L’Europe diplomatique et militaire (l’Europe Puissance) a longtemps été une chimère, marquée par l’échec de la Communauté Européenne de Défense en 1954. Pourtant, l’Europe ne sera jamais une grande puissance tant qu’elle restera un nain diplomatique et militaire.

Aujourd’hui, un climat propice comme jamais, marqué par le regain de tensions internationales, les flottements américains et le Brexit, permettrait à une initiative française de faire naître l’Europe Puissance.

Le doute jeté par les Etats-Unis sur la solidité du lien militaire transatlantique démontre en effet à chacun la nécessité d’une Europe plus forte et plus autonome ; et chacun comprend que, quoi qu’en tweete le Président américain, la coordination étroite avec l’Otan et avec l’allié américain restera acquise, maintenant que la France a fortement intégré ses propres systèmes à l’alliance.

Le départ du Royaume-Uni affaiblit l’Europe mais il rend paradoxalement possible l’Europe Puissance. Souvenons-nous que nos amis britanniques ont attendu 15 ans pour rejoindre l’Europe économique : ils n’auraient jamais adhéré d’emblée à une Europe diplomatique et militaire. Ils reviendront probablement vers l’Europe économique et adhèreront sans doute alors aussi à l’Europe Puissance, si celle-ci sait maintenir ouverts tous les canaux de concertation avec un allié essentiel.

L’Europe Puissance ne peut naître que d’une initiative de la France, numéro 1 militaire de l’Union. Après le départ du Royaume-Uni, le budget français de la défense, avec 35 milliards d’euros, redeviendra en effet le premier des 27 membres restants : il représentera plus du quart du total.

La France proposerait à ses partenaires intéressés la négociation d’un traité renforçant la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union. Elle marquerait d’emblée sa disponibilité, sous différentes conditions, à transférer dans ce cadre tout ou partie d’instruments diplomatiques ou militaires essentiels de souveraineté.

J’identifie quatre de ces instruments qui pèseraient plus lourd dans un cadre européen que dans un cadre national : notre force de dissuasion nucléaire, nos missions militaires en Afrique, notre (éventuel) futur porte-avion et notre siège au Conseil de Sécurité.

  • Notre force de dissuasion nucléaire constitue une charge financière qu’il serait intéressant de partager (environ 4 milliards d’euros par an que la décision de modernisation de ses deux composantes prise en 2018 augmentera de moitié dans les années qui viennent). Sur un plan militaire, lier notre décision de frappe à l’Allemagne et aux membres intéressés officialiserait la réalité (nos ennemis et nos valeurs ultimes sont les mêmes) et renforcerait notre sécurité : les alliances fortes appuyées sur des menaces de rétorsion automatique sont plus sûres que les alliances faibles dont on a vu les dangers dans l’entre-deux guerres, quand un agresseur franchit successivement des lignes de plus en plus rouges en comptant sur l’égoïsme munichois des alliés.
  • Nos missions militaires en Afrique constituent une autre charge budgétaire qui gagnerait à être partagée. On peut l’estimer à environ 1,5 milliard d’euros par an en intégrant les bases permanentes (à Djibouti et en Côte d’Ivoire notamment) et les Opérations Extérieures comme Barkhane. L’immigration africaine par la Méditerranée est une métaphore de la proximité de l’Afrique et de l’Europe (toute l’Europe). L’Italie demande justement une solidarité européenne face aux arrivées de Libye : la France demanderait cette solidarité en amont, pour les actions militaires qu’elle appuie dans le Sahel. Notre engagement historique dans la région dissuade pourtant aujourd’hui les autres Etats membres de participer à l’effort. Un engagement multilatéral obtiendrait en outre de meilleures contreparties des gouvernements africains que celui d’une ancienne puissance coloniale qu’il est facile d’accuser d’arrière-pensées.
  • Des réflexions techniques s’ouvrent sur un prochain porte-avion français. Son coût est estimé à 5 milliards d’euros, hors fonctionnement et maintenance. Il serait judicieux, militairement, budgétairement et industriellement, de le mutualiser au niveau européen. Rappelons-nous la naissance il y a 30 ans du Charles de Gaulle et combien le choix français d’avions utilisables sur notre futur porte-avion (navalisables) a pesé dans le retrait de la France de l’avion européen de combat Eurofighter. La situation depuis n’est pas brillante : le Royaume-Uni a finalement changé de position à grands frais en optant également pour des avions navalisables ; l’Union construit trois avions de combat différents (Rafale, Eurofighter et Gripen) ; et une demi-douzaine de membres en ont pourtant choisi un quatrième, le F35 américain ! Pouvons-nous être collectivement plus efficaces pour les cinquante prochaines années ? Définir ensemble nos priorités et nous demander par exemple s’il ne vaudrait pas mieux deux porte-avions européens qu’un porte-avion français en radoub la moitié du temps (laissant donc à un agresseur l’option d’attendre le bon moment).
  • L’équation de notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité est simple : un siège est indispensable à l’Europe Puissance (l’Allemagne vient de le rappeler) ; mais il nécessite une modification de la Charte des Nations Unies (un travail herculéen…) ; et il n’y aura jamais à la fois un siège pour la France et un pour l’Europe. La France, en rejetant la suggestion allemande d’un transfert de son siège à l’Europe, a rappelé qu’elle appuyait la création de nouveaux membres permanents, mais qui suppose également une impossible modification de la Charte. La France pourrait proposer que des titulaires missionnés par l’Europe Puissance occupent un siège qui resterait juridiquement français. Cette mutualisation renforcerait le poids des positions exprimées en Conseil sans menacer nos intérêts nationaux (d’autant que le dernier exercice par la France de son droit de veto remonte à plus de 40 ans, en 1976, quand la France a considéré séparément les résultats au referendum d’indépendance de Mayotte et des trois autres iles de l’archipel des Comores).

La négociation devrait trancher qui décide de l’emploi de ces nouveaux instruments communautaires : il n’est pas de décisions plus importantes pour un peuple que celles de la paix, de la guerre ou de l’utilisation d’armes de destruction massive et l’offre française devrait être conditionnée à des règles acceptables de décision. La France, en apportant dans la corbeille européenne de nouveaux champs de compétence, pourra fortement orienter la solution dans le sens de l’efficacité. Nos partenaires européens nous aideront à intégrer l’indispensable contrepoids législatif et judiciaire.

Une Europe Puissance serait plus protectrice de ses citoyens, plus audible dans le concert international, plus économe dans ses dépenses budgétaires, plus cohérente dans ses choix industriels. La France et les Français bénéficieraient d’instruments moins coûteux et plus efficaces car mieux adaptés à la réalité d’une intégration croissante de nos pays. Nous serions en outre fondés à demander des contreparties politiques et économiques.

Avec cette initiative, la France ferait un choix stratégique aussi audacieux que celui de l’Allemagne en matière monétaire avec l’Euro. Cette négociation peut échouer mais qui ne voit l’espoir qu’elle susciterait, en Europe et hors d’Europe : l’espoir d’un nouvel acteur international, doté d’un exécutif fort, contrôlé démocratiquement, simplifiant le jeu diplomatique mondial et capable de faire prévaloir la paix et les droits de l’homme avec les intérêts européens, en s’appuyant sur des outils de défense et de projection crédibles.