Marceline Bodier (1992), administratrice de l’Insee, publia il y a quelques années un premier roman. Aujourd’hui, en réponse aux questions de variances.eu, elle nous explique comment cette publication fut un événement fertile de sa vie.

Q1 : Marceline, tu as publié un premier roman, La fille au mitote, en 2017. Peux-tu nous décrire le parcours qui t’a menée de l’Ensae à la publication de ce roman ?

La question ne devrait-elle pas plutôt être : ta vie t’a menée à écrire ce roman, alors comment t’es-tu retrouvée à faire l’Ensae en chemin ? Mais ce serait trop intime d’y répondre… si j’ai pu aller au bout d’un roman à 47 ans, c’est aussi parce que ma vie n’avait pas été linéaire – malgré les apparences. D’ailleurs, quand on me demande combien de temps j’ai mis à écrire mon premier roman, je réponds : 47 ans.

Mais je peux quand même tenter une réponse à la question sur mon parcours. Il n’a jamais été ni littéraire, ni scientifique, mais toujours dans une alternance entre les deux : j’ai passé un bac scientifique, mais je suis partie en hypokhâgne ; en hypokhâgne, mais « S » (aujourd’hui, on dit « BL »), donc avec des maths et de l’économie ; à l’Ensae, mais dans la voie « éco » ; administratrice de l’Insee, mais grâce au fait que j’ai aussi fait Sciences Po, dont le diplôme m’a donné le droit de passer le concours (à l’époque, l’Ensae n’ouvrait pas ce droit).

Et cette façon de relire mon parcours n’est pas la seule. J’ai toujours joué du piano, j’ai même fait des classes à « horaires aménagés » jusqu’en troisième. Je n’ai pas poursuivi, pour retourner dans la voie générale. Mais j’ai toujours gardé dans un coin de ma tête l’idée que j’étais une artiste contrariée. C’est peut-être faux ; mais ça compte, dans l’image qu’on se fait de soi…

Alors quand j’ai mis cette réflexion à plat à la trentaine, j’ai fait ce que vous m’auriez sans nul doute conseillé de faire si je vous avais posé la question : des études de psycho !

Ça a été passionnant. Au long de ce chemin, j’ai conservé l’habitude d’écrire des bribes de journal intime, et après mon diplôme, j’ai constaté que cet exercice dérivait insensiblement en fiction. « Constaté » est le bon mot : des personnages se sont imposés, la troisième personne s’est substituée à la première. Un dénouement d’histoire m’est apparu à la faveur d’une expérience personnelle, et mes moments de rêverie se sont focalisés sur l’invention de l’histoire qui irait avec ce dénouement.

C’est comme si 47 ans d’essais-erreurs avaient soudain pris sens grâce à la fiction. Si c’était à refaire, je referais donc toutes mes erreurs, qui n’en sont finalement pas forcément : la fiction ne peut pas naître de la certitude. Elle naît du doute, des incertitudes, du désir d’ouvrir les portes pour voir ce qu’il y a derrière.

Q2 : À quel type de littérature appartient ce premier roman ? Quelles furent tes sources d’inspiration et ton intention d’autrice ?

Mon premier roman est un roman psychologique à suspense. C’est l’expression qui qualifie les livres de Ruth Rendell, qui m’ont foudroyée le jour où j’en ai découvert un par le plus grand des hasards. Depuis, je me suis rendu compte que Daphné du Maurier ou Stefan Zweig étaient ses ancêtres et que cette filiation me parlait puissamment. Mais c’est bien avec Le journal d’Asta que m’a frappée cette idée qui me convient totalement : la littérature peut mêler la plus grande subtilité psychologique, qui donne envie de lire lentement, au plus grand suspense, qui oblige à lire vite. La contradiction que porte cette torture est un des plus grands délices qui existe !

Aujourd’hui, cela fait six ans que j’ai auto-édité mon roman. Ça a été une aventure merveilleuse, pour de multiples raisons.

La première est qu’avant, j’ai bénéficié de plusieurs mois où une trentaine de collègues et d’ami.e.s m’ont fait le cadeau de le lire, d’en parler avec moi, de me donner leur avis, des conseils. J’ai beaucoup remanié le texte sous leur influence, avec le sentiment d’être devenue le vecteur d’une aventure collective. Ça a été très gratifiant.

Ensuite, quand j’ai auto-édité le livre, j’ai eu la chance qu’il m’amène à rencontrer un petit bout des communautés littéraires qui existent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Je me suis fait des ami.e.s, j’en ai rencontré dans la vraie vie.

Et enfin, j’ai fini par mesurer la distance entre un manuscrit, fût-il travaillé, et un roman retravaillé de manière professionnelle. J’ai rencontré une bêta-lectrice professionnelle, qui m’a ouvert encore de nouveaux horizons en me faisant un retour extrêmement détaillé (trente pages !) sur mon roman, pointant aussi bien ses qualités que ses défauts. Cela a constitué une nouvelle étape, qui est celle où je suis aujourd’hui.

Q3 : Parlons de l’édition, quels enseignements tires-tu de ton expérience d’autrice auto-éditée ?

Je suis passée par l’auto-édition, ce qui a été une formidable école et un poste d’observation absolument privilégié du monde de l’édition. Cela m’a convaincue du fait qu’être édité à tout prix n’était pas le graal. C’est désirable, bien sûr. Mais quand on sait que l’ordre de grandeur du nombre de titres qui sortent chaque année en France, c’est 40 000… cela oblige à réfléchir. Et pas à la bonne manière de jouer des coudes dans cette cohue, non : mais plutôt à ce que cela signifie de vouloir à tout prix en faire partie !

De toute façon, j’écris forcément, et la plupart du temps, personne n’a vocation à lire ce que j’écris. Alors que m’apporte l’idée qu’une partie de ce que j’écris sera lue ? A son échelle, l’aventure que j’ai vécue m’a aidée à répondre : l’idée d’être lue par des inconnus ne m’apporte rien. Mais l’idée d’être lue par mon entourage, ou simplement par des personnes que je côtoie, est un frisson très particulier. J’écris des choses que je ne dirais pas, et pour cause : je suis un véritable cas d’école d’esprit de l’escalier, et je n’arrive à dire clairement (éventuellement) que ce que j’ai écrit au préalable. Alors en étant lue, je sais que je me montre sous un jour qui ne ressemble pas à mon personnage en chair et en os, quel qu’il soit, mais qui ressemble à celle que je pense être, à celle qui a eu une vie en dents de scie, faite d’émotions cachées derrière des chiffres, des lettres et des notes de musique.

C’est à ce danger qu’écrire confronte.

Q4 : Depuis cette première publication, quels projets as-tu mis en œuvre ?

Il y a six ans, au moment de l’auto-édition de mon premier roman, j’ai pleinement vécu ce qui m’arrivait, mais sans le comprendre. Or, j’ai absolument besoin de comprendre. Alors depuis six ans, j’ai une sorte de boulimie de rattrapage de ce que je n’avais ni appris ni vécu avant dans le monde littéraire. J’essaye tout ce qui passe : j’ai exploré tous les réseaux sociaux possibles ; je suis devenue chroniqueuse littéraire pour 20 minutes ; j’ai noué d’imprévisibles amitiés ; j’ai participé à plusieurs jurys de prix littéraires, et je fais maintenant partie de l’équipe organisatrice du Prix des auteurs inconnus, qui distingue des romans auto-édités ou édités en petite maison.

Tout cela peut se faire de manière virtuelle, et s’est magnifiquement accordé avec la période de la crise sanitaire. Mais que serait le virtuel s’il n’avait aucun effet réel ? Depuis 2021, je m’occupe aussi du club Littérature des Alumni de Sciences Po[1]. Ce club existe depuis 25 ans et organise tous les mois des dîners littéraires qui réunissent une vingtaine de personnes, dont quelques fidèles de la première heure. C’est un club de lectrices et de lecteurs, sans professionnel.le.s, et un merveilleux support pour lancer tout ce qui me passe par la tête (en lien avec la littérature, rassurez-vous) : des services de presse, des rencontres avec des professionnel.le.s, un concours d’écriture, et même, je l’espère, un prix littéraire.

Q5 : Comment ces activités littéraires résonnent-elles en toi ?

Pour comprendre le monde littéraire, je me suis aussi mise à lire des livres différents de ceux que je lisais avant. J’avais été nourrie de classiques. J’ai lu pas mal de polars, aussi. Mais je lisais peu la littérature contemporaine et j’en avais une vision plus qu’incomplète. Cela a certainement amplifié ma naïveté lorsque j’ai écrit un premier roman : j’ignorais dans quoi je mettais les pieds.

Était-ce grave ? Peut-être pas. Je pourrais me dire que si j’ai un talent, alors quelqu’un le verra un jour et s’occupera de lui faire une place. Je ne devrais rien avoir à faire de plus qu’écrire. Mais ai-je un talent ? Rien n’est moins sûr. J’ai une subjectivité qui m’appartient : comme tout le monde ! J’ai des désirs, une manière de regarder le monde au travers des mots qui le nomment, une manière d’attribuer une émotion à tout, une manière de chercher le paradoxe derrière l’évidence, et le sens caché derrière le paradoxe : d’autres le font aussi ! Alors qui sont ces autres ? Comment se débrouillent-ils dans la vie ? Qu’écrivent-ils ? J’ai commencé à lire de tout : depuis les livres auto-édités jusqu’aux Prix Goncourt, i.e. depuis les manuscrits en attente d’être révélés jusqu’aux livres filtrés par toutes les strates du milieu littéraire.

Je me cherchais… et j’ai trouvé les autres. En termes de plaisir, je ne fais pas de différence entre écrire une chronique pour 20 minutes (mon support préféré) et écrire un chapitre de roman. Je me suis nourrie en lisant littéralement des centaines d’incipit pour le Prix des auteurs inconnus, expérience radicale pour se mettre dans la peau d’un.e stagiaire de service des manuscrits. Je suis dans l’action, alors qu’en tant qu’autrice, j’étais dans l’attente.

Est-ce que cela entame ma possibilité d’écrire de la fiction ? A court terme, oui, c’est une évidence : je n’en ai plus le temps. Mais si je me fie à la succession de surprises qui ont jalonné mon passé… j’ai hâte de connaître la suite !

 

Extrait de La fille au mitote (2017, Librinova).

« Chacun avait peut-être inconsciemment cette impression que si on n’arrive pas à croire complètement à son propre bonheur, mais qu’on voit que les autres, eux, y croient dur comme fer, alors il devient réel. »

 


[1] https://sciencespo-alumni.fr/group/club-litterature/96/

Marceline Bodier