Une bonne gouvernance suppose un bon équilibre des pouvoirs. Dans un premier article, j’ai insisté sur le déséquilibre entre capital et travail dans la gouvernance interne de l’entreprise et proposé une façon simple de le corriger. Ce second article traite de la gouvernance externe de l’entreprise et donc du bon équilibre des pouvoirs entre l’entreprise et les acteurs de son environnement.
Comment concilier l’action de l’entreprise et l’intérêt général ?
La gouvernance externe de l’entreprise s’intéresse aux relations de l’entreprise avec tous ses partenaires : ses clients, ses fournisseurs, les autorités politiques et administratives et les organisations non gouvernementales. Elle doit concilier l’action de l’entreprise et l’intérêt général.
Cette question a récemment pris la forme en France de propositions tendant à modifier l’objet social légal de l’entreprise pour inscrire dans le Code du Commerce que l’action de l’entreprise doit respecter l’intérêt général : le spectre de ces propositions va de « en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité », à « dans le respect des règles d’ordre public environnementales et sociales » ou encore « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
L’initiative, a priori sympathique, serait quand même liberticide si elle permettait de sanctionner une entreprise au nom de principes vagues : dans une société démocratique, l’entreprise obéit aux lois (ce que dit déjà très bien la définition actuelle du Code) mais poursuit librement dans ce cadre l’objet social défini par ses actionnaires. Mais comme personne n’imagine de sanctions, ce débat est sans impact réel sur la gouvernance externe de l’entreprise. D’ailleurs, les définitions légales de l’objet de l’entreprise varient selon les pays sans changement notable dans leur comportement.
La chaleur du débat est pourtant révélatrice d’un malaise né des pouvoirs énormes concentrés dans les très grandes entreprises. Qui peut encore les contrôler si elles sortent de l’intérêt général ?
Cette inquiétude n’est pas nouvelle. Comme l’expliquait John Sherman, promoteur de la loi Anti-Trust de 1890, première loi américaine (et mondiale) contre les pratiques anti-concurrentielles : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits ». Ce premier texte, complété par d’autres, a permis de rétablir un certain équilibre entre le pouvoir des très grandes entreprises et leur contrôle par la collectivité.
L’analyse défendue ici est que cet équilibre s’est rompu : de très grandes entreprises de plus en plus fortes sont de moins en moins contrôlées par la collectivité et ce déséquilibre croissant constitue le principal problème de gouvernance externe de l’entreprise.
La course au monopole
Le pouvoir croissant des très grandes entreprises découle d’innovations technologiques et financières, renforcées par l’évolution des opinions.
Au plan technologique, le développement des réseaux numériques et des chaînes mondiales de sous-traitance assure à certaines entreprises ce que les économistes appellent des rendements indéfiniment croissants : elles ont à la fois un intérêt à grossir (leur rentabilité augmente avec leur taille) et la capacité technique, industrielle et administrative à le faire.
Au plan financier, il est désormais possible à une entreprise nouvelle sans historique d’obtenir des financements gigantesques qui lui permettront une croissance vertigineuse à prix cassés (Uber, Amazon) ou gratuitement (Facebook, Google). Des monopoles mondiaux se créent en quelques années, sans grand risque pour les investisseurs qui répartissent leurs financements entre plusieurs concurrents qui finiront par se racheter entre eux.
Ces facteurs favorables ont été renforcés par la victoire idéologique de l’entreprise privée, devenue le modèle d’organisation des hommes pour la production et de la distribution de biens et services, et par la stratégie des nouveaux géants, à qui des prix faibles ou nuls et une attention constante à la satisfaction du client (et parfois, à son addiction) assurent une image positive. Les diatribes d’il y a un siècle contre les « Barons voleurs » ont disparu : la course à la position dominante n’est plus un comportement négatif mais un modèle. Le financier de start-up est le bâtisseur de cathédrale du 21ème siècle : aucun frottement fiscal, aucune règlementation trop prudente ne doivent freiner la création d’une licorne (start-up valant plus d’un milliard de dollars : rappelons que la licorne est un animal merveilleux, pur, gracieux, qui guérit la plupart des maladies, fort loin de l’image du Baron voleur).
Ce glissement des opinions est d’autant plus frappant que la stratégie économique des nouveaux barons est plutôt plus brutale que celle de leurs prédécesseurs : qu’on pense aux milliers de journaux mis en faillite et à l’agressivité d’une politique de gratuité (l’Octave Mouret inventé par Zola dans Au bonheur des dames, avec ses quelques sous de moins par mètre de tissu, paraît un enfant de chœur, comparé à un Mark Zuckerberg).
Ce renforcement des très grandes entreprises paraît devoir être cumulatif. Les vainqueurs consolident leur position dominante en rachetant (en actions) qui peut la menacer. Leur succès crée des émules. Aujourd’hui, les meilleurs esprits d’une génération, dans les organisations les plus efficaces, disposent de moyens illimités pour créer aussi rapidement que possible des rentes aussi inexpugnables que possible.
L’affaiblissement du contrôle démocratique
La gouvernance occidentale depuis deux siècles pose que l’économique est soumis au politique, lui-même soumis au contrôle démocratique. L’équilibre de ce contrôle a toujours été imparfait (on connaît le pouvoir des lobbys en démocratie et la capacité des grandes entreprises à orienter la manne politique) mais il est aujourd’hui profondément remis en cause : au dynamisme croissant des très grandes entreprises qu’on vient de décrire, répond un affaiblissement progressif des contrôles collectifs qui leur sont imposés.
Fiscalité et règlementation sont plus favorables aux très grandes entreprises. Leur globalisation facilite l’arbitrage international fiscal ou règlementaire et le chantage à la délocalisation auprès d’États peu coopératifs entre eux. Le contrôle fiscal ou réglementaire a dérivé : l’intention de fraude ne compte plus, le juge recherche le viol d’une disposition précise. Or les très grandes entreprises ont les moyens, en amont, d’influencer et de compliquer les règles, puis de s’appuyer sur leurs ambiguïtés pour en contester systématiquement l’application devant les tribunaux. Le taux d’imposition comme le contrôle réglementaire décroissent donc avec la taille des entreprises et l’évasion fiscale est légitimée : personne ne s’offusquera que des actionnaires sanctionnent une direction générale qui n’obtient pas un taux d’imposition aussi faible que ses pairs.
La règlementation la plus susceptible de limiter le pouvoir des entreprises géantes est la réglementation anti-trust américaine, dans la mesure où l’immense majorité de ces entreprises sont américaines. Mais si des décisions scindant des entreprises géantes ont été prises au 20ème siècle, aucune n’est intervenue depuis 36 ans : 1982 a vu à la fois la dernière grande plainte aboutie (contre AT&T) et l’abandon de toute action contre IBM (à l’initiative du président Bush). On ne peut depuis citer que des stratégies de retardement, avec le rejet de certaines fusions ou des amendes. L’accent est mis sur les règles jurisprudentielles (ce qui favorise les départements juridiques puissants) et le contrôle par le juge du risque d’une hausse des prix pour le consommateur : ce qui valide par avance les stratégies de conquête d’une position dominante par des prix cassés ou par la gratuité. Le fait que les nouveaux géants comme Amazon soient intégrés verticalement dès l’origine vient de justifier l’autorisation de la mégafusion entre AT&T et Time Warner.
Une évolution dangereuse
Les inconvénients de ce déséquilibre vont bien au-delà de ceux des positions dominantes et des monopoles, bien décrits par la théorie économique (prix et taille trop élevés, perte d’innovation, affaiblissement des autres entreprises… ainsi qu’un profit supérieur pour les actionnaires).
L’allègement de la réglementation sur des organismes plus gros et plus rapides, donc dont la taille des erreurs possibles s’accroît, expose la collectivité à des risques également croissants. La maîtrise de grandes menaces de notre époque dépend des choix faits par des entreprises dont la collectivité ne maîtrise plus bien le contrôle : réchauffement climatique, disparition de la vie privée, empoisonnement de la nourriture, de l’air ou de l’eau, risque nucléaire, addictions, rémunérations excessives… Le principe de précaution lui-même est antinomique avec une course rapide à la position dominante.
L’affaiblissement du contrôle sur les très grandes entreprises nuit au modèle démocratique. Il explique en partie la perte de confiance dans les institutions politiques démocratiques (le poids ressenti des lobbys à Bruxelles, à Washington ou à Paris a un effet délétère sur les opinions) et dans les modes d’action démocratiques (l’idée s’installe qu’un pays devrait être géré comme une entreprise, que le jeu des contre-pouvoirs est une perte de temps, qu’il faut un dirigeant fort, des idées simples et des mesures rapides).
Nous sommes donc face à un déséquilibre croissant entre la capacité des très grandes entreprises à changer les règles du jeu collectif à leur avantage et le pouvoir de la collectivité à contrôler démocratiquement ces changements. Comment redresser cette gouvernance ?
Too big to do business
Le problème est la taille de ces entreprises, ce que résument bien les différents slogans anglo-saxons : « too big to fail, or to control, or to tax… ». Ces entreprises sont simplement trop grandes pour que des collectivités démocratiques, respectant la liberté d’action des entreprises, puissent espérer contrôler les conséquences négatives de leur action (ou de leur inaction), de leur position dominante et des erreurs possibles qu’elle induit : ce que les économistes appellent leurs externalités négatives. Le débat après la crise financière a bien montré par exemple que la taille de certaines banques crée par elle-même un risque catastrophique, la banque prenant d’autant plus de risques qu’elle se sait sûre de l’aide de la collectivité en cas de difficultés. Ces entreprises pourraient être qualifiées de systémiques (par analogie avec la réglementation financière qui a créé cette catégorie après 2008). L’entreprise systémique est celle dont la taille influence toute notre organisation collective.
Le diagnostic posé donne alors la solution. Il est vain de traquer des comportements déviants ou des risques cachés dans des entreprises tellement complexes que leurs dirigeants eux-mêmes ne savent pas toujours bien ce qu’elles font, ni à plus forte raison les conséquences de ce qu’elles font. Changer les dirigeants ou même nationaliser ces entreprises passe également à côté du problème : les grandes entreprises d’État contrôlent généralement mieux leur tutelle que les risques engendrés par leur activité.
Pour empêcher des entreprises trop grandes, il faut fixer un maximum à leur taille.
-Ce maximum serait fixé mondialement sur le critère le plus simple : la valeur de l’entreprise, c’est-à-dire sa capitalisation. Un seuil à 300 milliards ne serait dépassé que par 12 très grandes entreprises : les 4 GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), Microsoft et Tencent, 3 financières (Bank of America, JP Morgan et Visa), un holding (Berkshire), Exxon et Johnson & Johnson (plus 3 ou 4 groupes pétroliers nationaux, si l’on tient compte des groupes non cotés en bourse).
-Le plafond serait annoncé 5 ou 10 ans à l’avance, permettant aux actionnaires des entreprises concernées de les sortir de la liste en scindant leurs activités de façon astucieuse et valorisante : une compagnie pétrolière, une pharmaceutique ou une banque peuvent se couper en deux ou trois et « créer de la valeur » pour leurs actionnaires. Les grands réseaux type Google ou FaceBook ne sont pas des exceptions : ils pèsent par leurs excroissances publicitaires et leurs diversifications mais Wikipédia montre qu’un outil universel n’a aucune raison d’être une entreprise gigantesque.
-Le coût d’administration de cette règle serait pratiquement nul et son impact irait bien au-delà de la douzaine de groupes concernés. La course à la taille cesserait en effet d’être la règle du jeu dominante, non seulement pour ces géants, mais également pour ceux qui sont encore un peu en-dessous de la limite, et aussi pour tous ceux qui sont nettement en dessous, mais espèrent croître sans fin en rachetant des concurrents.
La démocratie y gagne clairement, mais aussi la concurrence et l’innovation. Concurrents ou sous-traitants sont moins écrasés par des partenaires moins dominants.
Est-il possible que tous les pays marchent du même pas sur une question aussi sensible ? C’est peu vraisemblable. Les Etats-Unis ont bien été capables de démanteler certains de leurs monopoles, mais les temps ont changé et 11 sociétés systémiques sur 12 sont américaines (même si, sans action déterminée, les mastodontes de demain seront chinois et nettement moins appréciés des Américains).
Mais l’Europe peut s’emparer du problème et avancer sa solution. Son Autorité de la concurrence donne déjà mondialement le ‘la’, du fait de l’effacement de l’autorité américaine. Elle peut ouvrir ce débat, proposer une limite de taille universelle aux entreprises systémiques, et appliquer seule à celles qui ne se seraient pas encore scindées une fiscalité et une réglementation alourdies restreignant leur accès au marché. C’est une action concrète qui réunirait les opinions européennes. Et une action susceptible de fédérer progressivement tous les autres pays.
Pour reprendre la métaphore royale de Sherman, les rois politiques ont appris (dans la douleur) à renoncer à la croissance territoriale dans un monde clos ; il est temps pour nos rois économiques de faire le même apprentissage.
Je suis entièrement d’accord sur le fait que la seule réelle solution est de limiter la taille des entreprises. Mais le critère de la capitalisation est il le critère le plus adapté? J’en doute car il dépend du marché financier. Ne serait il pas préférable de prendre un critère de part de marché et/ou de chiffre d’affaires?
-La capitalisation a le mérite d’être simple, vérifiable, très utilisée ; et l’inconvénient en effet de bouger avec les marchés. Mais inconvénient pour qui ? pas pour le régulateur ou le citoyen. Cela oblige simplement les actionnaires de l’entreprise à se poser la question un peu plus tôt (et s’ils sont « surpris » ils auront une consolation, celle d’avoir gagné beaucoup plus d’argent que prévu !
-La part de marché est importante pour le contrôle des concentrations qu’il faut bien sûr garder (une entreprise moyenne peut être dominante en contrôlant seule un petit marché).
-Le chiffre d’affaire est une alternative possible, mais plus facilement manipulable (je crée une franchise comme McDonald).