A la suite de Montesquieu, qualifions de bonne gouvernance un équilibre des pouvoirs. Améliorer la gouvernance de l’entreprise revient alors à mieux équilibrer les pouvoirs au sein et autour de l’entreprise : cet article est consacré à la gouvernance interne de l’entreprise, à l’équilibre des pouvoirs en son sein. (Un second article traitera de sa bonne gouvernance externe : l’équilibre des pouvoirs entre l’entreprise et son environnement.)

Le déséquilibre anachronique de la société par actions

La société par actions se structure au début du 19e siècle quand le salarié sort à peine du servage et son patron du droit seigneurial. Elle repose sur une inégalité de principe entre les apporteurs du capital, actionnaires et maitres à bord, et les salariés, apporteurs de leur force de travail et de leur intelligence et simples facteurs de production.

Cette domination du financier fut contestée dès l’origine (les Saint-Simoniens rêvaient par exemple d’une propriété sociale plutôt qu’individuelle de l’industrie). Elle a produit deux siècles de luttes sociales et politiques. Des couches réglementaires successives ont renforcé les droits des salariés et compliqué la gestion de l’entreprise, sans modifier le déséquilibre fondateur qui est à la fois juridique (tout se décide in fine entre apporteurs de capitaux en Assemblée générale), comptable (la comptabilité attribue la valeur créée par l’entreprise aux seuls apporteurs de capitaux) et symbolique (l’actionnaire est le créateur de la richesse, le salarié un coût à minimiser).

Pourtant, le consensus aujourd’hui est qu’un bon projet d’entreprise mobilise capitaux et intelligences. Comment alors, sans compliquer encore la législation sociale, donner aux salariés une voix sur les décisions de leur entreprise et leur juste part de ses succès ?

Le rééquilibrage par des Actions Salariales

La proposition est de remettre l’entreprise sur ses deux jambes en faisant de chaque apporteur de travail ou de capital son actionnaire. L’équilibre de la gouvernance devient évident : tous les apporteurs sont associés au même rang, débattent ensemble en Assemblée comme en Conseil et partagent les résultats.

Concrètement, des Actions Salariales sont attribuées gratuitement au salarié à son arrivée et reprises à son départ. Entre les deux, le salarié bénéficie d’un droit de vote en Assemblée générale, d’une représentation en Conseil et d’une part de la création de valeur par son entreprise.

  • Les Actions Salariales (AS) ont les mêmes droits de vote que les Actions Financières traditionnelles (AF). Leur nombre est libre, fonction de l’importance respective des salariés et des investisseurs dans le projet de l’entreprise : les apporteurs de capitaux resteront généralement majoritaires, mais des inventeurs ou une communauté d‘avocats souhaiteront s’associer des apporteurs de capitaux minoritaires.
  • AF et AS ont aussi les mêmes droits financiers, simplement les AF bénéficient d’un plancher de rémunération assurant aux apporteurs de capitaux une protection symétrique du salaire des salariés.

L’idée est donc d’organiser le rapport de pouvoir entre capital et travail comme les relations entre deux catégories d’actionnaires. L’avantage est à la fois technique et psychologique.

  • Une gouvernance actionnariale bénéficie de l’expérience accumulée sur l’une des questions les mieux explorées par le capitalisme : comment associer des minoritaires dans la propriété et le pilotage d’une entreprise, en s’assurant qu’en cas de désaccord, les majoritaires décident et les minoritaires voient leurs droits essentiels préservés. La solution est un accord baptisé « pacte d’actionnaire » dont il se rédige chaque année des centaines de milliers d’exemplaires, adaptés à chaque entreprise (Les pactes des start-ups en donnent une illustration extrême : des créateurs « salariés » conservent l’essentiel des pouvoirs et des résultats, face à des apporteurs de capitaux ultra-majoritaires en financements).
  • Une gouvernance actionnariale parle aux patrons et aux apporteurs de capitaux : ce sont eux qui sont aujourd’hui aux manettes et qu’il faut convaincre de bouger. Tout patron connaît la souplesse d’un pacte et sait qu’il peut travailler avec des minoritaires et un pacte bien conçu (d’autant qu’il connaît particulièrement bien les minoritaires dont on parle ici : ils sont déjà avec lui dans son entreprise !).

Illustrations de la souplesse qu’apporte le dialogue actionnarial

Vérifions qu’un dialogue actionnarial simplifie le dialogue social sur deux questions-clés de gouvernance interne de l’entreprise, qui occupent le débat social en France depuis toujours, avec un résultat qu’on peut qualifier de très médiocre : l’association des salariés à la création de valeur de leur entreprise, et leur pouvoir de codécision.

  • Le partage de la création de valeur avec les salariés s’appuie en France sur l’Intéressement et la Participation : deux mécanismes lourds, abscons (qui sait expliquer pourquoi deux mécanismes ?), coûteux pour les finances publiques et injustes (ils privent les salariés de la création de valeur qui passe par la hausse de valeur de l’action).

Cette question du partage est en revanche parfaitement intégrée par tout pacte d’actionnaires, y compris pour ce qui ne passe pas par le résultat comptable : en cas de cession de l’entreprise, les minoritaires bénéficient des conditions financières du majoritaire et le pacte peut être liquidé. Transposé aux salariés porteurs d’AS, cela signifie que les salariés touchent (sans quitter la société) la même plus-value que les vendeurs et que le nouveau propriétaire décide librement de négocier (ou pas) un nouveau Pacte Salarial : on limite les conflits d’intérêt entre travail et capital sans bloquer la cession de l’entreprise (on supprime aussi tous les débats français sur « quand faut-il informer les salariés qu’on va les vendre ?»).

  • Pour la codécision, le bilan en France est simple puisqu’il n’y a rien à ce jour. Les salariés ne peuvent que donner leur avis sur certains sujets bien balisés et retarder certaines décisions par une procédure dite de Droit d’alerte : une stratégie de retardement potentiellement nuisible à l’entreprise et presque toujours inefficace (le dirigeant intègre simplement à son calendrier le délai de purge du Droit d’alerte).

Un pacte d’actionnaire clarifie systématiquement cette question avec une liste de décisions dites « à la majorité qualifiée » sur lesquelles les actionnaires majoritaires doivent trouver un compromis avec les minoritaires. L’expérience montre d’ailleurs que tous les minoritaires attendent les mêmes garanties : un quota de représentants en Conseil et la possibilité de bloquer un changement d’objet social ou des investissements excessifs.

Des bénéfices pour tous les acteurs

Les bénéficiaires apparents des Actions Salariales sont les salariés, mieux associés à l’institution à laquelle ils consacrent une part substantielle de leur énergie. Mais les apporteurs de capitaux bénéficient aussi directement d’un rapprochement des points de vue, entraînant un apaisement du dialogue social, des compromis innovants, une meilleure cohésion interne. Ils profitent d’une boussole nouvelle sur les décisions importantes : l’opinion de partenaires connaissant parfaitement leur entreprise ; et d’une nouvelle façon de motiver leurs salariés : en tenant compte de leur opinion, exprimée dans les organes-clés de l’entreprise. Qu’on songe à ce paradoxe : dans la majorité des entreprises un apporteur de capitaux qui ne dirige pas physiquement l’entreprise ne croise jamais ses salariés !

La collectivité dans son ensemble bénéficie d’une gouvernance capital-travail reposant « sur deux jambes ». Elle assure en effet un sentiment de plus grande justice dans le partage des efforts et des récompenses. Elle allonge l’horizon de gestion, réduit le poids du financier, renforce le principe de précaution : un salarié dans son entreprise est en général sensible au long terme, aux arguments non financiers et aux risques catastrophiques, plus qu’un financier qui répartit ses investissements.

Ce rééquilibrage sera d’autant plus acceptable pour les investisseurs et les dirigeants d’entreprise qu’il simplifiera la réglementation du dialogue social, dont une partie n’est qu’une béquille compensant (mal) l’éviction originelle des salariés de la gouvernance normale de l’entreprise. Un dirigeant croule en effet aujourd’hui sous les instances (et les redites qu’il doit à ces différentes instances).

Imaginons demain une entreprise dont les salariés sont actionnaires, protégés par un Pacte leur assurant une part des résultats équivalente à la somme de l’intéressement et de la participation, une représentation en Conseil avec une commission du Conseil réservée à leur dialogue avec le dirigeant et dotée de droits de codécision équivalents au droit d’alerte : cette entreprise n’a probablement plus besoin de se voir imposer Intéressement, Participation et Comité d’Entreprise (ou nouveau CES).