert Skidelsky, John Maynard Keynes 1883-1946, Penguin Books, 2003, page 291.
[13] Bruno de Finetti : « …Borel, che pur essendo quasi totalmente in opposizione con il punto di vista di tale autore, e stato da lui condotto a considerazioni meritevoli di attente meditazione ».
[14] Fausto Vicarelli (1936-1986), Dell’ equilibrio alla probabilita : una rilettura del metodo della « theoria generale »(1983), publié en anglais : From Equilibrium to Probability : a Reinterpretation of the Method of the General Theory (chapitre 8 de son livre Keynes’s relevance today, Palgrave Macmillan, 1985)
[15] Vicarelli, note n°9 (page 174) ; l’auteur insiste (page 158) sur le fait que Keynes base son raisonnement sur une opposition entre la probabilité appartenant au domaine de la logique ou à celui des mathématiques, comme si les mathématiques n’étaient pas « logiques » !
[16] Vicarelli, op.cit, page157.
Merci pour votre article critique.