Daniel Cohen poursuit sa quête de compréhension du monde tel qu’il a été, qu’il est et essaie d’imaginer ce qu’il sera. Son dernier livre est de la même veine que « Il faut dire que les temps ont changé » . L’auteur se penche davantage sur le monde numérique mais va bien au-delà. Il ne faudra y pas chercher une vision radieuse de ce qui nous attend, le sous-titre de l’ouvrage introduit d’ailleurs des guillemets inquiétants : La « civilisation » qui vient[1].
L’auteur ne se cantonne nullement à son expertise initiale, l’économie, mais fait appel à divers champs de la connaissance (sociologie, psychologie, histoire, philosophie, psychanalyse, etc.), sur la base d’un corpus vaste, non seulement littéraire mais aussi visuel, notamment des films et des séries de science-fiction. Une d’entre elles mérite d’être mentionnée : il s’agit de Black Mirror, série télévisée britannique. Elle est légèrement dystopique, c’est-à-dire qu’elle se déroule aujourd’hui, en exagérant à peine les situations, puis en allant au bout de la logique de ce petit décalage. Les résultats sont souvent effrayants. Homo numericus est un peu de cette veine.
On voudrait insister ici sur quelques fresques présentées par l’auteur et sur les quelques propositions qu’il avance.
Une fresque historique
D. Cohen propose un résumé (fortement simplifié ici) de l’histoire humaine à travers deux dimensions : horizontal/vertical et religieuse/laïque. Pendant la période des chasseurs-cueilleurs, les dimensions privilégiées sont l’horizontalité et la religion (cérémonies de passage à l’âge adulte par exemple). Les relations sont intenses au sein de petites populations. Le clan se scinde lorsqu’il devient trop grand. Malgré tout, on a la trace d’une grande diversité de situations, notamment sur la dimension hiérarchique : par exemple, il peut y avoir une aristocratie guerrière. Les relations sociales changent au rythme des saisons : elles sont militaires et hiérarchisées lors des saisons de chasse, plus égalitaires lorsque l’abondance est présente.
Il y a 12 000 ans les chasseurs-cueilleurs deviennent agriculteurs et sédentaires. Le taux de fertilité augmente considérablement, source de famines mais aussi explosion démographique, malgré la mortalité infantile, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Les femmes deviennent des agents reproducteurs tandis que les hommes font le travail extérieur. La forme dominante des relations sociales devient la hiérarchie : un clan de 150 personnes est commandé par une personne, les 150 chefs de clan sont commandés par une personne… D’une certaine manière, nous vivons encore aujourd’hui dans cet ordre social.
Les religions des sociétés préagraires sont de type animiste, sans lien hiérarchique entre les hommes, les animaux, l’environnement, les dieux. L’agriculture et l’élevage donnent un sentiment de supériorité à l’humain. L’agriculteur prie les cieux et honore les anciens. La religion s’étatise avec les grandes civilisations. Les sociétés humaines deviennent verticales et religieuses. La caste des prêtres apparaît. Le pouvoir ecclésiastique n’est plus fondu dans le pouvoir aristocratique : l’un préconise l’égalité des hommes devant Dieu, l’autre exactement le contraire.
Vient alors l’âge séculier qui est encore le nôtre. Les chevaliers devenus courtisans sont supplantés par la bourgeoisie, la gloire est remplacée par le profit. Dieu est peu à peu remplacé par la raison, le pouvoir passe des prêtres aux ingénieurs. Le contrôle social s’intensifie : plus de carnaval, le pauvre doit travailler pour mériter la charité, les sociétés deviennent disciplinaires (M. Foucault), le XIXe siècle industrialise la vie sociale. Bref, les sociétés industrielles sont laïques et hiérarchiques. Dans le même temps, l’éducation se généralise, l’Etat providence devient puissant.
Lors de la deuxième partie du XXe siècle interviennent deux évolutions significatives : la première est une critique de la verticalité portée par les soixante-huitards à travers le monde, la seconde est la révolution libérale portée par Reagan et Thatcher avec le triomphe de l’argent et des marchés. La révolution numérique met en œuvre cette double évolution : l’idée d’une société égalitaire issue de la contre-culture, la possibilité de monétiser les innovations technologiques. Le rêve d’un modèle horizontal et laïque.
Cette lecture de l’histoire ne doit pas nous aveugler : elle concerne plutôt les pays développés des derniers siècles, elle omet sans doute le retour du religieux, elle laisse de côté la détention du capital. Néanmoins, c’est une description qui permet d’introduire les failles du modèle actuellement en place.
La confiance, l’humain
Quelle société produit ce modèle? C’est la victoire de l’endogamie, de l’entre-soi, l’appartenance à des clubs ou à des cercles étroits, marque de la ségrégation sociale, où l’horizontalité se partage avec des personnes du même monde. C’est aussi la fin des liens organiques au sein de l’entreprise, la chute du pouvoir syndical, la déshumanisation des rapports sociaux, l’externalisation à outrance qui détruit le lien au sein du monde du travail : les inégalités ne s’accroissent pas tant au sein de l’entreprise qu’entre entreprises. Ces phénomènes sont anciens mais s’accélèrent. La ghettoïsation n’a pas été créée par les réseaux sociaux ou les plateformes internet mais ils la permettent très aisément et l’amplifient.
La ségrégation développe la méfiance envers autrui, envers les institutions publiques, sans force de rappel. Chacun demeure dans sa « zone de confort », l’hétérogénéité des discours devient la règle : il n’y a plus de vérité, la science est remise en question, le savoir devient marchandise. Le vrai n’a plus sa place dans le postmodernisme, chacun demeure dans son discours. Alors que la société numérique devrait faire naître l’aspiration à une discussion ouverte élargie à une grande partie de la population, on se retrouve dans l’impossibilité d’organiser la confrontation nécessaire des idées contraires.
L’épidémie de Covid a été un retour à la réalité. Elle a montré la nécessité d’une gestion par l’ensemble des acteurs, du souci d’autrui, de la confiance. Elle a également montré les limites de la recherche de la productivité dans les services : elle se traduit souvent par leur déshumanisation. Et pourtant, que de méfiance vis-à-vis des recommandations, de la parole scientifique, des décisions politiques! A côté des applaudissements du soir, donc de la reconnaissance de la nécessité de l’humain, combien de querelles, de préventions contre la vaccination!
Et encore, la Covid a été une catastrophe vécue en temps réel. Que dire du changement climatique, source de catastrophes quasi-certaines que l’auteur détaille avec dureté, mais avec justesse? D’une certaine manière, le changement climatique n’est pas assez rapide, permettant un déni qui rappelle les nombreux exemples de fin de civilisations décrits par Jared Diamond dans son livre Effondrement. Nos cerveaux savent réagir aux problèmes immédiats mais sont peu doués pour anticiper le long terme. On s’habitue aux petits changements (enfin, ceux qui le peuvent…). De plus, nous avons besoin de croire à une solution alternative, aux innovations technologiques. En fait, nous avons besoin de croire en la catastrophe pour l’éviter. En attendant, on fait payer les générations futures. Certes, la prise de conscience progresse mais on est encore assez loin d’un accord de l’ensemble de l’humanité sur les mesures à prendre…
Tous ces développements paraissent éloignés de loin de l’homo numericus… Vraiment?
L’addiction et l’appauvrissement
Un des rêves formulé à la naissance de l’Internet était la possibilité que chacun, sans contrôle ni filtre, puisse s’exprimer sur tous les sujets dans des échanges fructueux. La réalité, si on excepte Wikipedia, preuve d’intelligence collective, est très éloignée de ce rêve : les réseaux sociaux entretiennent et creusent les fractures, ils agissent comme caisses de résonance, en recherchant le spectaculaire, souvent à coups de détestations. C’est la victoire de la pensée rapide (système 1 de Kahneman) au détriment de la pensée analytique (système 2) qui requiert la pondération des arguments, la vérification des preuves. L’intelligence artificielle est douée lorsque les règles du jeu sont claires et routinières, sans appel aux émotions. Les humains peuvent exceller dans la créativité et les relations interpersonnelles. Si nous nous contentons du système 1 dans lequel nous confinent les réseaux sociaux…
La méfiance vis-à-vis d’autrui, de la démocratie, des partis fait place à l’entre-soi, au règne des informations fausses. Parmi d’autres exemples de psychologie sociale, l’auteur raconte l’expérience de Galton : l’estimation du poids d’un boeuf est excellente lorsqu’on prend la moyenne des estimations indépendantes de non spécialistes. Lorsque ces derniers échangent leurs croyances avant de donner leur estimation, la moyenne devient mauvaise. C’est la porte ouverte aux jugements radicaux, aux influenceurs. En fait, la multiplication des supports électroniques appauvrit la qualité des informations.
Les réseaux sociaux ne s’intéressent en réalité pas à l’information mais aux croyances qui flattent : « les croyances n’aident pas à interpréter le monde, elles aident à y vivre ». Pour pouvoir rêver, les mauvaises nouvelles doivent être cachées, le Net fabrique un monde selon nos propres désirs et les grandes entreprises numériques n’ont en réalité qu’un seul but : capter le marché de la publicité en ligne. Que de talents gâchés pour un si piètre but ! On ne cherche plus à vérifier les informations mais on ne prend que celles qu’on souhaite. On se met en scène au sein de sa tribu. On n’est égaux qu’au sein d’un petit cercle alors que les inégalités s’accroissent, que la société se fragmente de jour en jour. La consommation est érigée en déesse alors que la discipline est dure dans la production. Alors que l’intelligence collective vise à réduire l’abêtissement, le réseau social donne l’illusion des contacts directs, sans corps intermédiaire – la finalité d’une société hyper-libérale -… pour les pauvres résultats qu’on connaît. Or, l’histoire des civilisations montre qu’elles sont basées sur tout un système d’interdépendances. Ce n’est pas ce qu’on observe dans la révolution numérique qui n’est qu’une mise sous tutelle via une addiction analogue au tabac.
D’un point de vue économique, la révolution numérique a des effets spectaculaires. On observe un affaissement des classes moyennes, ne restent que les emplois du bas de l’échelle, souvent au contact des autres, mal payés, sans espoir de promotion, et les « créatifs ». Ce phénomène est sans doute à l’origine de la hausse du taux de mortalité aux Etats-Unis (suicide par les opiacés), du clivage de la société et toujours de la méfiance.
Vers un retournement?
Bien d’autres sujets sont abordés dans l’ouvrage assez court, donc dense, de Daniel Cohen. On le voit, le constat est amer, le bilan fortement négatif. L’auteur formule quelques propositions tout au long de l’ouvrage avec lesquelles on ne peut être en désaccord. En matière de démocratie, soutien aux corps intermédiaires, davantage de consultations, davantage de services publics dans les territoires ; en matière d’environnement, lutte contre l’obsolescence, appel à moins consommer, exigence d’une bonne notation climatique des entreprises pour accéder à la commande publique ; en matière numérique, notation des sites d’information en fonction de leur qualité, lutte contre le harcèlement numérique, droit à l’oubli. En revanche, le texte, qui a une tonalité sévère, n’évoque guère la nécessité d’un contrôle serré des grandes entreprises, notamment numériques, ou une réflexion sur le droit de propriété.
Contre une société qui « crétinise et punit », Daniel Cohen promeut le système universitaire dont il reconnaît l’endogamie et la difficulté d’y appartenir. Certes, le monde académique est un monde concurrentiel et devient de plus en plus une « marchandise » mais la vie académique lui semble « horizontale et séculière », ses membres partagent le plus souvent la même foi en la science, chacun s’écoute et se respecte. Son rêve serait que la société prenne l’Université comme modèle : reconstruire des institutions inclusives, favoriser le brassage social au maximum.
Mots-clés : Réseaux sociaux – Numérique – Civilisation
[1] « Homo Numericus, La « civilisation » qui vient », Daniel Cohen, Ed. Albin Michel, 2022, 239 p.
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Daniel Cohen n’est pas mon ami car son camp politique participe à la création et au maintien d’assignations catégorielles à la fois hypersimplistes, clivantes et stigmatisantes où les libertés individuelles ont toujours le mauvais rôle. Cet opus d’après la recension qui en est faite ici n’échappe pas à la règle: les grilles de lecture sont manichéennes et les faits historiques plus que globalisants et incertains. L’homo numericus est toujours conceptualisé et créé dans la Silicon Valley avec 20 ans d’avance sur la France où on doit toujours attendre que le pouvoir central que représente Daniel Cohen en prenne conscience et l’accepte pour être autorisé à y penser et à bouger (ou pas !?)… En gros un opus simplet, partisan et très en retard sur l’action et les standards internationaux dans le domaine.