Après un parcours professionnel de consultant et de créateur d’entreprise, Benoit Ravel a lancé DataStorm, la filiale d’expertise et de conseil, chargée de valoriser les activités de recherche du Groupe des Ecoles Nationales en Economie et Statistique (ENSAE et ENSAI). Pour variances, Benoit Ravel revient sur son parcours singulier et partage sa lecture des enjeux de l’intelligence artificielle.

Variances : En 1993, tu choisis d’entrer à l’ENSAE. Pourquoi cette école plutôt qu’une autre ?

Benoit RAVEL : Je suis en quelque sorte tombé dans les maths quand j’étais petit : deux parents professeurs de maths, ça peut soit vous faire fuir complètement le domaine, soit vous y conduire directement. Personnellement, ça m’y a conduit et j’ai naturellement passé un Bac C et intégré une prépa maths … pour être très vite confronté à la grande question du taupin : « et maintenant, je fais quoi ? ». Aux lendemains des concours, j’ai dû choisir entre Normale Sup et l’ENSAE, et j’ai longuement hésité. Je me souviens que mon choix n’était toujours pas arrêté au mois d’août. Intégrer Normale Sup, c’était reproduire le schéma familial de l’enseignement ou m’orienter vers la recherche. Aucune de ces perspectives ne m’attirait complètement. Je me suis alors beaucoup renseigné sur la formation à l’ENSAE, j’ai été séduit par le programme, notamment en statistiques, et je me suis vite rendu compte que le diplôme de l’ENSAE ouvrait une multitude de perspectives professionnelles dans des secteurs très variés. Voilà comment j’ai rejoint Malakoff à la rentrée 93.

V : Avais-tu déjà des envies d’entreprendre à cette époque ?

B.R : Pas du tout. Et très sincèrement, à la fin des années 90, l’entrepreneuriat était très peu perceptible par un étudiant de l’ENSAE. J’ai récemment mesuré le chemin parcouru en apprenant qu’ENSAE Junior Etudes avait été désignée meilleure Junior Entreprise de France en 2018. Immense bravo au passage !

Pour ma part, diplôme en poche, j’ai éprouvé le besoin de confronter mon bagage théorique à des applications concrètes, de multiplier les sujets pour « cultiver le métier » et apprendre, apprendre encore. Avec le recul, je pense vraiment que le bagage académique, aussi riche soit-il, doit être complété par des expériences professionnelles avant que l’on puisse développer sa propre activité, tant une création nécessite des connaissances non académiques.

V : A la sortie de l’école, tu choisis le monde du conseil.

B.R : J’ai d’abord décliné l’offre du groupe bancaire dans lequel j’avais effectué mon stage, qui ne correspondait pas à mes aspirations, pour rejoindre Umanis (Europstat à l’époque) comme consultant. J’y ai beaucoup appris. En particulier, ce que l’on appelle l’avant-vente : transformer une compétence technique en offre de service, mesurer le risque au regard des moyens engagés sur un projet client, packager une offre commerciale… Mais plus encore, j’ai pris conscience de l’importance des relations humaines dans l’entreprise. Donc, ça a été une super première expérience sur laquelle j’allais capitaliser par la suite. Mais ça, je ne le savais pas encore…

V : Tu fais allusion à l’aventure Noéo-Bluestone ?

B.R : Exact. Nous étions au début des années 2000, je venais de quitter Umanis et travaillais comme consultant indépendant. Un dossier m’a mis sur le chemin d’Arnaud Laroche, Nicolas Minelle et Xavier de Boissieu, trois alumni ENSAE qui avaient créé leur société d’ingénierie statistique, Gesmad. Le courant est bien passé, – c’est fondamental -, et je les ai rejoints comme associé. Tous les quatre, nous nous sommes pleinement investis pour mieux structurer l’offre et passer de l’ingénierie statistique à la gestion de projets complexes.

Je crois que nous avons réussi parce qu’Arnaud, Nicolas, Xavier et moi-même étions très complémentaires. Tous diplômés de l’ENSAE, nous aurions pu présenter un profil professionnel identique, trop identique. Au contraire, un mode de gouvernance s’est instauré naturellement, il y avait une forte émulation entre nous et notre petite entreprise a rapidement pris de l’envergure.

V : Au bout de combien de temps avez-vous atteint votre vitesse de croisière ?

B.R : Nous avons multiplié le chiffre d’affaires par deux tous les ans, pendant les quatre premières années. Gesmad est devenue Noéo puis Bluestone, forte de près de 80 salariés.

C’est toujours grisant de générer une croissance rapide. Néanmoins, en cédant à la facilité, le risque est de tomber dans le piège de l’outsourcing, c’est-à-dire la simple mise à disposition de personnels qualifiés pour les projets de vos clients. C’est certes très rentable, mais c’est à mon sens un mauvais calcul en termes de capital expertise et de management, notamment pour les donneurs d’ordre. Un consultant qui passe quatre ans chez un client finit par oublier que c’est vous qui l’avez recruté ! Par ailleurs, le modèle économique de la délégation de personnel fait que les entreprises perdent leur expertise et capitalisent peu sur les travaux réalisés. Pour éviter cela, il faut toujours penser nouveaux projets, nouveaux terrains de jeux, nouveaux challenges techniques, et y associer une forte approche R&D qui permet aux équipes de monter en compétence. Il est là le véritable apport d’une société de conseil.

V : Et puis en 2010, tu changes de cap.

B.R : Bluestone, c’était exaltant et chaque jour instructif. Par le prisme de l’analytique, j’ai acquis une connaissance pointue de métiers très différents comme l’assurance, le transport ou la distribution d’énergie. Je me suis nourri de tout cela. Mais une fois le navire sur les flots, j’avais besoin de prendre un nouveau départ, de trouver de nouveaux challenges. J’ai donc décidé de prendre du temps en laissant Bluestone dans les mains de mes associés et de me consacrer à un projet plus personnel et complètement déconnecté du précédent : retaper une vieille maison en province. Honnêtement, je ne savais même pas si j’allais un jour revenir dans le jeu.

Et puis deux ans plus tard, Arnaud [Laroche] m’a appelé : Antoine Frachot, le Directeur du GENES, cherchait quelqu’un pour créer une filiale d’expertise et de conseil capable de valoriser les activités du CREST, le laboratoire de recherche commun à l’ENSAE et à l’ENSAI.

V :  C’est comme cela qu’est né DataStorm…

B.R : Encore une histoire de rencontre et de confiance. J’ai été séduit par la vision qu’avaient Antoine Frachot, Philippe Zamora et Kamel Gadouche, respectivement directeurs du GENES, du CEPE et du CASD.

Et puis, ils ont prononcé un mot magique : carte blanche. Ce point était capital dans ce nouveau projet entrepreneurial. Contrairement à ce que j’avais connu, je n’allais pas construire mon entreprise, mais celle d’un actionnaire public, ce qui rend le challenge d’autant plus passionnant qu’il comporte une véritable vocation de service à la société. Avec eux, j’ai donc commencé à imaginer une structure qui favoriserait les connexions entre la recherche fondamentale et ses applications dans l’économie réelle, qui ferait office de passerelle entre ces deux mondes.

Ainsi, DataStorm a été pensé comme un outil de production qui permettrait aux entreprises de bénéficier d’une expertise scientifique en économie, en statistique et en data science, de faire monter leurs équipes en compétence sur ces sujets et de recruter les meilleurs économistes, statisticiens et data scientists formés à l’ENSAE et à l’ENSAI.

V : Peut-on dire que DataStorm relève plus du bureau d’études que de la société de conseil…?

B.R : Sans aucun doute. Nous aidons les entreprises à développer leur propre expertise data dédiée à leur métier, avec des leviers opérationnels directs. Un outil de régulation des bus pour la RATP,  un package complet pour optimiser la gestion du recouvrement de créances grâce au machine learning avec le Crédit Immobilier de France, un outil statistique pour mieux gérer les travaux sous tension avec RTE… toutes nos missions sont co-développées avec les directions métiers de l’entreprise. Mon objectif n’est pas d’installer des consultants chez le client, c’est de l’accompagner dans sa compréhension et l’utilisation de ses données. Il pourra ensuite recruter et devenir autonome sur sa stratégie data. Cette volonté de développer des algorithmes maîtrisés grâce à la compréhension de leurs mécanismes et de leur domaine de validité, de leur donner du sens et, encore une fois, de les mettre au service de la société est une marque forte de notre entreprise et de notre groupe que nous défendons avec conviction.

V : Quelle place occupe la R&D dans l’organisation de DataStorm ?

B.R : Tous nos ingénieurs et data scientists consacrent 20% de leur activité à la R&D. Ce n’est pas du rendement immédiat, mais c’est l’ADN sur lequel nous avons bâti notre modèle et qui nous permet de proposer une offre à haute valeur scientifique et opérationnelle. Cinq ans après sa création, DataStorm se porte très bien et  continue de se développer sans perdre sa philosophie. De plus, l’entreprise s’est fait une place au sein du GENES et participe aux décisions stratégiques du groupe. Je crois que le pari est en passe de réussir.

V : Pari réussi… donc fin de l’aventure pour Benoit Ravel qui a toujours besoin de nouveaux challenges ?

B.R : Pas du tout ! Le potentiel de développement de Datastorm offre encore de nombreux challenges à relever, notamment grâce à son expertise en intelligence artificielle. Nous ne sommes qu’aux prémices des usages et le pôle d’innovation et de recherche qui émerge sur le plateau de Saclay a tous les arguments pour jouer un rôle majeur au niveau international. DataStorm, le CREST, l’ENSAE, le CASD… nous sommes au cœur du réacteur français de l’IA. C’est le bon endroit, et le bon moment pour participer à une grande aventure aux côtés d’un actionnaire public dont les ambitions dans le domaine sont réelles.

V : Justement, qu’est-ce qu’un ingénieur de l’ENSAE peut apporter à la compréhension et au développement de l’IA ?

B.R : Faire tourner un algorithme ne nécessite pas de compétence en modélisation. En concevoir, si. Un exemple : si l’on n’a pas conscience de ce qu’est un modèle, de ses hypothèses sous-jacentes, on peut contempler un algorithme de manière béate. Or, il y a des algorithmes qui apprennent tellement bien qu’ils génèrent des modèles prédictifs faciles à contrarier avec peu de bruit : c’est une des composantes du problème de sur-apprentissage. Un data scientist doté des fondamentaux en modélisation saura éviter cet écueil propre au machine learning.

V : Selon toi, dans quels pans de l’économie et de la société l’IA va-t-elle avoir le plus d’impact ?

B.R : Difficile de répondre tant les applications sont vastes… La mobilité bien sûr avec les expérimentations prometteuses sur le véhicule autonome. Au-delà, je pense qu’il y a un enjeu fort autour des données de santé. Par nature aléatoires avec beaucoup d’individualité, elles peuvent bénéficier de la recherche algorithmique avec à la clé de meilleurs résultats qu’une heuristique classique. Les algorithmes ne vont pas nous guérir, ils vont aider le médecin à nous guérir.

V : Et le secteur bancaire ?

B.R : Historiquement, ce secteur a toujours été en avance sur l’utilisation des données. Ce sont les banques qui ont, par exemple, développé les premières méthodes de scoring. Mais la crise financière a eu un impact terrible sur la capacité d’innovation des banques à partir de l’analytique et de la data science. Avec ce qui s’est passé en 2007-2008 aux Etats-Unis sur les subprimes, on comprend que les autorités de régulation surveillent de très près la façon dont le monde bancaire utilise l’intelligence artificielle. Résultat : les banques ont aujourd’hui perdu cette avance qu’elles avaient par rapport à d’autres secteurs. Pourtant, à l’instar de ce que nous avons fait avec le Crédit Immobilier de France sur le recouvrement de créances, il y a de nombreuses fonctions sur lesquelles les algorithmes peuvent apporter un gain en termes de service et de performance… sans faire vaciller l’économie mondiale.

V : Autre grande promesse : smart grids, smart cities… fantasme ou réalité ?

B.R :  A terme, je suis convaincu que les interconnexions fortes offriront d’énormes possibilités. Elles pourront apporter de la décentralisation effective là où la centralisation n’a pas ou plus de sens, elles pourront générer de meilleurs équilibres dans les consommations (énergie, eau en particulier), elles pourront améliorer la sécurité publique et même favoriser la citoyenneté… Les expérimentations menées localement permettent de mieux appréhender ces enjeux mais la smart city est aujourd’hui plus présente dans les journaux que dans notre quotidien. Si les nouveaux réseaux sont multiplexés et interconnectés, les anciens ne le sont pas et le déploiement des capteurs prendra beaucoup de temps du fait même de l’enchevêtrement des acteurs. Alors smart city oui, mais demain…

V : Demain ou après-demain, que fera Benoit Ravel ?

B.R : Il m’est très difficile de me projeter sur plusieurs années. Une chose est sûre : la dimension entrepreneuriale restera sans doute présente dans la suite de mon parcours, tant elle est désormais ancrée en moi. En dehors de cette certitude, je suis donc bien incapable de répondre à la question ! Et puis il faut laisser la vie nous réserver des surprises.

V : Même avec un bon algorithme prédictif ?

B.R : Essayez, mais il vous manquera des données…

Propos recueillis par Catherine Grandcoing